La parution simultanée de deux ouvrages de Günther Anders permet de mieux saisir l'originalité et la radicalité des positions défendues par le philosophe sur le nucléaire, mais aussi sur la Shoah. 

Les lecteurs de Günther Anders, lesquels sont de plus en plus nombreux, semble-t-il, attendaient de pied ferme depuis quelques années la traduction des deux ouvrages qui viennent de paraître respectivement aux éditions Le bord de l’eau et Fario. De Günther Anders, nous connaissions depuis quelque temps déjà les deux tomes essentiels de L’obsolescence de l’homme moderne   , les nombreux essais portant notamment sur la bombe atomique, les journaux, la correspondance avec le pilote Claude Eatherly, etc., mais il manquait à cet ensemble le volume intitulé Visite dans l’Hadès et le texte de l’entretien accordé en 1986 à Manfred Bissinger et publié en 1987 dans la revue Natur sous le titre de La violence : oui ou non. Voilà qui est chose faite grâce aux bons soins de son traducteur pour ainsi dire officiel, Christophe David.

Qu’apportent au juste à la connaissance de la pensée anderssienne l’un et l’autre ouvrages, et pourquoi faut-il se réjouir de leur publication ? Tout lecteur de Günther Anders n’aura pas manqué d’être frappé par la relative absence de la Shoah du champ de réflexion du philosophe. A l’exception de la lettre ouverte à Klaus Eichmann, écrite en 1964, peu de temps après le procès d’Adolf Eichmann, et publiée sous le titre de Nous, fils d’Eichmann   , dont le contenu était déjà pour le moins paradoxal, il semblait qu’Anders se soit finalement peu intéressé à la Shoah. De son propre aveu, l’événement qui aura le plus marqué sa vie et durablement façonné sa philosophie aura été non pas Auschwitz, mais Hiroshima : "Il est indiscutable que le 6 août 1945 a été une coupure pour moi et que cette césure a été la plus nette de ma vie"   . Pour reprendre le titre de l’un des livres d’Anders, ce n’est pas seulement dans notre monde configuré par la menace atomique mais aussi et peut-être surtout dans l’œuvre même d’Anders qu’Hiroshima est partout. Tout se passe comme si le bruit assourdissant de la bombe lâchée sur Hiroshima avait rendu inaudible la clameur des camps d’extermination. 

L’un des grands intérêts de Visite dans l’Hadès est qu’il permet enfin de comprendre les raisons de cette réserve. Le livre est composé de trois extraits de journal de différentes périodes. L’essentiel du volume est constitué par le journal de Vienne à Wroclaw (ex-Breslau) qu’Anders a entrepris avec Charlotte Zelka, sa troisième femme, en juillet 1966. Ce récit est lui-même scindé en deux parties : la première raconte le voyage d’Auschwitz à Wroclaw, la seconde le séjour à Wroclaw. Entre les deux, Anders a inséré des extraits de son journal datant d’une période allant de 1944 à 1949. A cet ensemble, Anders a enfin ajouté des extraits de journal écrits en 1979, juste après la diffusion en Allemagne du feuilleton américain Holocauste. Même si ces textes sont juxtaposés les uns aux autres, ils sont indéniablement unifiés par leur thématique commune : l’Allemagne d’avant la Seconde Guerre mondiale et celle d’après.

Les pages les plus importantes, nous semble-t-il, sont celles qui portent directement sur Auschwitz. Dès 1947, Anders n’hésite pas à rapprocher Auschwitz de Hiroshima, et à établir une étrange hiérarchie des catastrophes humaines où Hiroshima l’emporte systématiquement sur Auschwitz. Ce qui justifie la comparaison, dit Anders, c’est que tous deux illustrent à leur manière ce qu’il appelle le "décalage prométhéen" entre les actes que les hommes sont capables d’accomplir et la compréhension qu’ils peuvent en avoir. La monstruosité des crimes est telle, en l’occurrence, que personne ne peut se représenter ce qui s’est réellement passé : "Il s’agit d’actes d’un tel ordre de grandeur que (…) les tentatives pour se mesurer à eux psychiquement doivent nécessairement échouer. Il n’y a pas que se repentir de milliers d’hommes qui est impossible ; il est déjà aussi impossible de se souvenir de milliers de victimes, non, même de regarder comme ‘véritables’ les milliers de victimes qu’on perçoit, de les concevoir réellement. Là où il s’agit de choses aussi colossales, même la perception se met en grève"   . Les deux meurtres de masse sont commensurables l’un à l’autre en ceci justement qu’ils mettent au jour le même écart grandissant entre l’action et la représentation, l’acte et le sentiment, la science et la conscience.

Mais Hiroshima fut "infiniment pire" qu’Auschwitz aux yeux d’Anders. Alors même qu’il reconnaît qu’"Auschwitz aura été moralement plus horrible qu’Hiroshima", il écrit dans le même passage que cette dernière catastrophe dépasse la première dans le palmarès du pire au nom d’un argument qui vaut d’être longuement cité : "Quand un homme peut anéantir deux cent mille (et, aujourd’hui) des millions de ses semblables, en comparaison, les quelques milliers de SS qui n’ont réussi et ce, seulement, peu à peu, à en assassiner que des millions sont (qu’on me pardonne ce mot) inoffensifs. Car le danger atomique menace l’existence de l’humanité dans son ensemble – ce qu’on ne pouvait pas dire des camps d’extermination. Alors que les armes atomiques sont littéralement ‘apocalyptiques’, les camps ne l’ont été et ne le seront encore que dans un sens métaphorique. Comparé aux méthodes avec lesquelles on peut aujourd’hui massacrer massivement, ce qui a eu lieu dans les camps d’extermination pendant les trois années qui ont précédé Hiroshima a été (j’ose à peine l’écrire) inoffensif"    .

Comment l’horreur d’Auschwitz peut-elle pâlir face à celle d’Hiroshima alors même qu’Anders concède que les camps d’extermination constituent le comble de l’abomination sur le plan moral ? L’argument n’est intelligible que si l’on comprend qu’Anders s’efforce de changer de plan. Nul doute que, sur le plan moral, Auschwitz, avec ses milliers d’hommes qui ont "travaillé" pendant de longues années à assassiner des millions d’hommes avec la complicité de millions d’autres ait été moralement plus horrible qu’Hiroshima, et que l’effondrement moral de tout un peuple est bien pire qu’un acte de guerre perpétré par un pilote en proie au "décalage prométhéen". Mais ce n’est pas sur ce plan que la comparaison doit être faite : la nouveauté bouleversante d’Hiroshima consiste précisément en ceci qu'elle nous oblige à changer de plan. Le critère primordial en cette affaire n’est pas lié à la moralité des acteurs de ces meurtres de masse, mais il est déterminé par l’efficacité et, pour ainsi dire, par la sophistication technique des moyens mis en œuvre. D’un côté, six millions de mort en cinq ans ; de l’autre, deux cent milles personnes tuées en une fraction de seconde. 

Entendons bien : il ne s’agit pas tant d’une question d’échelle, ou d’un rapport entre nombre de morts obtenus et unité de temps, car le propos d’Anders n’est pas de dire que certains hommes ont montré qu’ils étaient capables de tuer un plus grand nombre de leurs semblables en moins de temps, mais d’indiquer que le véritable danger, désormais, ne vient pas de ce que les hommes font, ou de ce dont ils sont capables, mais de ce que peut la technique elle-même, émancipée du contrôle des hommes et devenue "autonome".

Tenir les crimes de masse pour des actes inhumains imputables aux individus qui l’ont commis, c’est ne tenir pour rien l’avènement du "caractère machinique" de notre monde actuel, lequel est la véritable racine du mal et la cause du décalage prométhéen dont il était question précédemment, comme l’explique Anders à Klaus Eichmann : "Qu’est-ce qui a rendu possible le monstrueux ? (…) C’est le fait que nous sommes devenus, quels que soient le pays industriel dans lequel nous vivons et son étiquette politique, les créatures d’un monde de la technique. Comprenez-moi bien. En elle-même, notre capacité de produire en très grandes quantités, de construire des machines et de les mettre à notre service, de construire des installations, d’organiser des administrations (…), etc., n’est nullement monstrueuse, mais grandiose. Comment et par quoi cela peut-il mener au ‘monstrueux’ ? Réponse : du fait que notre monde, pourtant inventé et édifié par nous, est devenu si énorme de par le triomphe de la technique, qu’il a cessé en un sens psychologiquement vérifiable, d’être encore réellement nôtre. Qu’il est devenu trop pour nous"   .

La monstruosité du monde technique, qui affaiblit nos capacités de sentir et de représenter à mesure qu’augmente la médiation dans notre activité, offre ainsi à des milliers d’Eichmann des chances d’infamie, dont ils n’auront plus qu’à se saisir – ce qu’ils feront d’autant plus aisément que, justement, ils ne parviennent pas à s’imaginer ce qu’ils sont en train de faire. Certes, il n’est pas douteux que, parmi les meurtriers d’Auschwitz, certains aient été des individus qui ont saisi "l’occasion offerte par la machine de satisfaire leurs envies sadiques personnelles", mais même dans ce cas "la méchanceté de ceux qui sont réellement méchants" demande à être pensée à l’aune du décalage prométhéen, qui les a rendus tous et chacun "incapables de voir le mal qu’ils faisaient"   .

Etrange retour aux "socratiques", comme le note Anders lui-même, et à l’idée selon laquelle nul n’est méchant volontairement, c’est-à-dire en toute connaissance de cause   – thèse d’autant plus discutable dans ce contexte qu’elle implique nolens volens une forme de disculpation des assassins d’Auschwitz, et plus généralement un déni de l’existence du mal comme possibilité de l’homme.

Peut-être est-ce dans cette perspective où les catégories du bien et du mal sont fondamentalement bouleversées qu’il faut lire l’entretien accordé en 1987 par Günther Anders à Manfred Bissinger, qui a provoqué une avalanche de réactions indignées de la part des lecteurs de la revue Natur, et que l’éditeur a eu l’excellente idée de publier à la suite de l’entretien. Que dit Anders dans ces pages qui ont fait scandale ? Tout bonnement que la violence à l’encontre de ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sont liés à la conception, à la fabrication et à la diffusion des armes atomiques et du nucléaire doit être tenue pour un recours pleinement légitime. "Il ne nous reste rien d’autre à faire, dit-il, que de menacer en retour et de neutraliser ces politiques qui, sans conscience morale, s’accommodent de la catastrophe quand ils ne la préparent pas directement"   . Ce qui ne signifie certes pas que la violence doive devenir notre fin, mais que, lorsqu’on a besoin d’elle pour imposer la non-violence et qu’elle est indispensable, elle doit devenir notre méthode.

Par conséquent, c’en est fini, estime Anders, des happenings et autres manifestations théâtrales de désobéissance civile pacifique plus ou moins ridicules : l’heure est venue de combattre, et aussi bien de renoncer à tout espoir car "’espoir' n’est qu’un autre mot pour dire ‘lâcheté’. Qu’est-ce, au fond, que l’espoir ? Est-ce la croyance que les choses vont s’améliorer ? Ou la volonté qu’elles deviennent meilleures ? Personne n’a encore jamais produit une analyse de l’acte d’espérer. (…) Il ne faut pas faire naître l’espoir, il faut l’empêcher. Car personne n’agira par espoir. Tout espérant abandonne l’amélioration à une autre instance. Oui, la météo s’améliore, je peux peut-être espérer. Le temps ne devient pas meilleur ainsi ; ni pire. Mais dans une situation où seul l’agir individuel compte, ‘espoir’ n’est qu’un mot pour dire qu’on renonce à l’action personnelle"