La Première Guerre mondiale comme creuset ? Trois ouvrages analysent les relations sociales et hiérarchiques au front et à l'arrière.

La première vague d’événements du Centenaire de la Guerre de 14-18, lancé dès novembre 2013, a montré que les questions fondamentales qui ont structuré le champ historien dans les années 2000 sont toujours bien présentes : la guerre, en s’éloignant, se rapproche, car plus les conflits armés disparaissent de l’horizon d’expériences des sociétés européennes, plus il devient difficile de comprendre comment les « poilus » ont réussi à tenir dans l’enfer de destruction des tranchées. Pendant plus de dix ans, deux tendances se sont opposées en France pour répondre à cette question, tendances qu’on a rapidement résumé grâce aux concepts quelque peu réducteurs de « consentement » versus « contrainte ». La première voulait sortir d’une vision « victimaire » du poilu, pour comprendre comment un certain nombre de mobilisations culturelles, de visions de l’ennemi, de déclinaisons de l’esprits de croisade, pouvaient expliquer le consentement des soldats ; la seconde mettait en valeur le phénomène répressif et les contestations dirigées contre la hiérarchie. Avec 126 livres sur la Grande Guerre publiés au second semestre 2013   , des batteries de conférences et une demande forte en matière mémorielle, les conditions d’une concurrence accrue pour conquérir un marché commémoratif juteux étaient réunies et auraient pu pousser au rejeu de cette polémique et à l’outrance. Ce n’est pas le cas.

Peut-être parce que c’est à une nouvelle génération de chercheurs que l’ont doit, à côté des dizaines de manuels, encyclopédies et rééditions de sources, un certain nombre de nouvelles recherches de fonds sur la question. Les écoles ne se sont pas dissoutes pour autant et au débat opposant les soi-disant « patriotards » et les soi-disant « néopacifistes » (J. Birnbaum   ) succède un débat plus méthodologique sur les liens ou les éventuelles oppositions entre histoire culturelle d’un côté et histoire sociale de l’autre. 

 

Trois publications récentes montrent qu’il est possible de produire une vision renouvelée de la guerre, cent ans après son déclenchement. Deux livres sont issus de thèses de doctorat, celui d’Emmanuel Saint-Fuscien, publié en 2011 et celui d’Emmanuelle Cronier, publié en 2013, et le troisième est tiré d’un mémoire d’habilitation à diriger les recherches, celui de Nicolas Mariot, également publiéen 2013. Ils ont pour point commun de s’intéresser à des questions jusqu’ici peu étudiées : le premier ouvrage concerne la relation d’autorité dans la guerre ; le second, la figure des permissionnaires ; le troisième, la découverte, par les élites intellectuelles, du peuple dans les tranchées. Tous trois connaissent bien le débat entre consentement et contrainte, mais en décalent subtilement les enjeux, pour livrer une histoire renouvelée de la Grande Guerre.

 

Obéissance et autorité

 

On pourrait croire que le livre d’Emmanuel Saint-Fuscien tient de la reformulation du débat contrainte/consentement, dans la mesure où il interroge le couple autorité/obéissance dans l’armée à travers la question suivante : « comment l’armée, puis la guerre, viennent bouleverser – ou non – les relations de subordination nouées dans le monde civil en temps de paix » ?   . En réalité, le livre essaye de circonscrire à travers des sources originales et une méthode très pragmatique les contours de ce que voulait dire « obéir » dans la Grande Guerre, et de quelle qualité devait disposer« l’autorité » et le « bon chef ». Ce dernier était-il en mesure d’obtenir une obéissance active en montrant l’exemple, plutôt qu’une obéissance passive par la dureté et la punition ?

 

Le protocole expérimental de cette recherche montre la volonté de son auteur de dépasser les clivages : au lieu d’opposer par exemple de manière stérile les discours des grades supérieurs et ceux des simples soldats, son attention se porte bien souvent sur les « officiers de contact » ; au lieu de rejeter dos à dos histoire culturelle et histoire sociale, il utilise les deux méthodes. Dans la première partie de son ouvrage, il se fonde ainsi sur 141 témoignages publiés ; dans la seconde, sur 1 329 décisions de justice du Conseil de Guerre de la 3e division d’infanterie. La troisième partie est occupée par une mise en chronologie fine des formes et effritements de l’autorité en guerre. Une des limites de l’entreprise, constatée par l’auteur lui-même, réside dans le fait qu’il maintient son couple conceptuel (autorité/obéissance) à tout prix, alors qu’il constate lui-même que les acteurs de l’époque savent très bien ce que doit être l’autorité, abondamment décrite, ils s’expriment beaucoup moins sur ce que doit être l’obéissance, entourée d’un grand flou   .

 

Une des grandes forces de l’auteur est l’attention qu’il apporte systématiquement à la subtilité des dispositifs de l’autorité, se rapprochant ainsi de l’anthropologie historique : en analysant les mots de l’autorité – le tutoiement et ses vertus – mais aussi les objets qui la symbolise (le galon, le sabre, le tabac, la montre et la jumelle), il dessine une panoplie de l’autorité en guerre. Cette attention aux détails se retrouve lorsque l’auteur ausculte les dispositifs du Conseil de guerre : alors même que la plupart des jugements étaient repoussés à la fin de la guerre et perdaient ainsi de leur efficacité (10% des peines sont effectivement purgées), le passage en Conseil de Guerre représentait un moment de réaffirmation de l’autorité militaire, public et toujours très intimidant pour le soldat. 

 

Même si, à la fin du livre, E. Saint-Fuscien glisse parfois insensiblement de la question de l’obéissance à celle de l’adhésion   – ce qu’avait constaté Nicolas Mariot dans sa recension de l’ouvrage   –, l’ensemble reste très rigoureux et apporte une lumière sur ce que l’auteur appelle ce « pacte hiérarchique durable » de la Grande Guerre.

 

Le peuple et les élites

 

Quant au livre de Nicolas Mariot, sa nouveauté ne se situe pas dans les sources mobilisées. Il se fonde en effet sur un corpus ultra-canonique, pourrait-on dire, de 42 témoignages littéraires à propos de la Grande Guerre, dont la plupart des noms sont très familiers : Apollinaire, Faure, Genevoix, Hertz ou Kahn… C’estpar sa méthode de sociologie historique que le livre, volontiers polémique, chercheà se saisir de ces témoins assermentés pour lire leurs correspondances et leurs journaux à la lumière d’une question offensive : pourquoi, après cent ans d’histoire de la Grande Guerre, les historiens n’ont-ils pas perçus la violence de la domination sociale dans les tranchées ? Pour l’auteur, l’unanimité des tranchées – « ce rêve ‘démocratique’ qu’une telle fraternité interclasse ait existé »   masque une réalité toute autre, celle de la découverte du peuple par les classes supérieures au moment de la guerre. Or si cette découverte pouvait donner lieu, parfois, à des rapprochements sociaux impensables dans la société de l’avant-guerre, dans de très nombreux cas, elle conduisit surtout à une réaffirmation des identités sociales et à un déluge de « mépris de classe » étonnement absent de ce que les historiens ont voulu retenir de ces témoignages canoniques.

 

Nicolas Mariot le montre, les intellectuels qu’il a sélectionnés pour sa recherche, s’il leur arrive d’analyser avec une curiosité bienveillante les ouvriers et les paysans qu’ils rencontrent – sous la forme d’une ethnographie qui oscille souvent entre misérabilisme et populisme   – ne tardent pas à être agacés – voire franchement excédés – par la vie en groupe, l’alcool, les jeux de cartes et l’ensemble des pratiques qui les empêchent d’être seuls, d’écrire, ou tout simplement de maintenir cette fiction propre aux classes bourgeoises d’être des « agents sociaux dépourvus d’entraves et de limites »   . Tout comme les soldats d’E. Saint-Fuscien parlent beaucoup de ce que doit être l’autorité, mais très rarement de leur propre obéissance, il y a peu de jugements des classes populaires envers les bourgeois au front, et pour cause : alors que la sociabilité des paysans et des ouvriers n’est pas fondamentalement modifiée par l’entrée en guerre quant à leur ressenti d’une « solitude sociale »   , les classes supérieures, elles, se retrouvent pour la première fois isolées de leur groupe d’origine et placées au centre d’un brassage inhabituel. C’est d’ailleurs ce qui explique le choix de 42 témoignages au sein des 733 sources que décomptent l’auteur : il fallait en même temps des acteurs issus des classes supérieures (371), ayant produit une littérature contemporaine du conflit (172) et ayant connu une réelle expérience de la troupe (100). Ce faisant, ils étaient en mesure de ressentir cette « solitude sociale » et de porter un jugement sur les classes populaires auxquels ils étaient confrontés directement.

L’auteur, par cette méthode, isole des anomalies   , dans la mesure où classe sociale et grade allaient très souvent de pairs : pour que ces acteurs aient une réelle expérience de simple soldat, il fallait qu’ils soient très jeunes ou engagés volontaires. C’est d’ailleurs un des éléments peu traités du livre, car quand l’auteur conclut que ces intellectuels constituaient une « étroite élite lettrée » qui « jugeait le conflit aussi nécessaire que bien fondé »   , l’impact de cet engagement volontaire n’est pas discuté.

 

L’ouvrage de N. Mariot donne une image des relations hiérarchiques, voire de la guerre, toute différente de celle d’Emmanuel Saint-Fuscien. Le premier souligne avec force les antagonismes de classe persistant dans la guerre ; le second tend à les nuancer, pour mettre en lumière les processus de transformation de ces identités au sein du conflit. Ainsi, E. Saint-Fuscien évoque bien « la distance sociale, (…) la ‘morgue’ des officiers »   , mais lorsqu’il parle de la « vision de classe dépréciative » des officiers envers leur intendance, que l’un d’entre eux compare à un « bon chien de garde », il ajoute que cette vision qui se « retrouve chez de nombreux intellectuels » est « dépréciative malgré elle »   . Alors qu’il interroge avec beaucoup de précision les représentations de l’autorité et de l’obéissance avant la guerre, il parle peu des représentations sociales préexistantes, pour mettre l’accent sur la guerre comme creuset entre la troupe et les « officiers de contact », creuset qu’une chanson résume « On n’est pas égaux d’origine (…) Mais on est frères pour deux machines : C’est pour la merde et pour la mort ». Cette mort conduit à l’« idée d’une égalité essentielle, fondamentale, celle qui estompe, sous le feu, les inégalités d’origine »   . Les officiers sont bien morts en surnombre, écritquant à lui Nicolas Mariot. Mais qu’en est-il des « inégalités sociales aux tranchées », en dehors des combats ?   . Le sociologue souligne les grandes différences entre soldats et gradés, même intermédiaires, qui se jouent aussi bien dans la réalité de la solde, que dans les revenus annexes rendus possibles pour les classes bourgeoises par leur sociabilité antérieure et leur fortune. Même si, dans son analyse, l’auteur montre bien que la guerre est une crise des représentations traditionnelles, et notamment que face aux compétences techniques et manuelles exigées dans les tranchées, les bourgeois se retrouvent souvent incapables et incompétents, dans une « inversion temporaire du sens ordinaire de la domination »   , sa conclusion n’en est pas moins claire : « la lecture des lettres et des carnets montre au contraire le maintien au front d’ethos de classe fortement différenciés »   .

On ne retrouve pas dans l’essai de Nicolas Mariot la volonté d’apaisement du débat dont fait preuve l’ouvrage d’Emmanuel Saint-Fuscien, au contraire. Dans sa dernière partie, il tend à juger durement la distance critique entretenue jusqu’ici avec certaines sources : en les analysant selon une perspective d’histoire quantitative – méthode qu’il avait déjà utilisée avec brio dans son ouvrage de prosopographie des Juifs de Lens persécutés, écrit avec Claire Zalc   –,il montre à travers 22 tableaux qu’au sein des 733 témoignages qu’il a recensés concernant la Grande Guerre, il existe une « très forte surreprésentation des classes supérieures »   qui invalide « largement la prétention à tenir à partir de ce corpus un propos général sur la guerre »   . Ce faisant, il propose un travail essentiel pour notre compréhension de l’écriture de l’histoire de la guerre depuis maintenant cent ans.

 

L’auteur attaque par ailleurs durement l’histoire culturelle de la Grande Guerre, qu’il appelle « culturaliste »   . Une des hypothèses fondamentales de son ouvrage est que cette vision si souvent défendue de la guerre comme creuset   qui gomme les antagonismes fort entre les classes relève d’une certaine incapacité des historiens à critiquer les témoignages des intellectuels et des « maîtres admirés », ces « pairs vis-à-vis desquels l’identification joue à plein » ; le faire reviendrait à « écorner sa propre image ‘d’humaniste’, de ‘républicain’, enfin et surtout d’intellectuel ‘autonome’. »   Et l’auteur de conclure, en résumant la polémique entre « consentement » et « contrainte », qu’il s’agit « plus fondamentalement, sans doute, (d’)une différence de perception du monde social et des rapports de force qui les traversent qui rend relativement irréductibles ou orthogonales l’une à l’autre les deux perspectives historiographiques »   .

La tradition et la crise

 

Un troisième livre tente, au lieu de les opposer, de marier les logiques de l’histoire culturelle et de l’histoire sociale. En effet, l’ouvrage d’Emmanuelle Cronier, peut-être encore plus que celui d’Emmanuel Saint-Fuscien, est dépourvu de volonté de croiser le fer. Dans la lignée des travaux d’histoire sociale et d’histoire urbaine de Jean-Louis Robert et de l’équipe de recherche de Capital Cities at War (1999), cette étude se concentre sur les permissionnaires. L’objet en lui-même invite d’ailleurs à retisser des liens, puisque cette histoire est celle de soldats qui circulèrent massivement, à partir de 1915, entre le front et l’arrière, deux espaces qu’il est coutume d’opposer. Par ailleurs, l’auteur excelle dans la description des évolutions fines, des temporalités et des espaces : sans tomber dans le piège de la réification des acteurs, elle insère systématiquement les changements et les crises provoquées par la guerre dans le temps long des pratiques sociales préexistantes, que ce soit pour la délinquance, les rapports genrés, la prostitution ou l’alcool.

 

L’ouvrage, bien écrit, est, comme celui d’Emmanuel Saint-Fuscien, fondé sur un corpus relativement disparate, à la fois qualitatif et quantitatif : il recourt à un petit nombre de romans, à des pièces de théâtres, à des chansons, à des journaux de tranchées ; le gros de la recherche puise dans les « mains courantes », les procès-verbaux des commissariats parisiens. Ce faisant, il rappelle, jusque dans son écriture même, la grande tradition de l’histoire urbaine du Paris des « douze heures noires » (S. Delattre). A partir de ces sources, E. Cronier construit une analyse tout en nuance de tous les aspects du développement de ce phénomène historique que fut la permission : face à une guerre longue, où 8 millions de soldats furent mobilisés au total, la question de la permission « dans l’endurance des sociétés en guerre »   devint rapidement essentielle. Là encore, le débat sur le consentement et la contrainte n’est jamais très loin, mais l’auteure le décale systématiquement, montrant avec beaucoup de talent l’ambiguïté irrémédiable du système des « permes » : en même temps qu’elle donnait une respiration essentielle au soldat et lui permettait de retrouver sa famille, ses proches ou son quartier, elle constituait un épisode compliqué à insérer dans la pratique guerrière. D’une part, la création même de la permission entérinait la guerre longue et signait « la perte des illusions d’une paix prochaine »   . D’autre part, alors qu’elle était nécessaire à la « survie émotionnelle »   des combattants, il n’est pas rare qu’elle provoqua des sentiments de culpabilité envers ceux qui restent au front, voire de « cafard », que les soldats géraient à travers des rituels très codifiés de réintégration dans la communauté combattante.

 

Plus largement, à travers une analyse très précise des voyages en train, des espaces et des sas qui séparent le front et l’arrière, des moments de retrouvailles et de malentendus, E. Cronier montre la géographie de la relation entre front et arrière, et la manière dont Paris, notamment, était au centre des créations culturelles des représentations dominantes. Les allers-retours massifs de soldats depuis les tranchées, à partir de 1915, ont confronté les combattants à l’image qu’on avait construit d’eux, et « l’arrière » à la réalité charnelle des soldats revenus, parfois bien différentes de celle qu’un certain « bourrage de crâne » patriotique avait voulu donner des valeureux soldats. Cette confrontation ne se faisait jamais simplement, les soldats cherchant souvent, face à leur situation économique misérable, à jouer sur la rétribution de leur sacrifice pour renégocier les règles de l’avant-guerre, y compris les règles légales : contester l’autorité du gendarme, perçu comme un « planqué » et un « embusqué », fait alors partie d’une revendication des permissionnaires et de leur « sentiment d’être au-dessus des lois »   couplé à leur envie de « faire la noce »   . L’auteur analyse longuement comment l’ensemble de ces relations s’insèrent dans des identités genrées, que ce soit avec la femme ou la prostituée, en modifiant finalement assez peu les logiques de l’avant-guerre. Les descriptions du Paris de l’époque sont truculentes, amusantes et très bien rendues : elles rappellent cependant que si l’auteur peut souligner l’importance des continuités d’avec l’avant-guerre, c’est aussi parce que, à la différence des ouvrages de Nicolas Mariot et Emmanuel Saint-Fuscien, son propos concerne avant tout l’arrière. Prenant en compte cette géographie, les conclusions de l’auteur sont toutefois toujours mesurées et précises.

 

Le peuple français face à la guerre

 

A la lecture de ces trois ouvrages parus à l’orée du Centenaire, un certain nombre de méthodes et de problématiques semblent enrichir l’étude du conflit. 

La première tendance consisteà réinsérer le « moment 1914 » dans l’avant-guerre. Emmanuel Saint-Fuscien analyse ainsi l’ensemble des représentations de l’autorité avant la guerre au sein des manuels militaires ; Nicolas Mariot, la persistance d’une certaine société de classe au sein de la guerre ; Emmanuelle Cronier, le changement qu’apporte l’arrivée massive de plus de 4 millions de permissionnaires à Paris pendant la Guerre aux représentations de l’espace social de la capitale, pour montrer qu’il s’insère dans « les contradictions d’une mythologie préexistante »   . Cette perspective n’amène pas à remettre en cause fondamentalement l’effet de rupture de la Grande Guerre comme « catastrophe originelle » du XXe siècle, mais elle montre tout de même la persistance de plus en plus forte, à mesure que l’on s’éloigne du front combattant en tant que tel, des logiques sociales et culturelles de l’avant-guerre.

La deuxième tendance tend à analyser l’ensemble des espaces et territoires de la guerre, pour les différencier. L’attention apportée par Emmanuelle Cronier aux moments de voyage entre le front et l’arrière, aux rites de réintégration dans la communauté combattante et à l’ensemble des zones qui conduisent du feu aux retrouvailles avec la famille montrent l’importance de ces lieux : la gare n’est pas la rue. Chez E. Saint-Fuscien aussi, une attention particulière est portée aux « espaces de la guerre » (chapitre 4), et à l’effritement de l’autorité perceptible lorsque les soldats quittent le front combattant pour le cantonnement : c’est, par excellence, « le lieu du refus et donc de la sanction »   .

La troisième tendance consiste à prendre en compte, dans ces trois ouvrages, la temporalité des phénomènes. Emmanuel Saint-Fuscien propose ainsi une lecture ambitieuse de l’évolution du lien hiérarchique dans la guerre, entre ruptures et reconstruction après la crise de 1917 ; Nicolas Mariot montre comment, à une certaine forme de rencontre initiale entre les classes sociales, succède un raffermissement des identités au fil de la guerre ; E. Cronier, en plus d’établir une chronologie rigoureuse de la permission comme décision politique et militaire au début de son ouvrage, montre bien, dans le dernier chapitre, les changements qui s’opèrent dans les représentations dominantes, à mesure que les permissionnaires, d’une certaine manière, reprennent le contrôle des productions culturelles les concernant. Cette prise en compte de la temporalité au sein même de la guerre permet d’éviter toute tentative d’écraser le conflit dans une prise de position valable pour les quatre ans de sa durée.

 

Le dernier élément de cette lecture croisée est plus controversé. Le livre d’Emmanuelle Cronier insiste sur l’importance de « la culture égalitaire qui fonde la IIIe République »   . La figure du « citoyen soldat » et le passage de la permission du statut de récompense méritocratique à celle de partie intégrante du « contrat républicain qui équilibre les droits et les devoirs du citoyen »   avalisent l’idée d’une communauté combattante fondée sur l’équité   . Emmanuelle Cronier souligne toute de même une certaine « méfiance contre les chefs »   et parle du « mythe d’une fraternité combattante transcendant les barrières de classe »   ; elle n’en abonde pas moins, en citant le livre d’E. Saint-Fuscien, à l’idée d’une « relation de confiance tissée par (les) officiers de terrain »   , la question de la relation entre soldats et officiers n’étant cependant pas au centre de son propos. E. Saint-Fuscien montre, sur ce sujet, que dès l’avant-guerre s’est développée, au sein des élites militaires, une tentative de repenser le lien d’autorité, en substituant au dressage un véritable lien moral entre les hommes et les officiers   , une « nouvelle relation plus démocratique »   . Nicolas Mariot donne une image bien différente : celle d’une guerre qui ne fut pas un creuset, et celle d’une société où les distances de classe avant, pendant et après la guerre semblent beaucoup plus importantes. Dans la mesure où cette question peut être perçue comme la clef de voûte d’une certaine vision du peuple français – sublimé sous la forme du « poilu » omniprésent dans le Centenaire – il y aurait beaucoup à apprendre à étudier les questions soulevées par ces récentes publications

 

 

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- « Quelle histoire sociale de la Grande Guerre? », un DEBAT entre Emmanuel Saint-Fuscien et Nicolas Mariot:

(1/2) Au-delà de la « contrainte » ou du « consentement » 

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