Faut-il puiser les raisons de l’art dans les œuvres ou dans le discours des philosophes ? 

Rendre compte de la pratique artistique, en prenant au sérieux l’idée selon laquelle on ne fait pas de la peinture avec des idées (détournement d’une phrase célèbre de Stéphane Mallarmé), tel est globalement le dessein de Jacqueline Lichtenstein, que l’on connaît déjà, dans le domaine esthétique, pour ses anciens travaux (1989) sur la couleur et le coloris. De surcroît, l'auteure cherche à associer cette réflexion à une lutte contre les préjugés rétrospectifs qui prêtent nos schèmes d’interprétation (académie, règle, goût) à des périodes antérieures.

Afin de pénétrer avec pertinence dans les enjeux mis au jour dans ce nouvel ouvrage, il convient, sans doute, de passer un peu vite sur les règlements de compte qui l’ouvrent, à l’adresse d’une (certaine) philosophie. Qu’on accuse, dans certains cercles, l’auteure de ne pas être assez philosophe, et qu’elle se défende sur ce plan ne concerne qu’un « tout petit monde », auquel Lichtenstein se contente d’ailleurs de faire allusion, relevant qu’on y confond, par exemple, les tableaux (signalons aux futurs lecteurs, la clef de l’une d’elles, p. 18, L’Enlèvement des Sabines est un tableau de Nicolas Poussin qu’il ne faut pas confondre avec L’Intervention des Sabines de Jacques-Louis David), ou qu’on n’y fraye que peu avec les œuvres. La lecture de cet ouvrage suffira à emporter la conviction que la véritable question n’est pas dans les polémiques universitaires, mais dans un problème de fond : celui des rapports entre la théorie et la pratique en matière d’art(s) et d’esthétique. Pas plus qu’elle ne réside, en tout cas complètement, dans les difficultés à définir l’esthétique ou à chercher quel parti prendre vis-à-vis du courant dominant de la pensée esthétique, dans ses rapports ou non rapports avec les œuvres. Ce sont querelles d’université, justement et c’est là le problème, querelles enfermées dans une réflexion distanciée ou non sur l’Art et sur les arts, et qui n’atteignent pas à de vraies polémiques conceptuelles dans une confrontation vive avec les œuvres mêmes.

En un mot, il convient de prendre d’abord racine dans l’exercice d’un art. Et l’auteure de s’être lancée elle-même dans la peinture, avec le souci de la mimésis qui correspondait à son champ d’étude le plus familier. Mais c’est par ce biais qu’elle s’est engagée à nouveau dans l’analyse de ce que signifie « bien », « fort », « réussi » ou « raté » concernant un tableau. Sans sacraliser un quelconque retour à la pratique, il demeure que les propriétés formelles ou matérielles des œuvres sont beaucoup trop négligées par les analystes et les philosophes. 

Cela étant dit, à partir de ce sort jeté contre une (certaine) philosophie, l’auteure nous propose le parcours suivant : analyser d’abord les rapports entre le critique, l’historien et le philosophe autour de l’art ; puis les rapports entre le plaisir et la règle ; avant de se pencher sur le « spectateur désintéressé » (expression de La Font de Saint-Yenne) ; et de reprendre la critique de la théorie pure ; dès lors, il fallait revenir sur le dialogue possible ou impossible entre le philosophe et l’historien de l’art. Cinq chapitres par conséquent, afin de montrer qu’il faut sans aucun doute cesser de théoriser sur l’art et le beau en philosophe, disons sans rapport aux œuvres, uniquement soucieux d’établir des principes sans s’intéresser à la manière dont ces principes sont mis en œuvre. Les philosophes, trop souvent, à propos d’art se contentent de défendre leur philosophie !

Sur un plan plus général, l’auteure reprend un fil conducteur désormais bien établi, à savoir que la naissance de la théorie de l’art à la Renaissance a joué un rôle essentiel dans la transformation du statut de l’art et de l’artiste. Mais on peut discuter évidemment de savoir quel rôle les philosophes y ont joué, soit qu’on estime qu’ils l’ont renforcée, soit qu’on affirme qu’ils l’ont détournée à leur profit. C’est bien en mettant en avant l’aspect proprement intellectuel de la pratique artistique que les théoriciens, qui sont souvent les artistes eux-mêmes, ont forgé une nouvelle définition de l’art ayant permis de conférer à une activité, longtemps considérée comme mécanique, la noblesse et la dignité qui étaient les privilèges d’autres activités. Le concept d’art en fut transformé, comme notre rapport à « l’image ». Mais aussi le concept du beau qui pouvait sortir de la métaphysique du Beau. Vient alors rapidement le temps où la théorie ne se borne plus à des visées pratiques. 

Lichtenstein pénètre de biais les théories esthétiques trop catégoriques sur tous ces plans. Elle veut repenser la théorie de l’art, telle qu’elle s’expose au XVIIe siècle. Elle prend pour modèle la manière dont Galilée a établi ses traités dans une confrontation rigoureuse avec les ingénieurs. Ce parallèle la conduit à montrer que la théorie de l’art au XVIIe siècle se conduit à partir d’une réflexion issue de l’expérience, inséparable d’une pratique artistique qui la fonde et la justifie. Poussin, Champaigne, Le Brun ne disent pas autre chose. On ne peut écrire sur la peinture sans confrontation à elle. L’auteure restaure avec à propos les éléments de polémiques entretenues à l’époque (Félibien, Dufresnoy...). Enfin, elle montre que c’est cette relation particulière entre la théorie et la pratique qui est mise en cause brutalement au siècle des Lumières. Ainsi viennent au jour d’autres procédures : la critique d’art, l’esthétique et l’histoire de l’art de plus en plus éloignées des œuvres. Ces nouveaux discours ont en commun de s’éloigner de la pratique artistique. A des degrés divers, précise-t-elle, ils impliquent tous une position d’extériorité par rapport à la pratique de l’art.

Il faut maintenant s’attaquer au goût, ce qui nous éloigne encore plus de la pratique de l’art, parce que ce dernier permet d’analyser les facultés de discernement du spectateur, tout autant que le rapport entre cette faculté et l’art. Et l’on sait que le goût, qui ne concerne plus que de loin la pratique artistique, peut s’entendre en plusieurs manières. Il y a donc un rapport entre le goût et les règles de l’art, même si ces règles n’ont pas pour le spectateur de valeur contraignante. Elles obligent, sans doute, mais elles ne contraignent pas. Elles aident à se diriger, à se conduire. Encore faut-il se confronter au texte de Kant qui justifie sa volonté  d’insister sur l’autonomie du jugement de goût en rejetant la règle en dehors de l’art. Ce débat est plus souvent abordé. Mais l’auteure a raison de rappeler qu’en matière d’art la norme et la règle ne s’identifient pas. Si les règles de l’art ne peuvent être identifiées à des normes, elles sauraient encore moins être assimilées à des lois. La règle n’est jamais arbitraire. La règle de l’art est un outil pour résoudre une difficulté qui se présente à l’artiste dans l’exercice de son art. On pourrait même aller plus loin et rappeler que l’œuvre est la règle même, ce qui facilite la compréhension du fait que la critique des règles, révolte contre des règles qui se sont sclérosées.

Le chapitre trois de l’ouvrage en est sans doute le chapitre névralgique, en ce qu’il articule deux problèmes importants : celui de la perte du monopole des artistes sur la théorie de l’art et celui de l’émergence de la légitimation de la place du spectateur. L’abbé Du Bos en est le témoin et l’initiateur. Il publie des Réflexions (1719) qui ne s’ancrent dans aucune connaissance technique, qui réfléchissent sur l’art sans référence à une pratique, et qui accordent plus de place au point de vue du spectateur, faisant de Du Bos « le premier théoricien de l’art au sens moderne ». Le spectateur donc ne regarde pas les œuvres du même point de vue que l’artiste, il ne s’attache qu’à l’effet produit par les œuvres, et est dégagé des polémiques du milieu artistique. La première finalité de l’œuvre est de plaire, on le sait, mais surtout sa réussite se mesure à l’aune de ses effets. Le public aurait-il donc désormais toujours raison ? Il juge en tout cas de manière « désintéressée », écrit Du Bos. Ce dernier, montre Lichtenstein s’interroge « sur la condition des spectateurs propres à connaître le plaisir de l’art ». Qui sont donc ces spectateurs ? C’est le concept de « public » qui vient maintenant en avant. On s’inquiète de la réception et non plus de la production des œuvres. Et dans la réception on introduit des césures, parmi lesquelles celles que nous pratiquons encore entre le « véritable » public et le « grand » public. Ce qui importe dans ce développement, c’est d’apercevoir les débats se déplacer entièrement. On ne débat plus des œuvres à partir des œuvres, mais de l’ignorance et du jugement du spectateur, à partir d’autres légitimations : celles de la genèse des sentiments, de l’expérience du spectateur, et finalement de la destitution des « gens de métier ». 

Une place est ainsi faite au critique d’art, lui qui n’est ni artiste, ni spectateur ignorant. La menace sur la théorie d’artiste ne plane plus, elle est effective. Les écrits de Coypel montrent bien comment le champ de l’art s’est réorganisé. Juges, connaisseurs, amateurs, public entrent en scène pour ne plus la quitter. Faut-il alors apprendre à distinguer un jugement artistique et un jugement esthétique ? L’auteure discute ces distinctions mais surtout leurs conséquences. 

En un mot, les raisons de l’art sont-elles intrinsèques ou extrinsèques aux œuvres ? Tel est le dilemme. Dès la fin du XVIIIe siècle, on passe la contribution des peintres sous silence. On finit même par dénier aux peintures tout savoir. La peinture n’est plus qu’un savoir-faire empirique. Et les peintres ne sont plus censés savoir ce qu’ils font, ni pourquoi ils le font. 

 

Cette conception de la théorie des arts qui s’incarne dans la philosophie, écrit alors Lichtenstein, témoigne d’une étrange cécité à l’égard de la spécificité de la réflexion théorique sur l’art et des diverses formes de rationalité qui s’y expriment. Voilà ouvert le droit des philosophes à aborder des questions artistiques en dehors de toute compétence d’ordre pratique, conclut l’auteure. Et pour terminer de manière pessimiste : « Force est de constater que cette configuration est celle qui domine exclusivement aujourd’hui » (p. 143, reprise p. 169), tout en donnant quelques conseils en matière de réflexion sur le spectateur. Pourquoi ne pas revenir sur les propos du comte de Caylus qui conseillait à celui qui voulait devenir un « véritable amateur » de s’initier à la pratique de l’art ?