L'auteur procède à une reconstruction de la pensée juive postexilique à travers l'étude - et la présentation - d'un riche corpus d'écrits apocryphes de l'Ancien Testament.

 
Dans l’introduction, l’auteur commence par rappeler ce qu’on appelle aujourd’hui les " apocryphes de l’Ancien Testament ". Il s’agit d’œuvres composées entre le IVème siècle avant notre ère et le IXème siècle de notre ère dont l’auteur pseudépigraphique, c’est-à-dire prétendu, est un personnage de l’Ancien Testament ou quelqu’un d’équivalent   . Ils peuvent avoir été rédigés dans divers lieux, mais l’auteur précise qu’il ne prend en compte que les apocryphes écrits en Judée et dans les contrées limitrophes : cela constitue ainsi un témoignage unifié de l’activité spirituelle importante d’Israël. Pour classer ces textes et les faire correspondre à différents courants de pensée et de spiritualité, il faut se référer aux auteurs anciens (en particulier Philon d’Alexandrie et Flavius Josèphe) ; mais la difficulté vient du fait que ces derniers décrivent les courants esséniens, sadducéens et pharisiens, sans que cette tripartition ne suffise à rendre compte de la diversité et de la complexité des courants théologiques présents dans les Apocryphes. "Il faut donc partir des descriptions des auteurs anciens, sans s’en sentir prisonnier, et l’ambition de l’ouvrage est de présenter dans le contenu des écrits apocryphes retenus dans leur succession certaine ou probable, en vue de mettre en place une histoire de la pensée juive d’ensemble à l’époque du Second Temple. " (p.9).
 
 
Histoire d’un nom : " apocryphe "
 
 
S’interrogeant sur le sens même du mot "apocryphe", l’auteur rappelle que les écrits apocryphes sont les écrits non canoniques, qui ne sont pas considérés comme faisant partie du canon biblique. Etymologiquement, le mot " apocryphe " signifie " secret ". Comment est-on passé de " secret " à " faux " ou " inauthentique " comme on le dit aujourd’hui en parlant d’ouvrages écrits ? L’origine de ce glissement de sens est à chercher, d’après l’auteur, dans le contexte de la discussion autour du Nouveau Testament : à côté des évangiles canoniques, on rédigea des évangiles dont le contenu théologique différait grandement des premiers, même s’ils se réclamaient de noms d’apôtres (comme Thomas ou Philippe).  On essaya de départager les premiers des seconds en fonction de la tradition à laquelle ils se rapportaient. Les fidèles de la grande Eglise, partisans de la théologie des évangiles canoniques, se référaient à la tradition des évêques. Comme l’écrit l’auteur : " les évangiles de la grande Eglise étaient les vrais, non parce qu’ils avaient " raison " en vertu d’une argumentation théologique, mais parce qu’ils étaient parvenus aux diverses Eglises par le canal d’une succession d’évêques qui était claire, c’est-à-dire publique, et donc contrôlable. Les auteurs des évangiles opposés – ceux que nous appelons apocryphes – ont dû avoir pleine conscience d’être arrivés plus tard, d’avoir écrit alors que la tradition canonique s’était déjà en quelque sorte imposée, puisque, face à l’affirmation de la valeur de la tradition connue, à savoir publique comme la succession des évêques, ils opposèrent la valeur contraire, à savoir que les évangiles véritables tenaient leur valeur du fait que leur tradition était secrète, c’est-à-dire " apocryphe " " (p.20-21). Cette tradition secrète, le gnosticisme, est irréductible à la gnose   . L’auteur attribue à Irénée l’origine du glissement de sens, de " secret " à " faux ". De là, le mot "apocryphe" a désigné les textes qui ne devaient pas faire partie du canon. Puis l’auteur met au jour l’existence d’une tradition secrète antérieure aux évangiles gnostiques, dont on peut trouver un témoignage dans le Quatrième livre d’Esdras. Ce texte a été apprécié dans la tradition chrétienne et a même figuré en appendice des Bibles latines après le concile de Trente : s’il n’était pas canonique, sa lecture en était fortement recommandée ; et en effet, comme le dit l’auteur, " le livre était en effet un parfait exposé sur le péché originel et couvrait en quelque sorte une lacune des textes canoniques. " (p.23). Dans ce livre est mentionnée l’existence en Israël au retour de l’exil, à côté des livres sacrés qui pouvaient être lus par tous, de livres trop profonds pour être compris par tous et qui ne devaient être lus que par des personnes particulièrement qualifiées   .On tire de ce livre l’idée que pour un auteur juif du premier siècle de notre ère, outre les livres canoniques de sa tradition, il existait des livres ayant une valeur religieuse supérieure aux premiers, mais qui n’étaient réservés qu’à certains hommes. L’auteur montre ensuite que la Bible elle-même insiste sur le caractère public de la tradition authentique   tandis qu’une tradition de textes apocryphes exalte le secret, comme le Livre des Veilleurs. Dans cette tradition, les arts et les sciences apparaissent comme le résultat du dévoilement de secrets célestes qui auraient dû rester cachés aux hommes, mais qui leur ont été révélés par les anges rebelles. Ces savoirs doivent demeurer des secrets réservés aux seuls initiés. 
 

 
 
Importance des apocryphes dans l’histoire
 
 
Paolo Sacchi explique que les premières listes d’écrits apocryphes avaient pour but de désigner aux fidèles les textes qui pouvaient être lus, parce que sans contenu contraire à la foi (les antilegomena), et ceux qui ne devaient pas être lus car ils étaient contraires à l’orthodoxie (les apocrypha). Il montre ainsi que dans l’évolution de ces listes, on voit que certains livres autrefois considérés comme antilegomena font aujourd’hui partie du canon (comme le livre d’Esther). Puis il relate brièvement l’histoire des recueils d’écrits apocryphes en montrant comment on passe progressivement d’une quête des apocryphes destinée à pointer leur fausseté, à une recollection de ces écrits dont on cherche à comprendre le sens   , à des réflexions sur leur appartenance au genre apocalyptique, par opposition au judaïsme légaliste centré sur la Loi. L’auteur, dans le prolongement de son étude sur les divers recueils de livres apocryphes, fait le bilan de la connaissance actuelle que nous pouvons avoir de la théologie – ou plutôt des théologies – contenue(s) dans ces écrits. S’il est impossible d’établir une unité théologique dans la masse des écrits apocryphes, dont chacun a eu une histoire individuelle, on peut identifier certains groupes. Autrement dit, " on peut supposer l’existence de théologies alternatives au Temple, même s’il est difficile d’établir une sociologie qui explique le rapport existant entre ces théologies alternatives et l’ensemble du peuple d’Israël. " (p.57). L’auteur isole en particulier les six apocryphes dont le personnage révélateur est le patriarche antédiluvien Hénoch et qui forment une tradition, qu’il nomme " hénochisme ", qu’on peut suivre du IVème siècle avant notre ère jusqu'au Ier siècle de notre ère. Il estime aussi probable qu’au IIème siècle avant notre ère, est né l’essénisme (dont les perspectives sont manifestes dans des livres comme les Jubilés ou les Testaments des douze patriarches). Ce qui est le plus sûr et le plus important pour l’auteur, c’est d’une part que le judaïsme postexilique apparaît comme une unité très bigarrée, et d’autre part qu’on ne peut pas rendre complètement compte des divers courants théologiques du judaïsme à l’aide des seules " sectes " évoquées par Flavius Josèphe. Il met aussi en évidence l’importance de cette littérature apocryphe, comme des écrits rabbiniques et des textes retrouvés dans les grottes de la mer morte, pour l’étude des origines du christianisme. Auparavant, cette étude était essentiellement destinée à établir que le christianisme était une religion comme les autres, avec une naissance et un développement historiques, et qu’il n’était que la continuation du message essénien ou bien la trahison, par les apôtres, du message christique. L’essor de l’étude des apocryphes est aussi dû aux découvertes faites à Qumran en 1947 qui témoignent de l’existence matérielle de manuscrits écrits avant une certaine date, dont tous les écrits apocryphes clairement antérieurs à l’an 100 de notre ère. Leur lecture permet de reconstituer plus ou moins précisément le cadre de la société dans laquelle naquit le premier christianisme : une société " complexe dont la religion ne pouvait être dite homogène qu’en réduisant le judaïsme à son noyau, à savoir la foi en Yahvé. " (p.67). Et cela contribue à une nouvelle considération sur le christianisme et le judaïsme. Alors que le christianisme a longtemps été perçu comme une unité qui se détacha rapidement du judaïsme à peu près identifié ou réduit au mouvement pharisien, et que le christianisme semblait né d’une révolution à l’intérieur du judaïsme, il faut désormais rectifier cette lecture : il faut plutôt concevoir que le premier christianisme naquit et se répandit au sein d’une multitude de courants différents les uns des autres, ce qui a pour conséquence pour les juifs d’aujourd’hui qu’ils ne peuvent plus prétendre être les uniques héritiers du judaïsme (puisque les chrétiens sont aussi des héritiers d’une forme de judaïsme, et que les juifs sont eux-mêmes les descendants d’une autre forme, le mouvement pharisien), et pour les chrétiens, qu’ils ne peuvent plus prétendre apporter des positions théologiques absolument neuves, puisque nombre d’entre elles seraient comme le « recyclage » de positions juives non officielles.
 
 
Présentations des livres
 
 
 Dans cette partie, l’auteur présente les différents livres apocryphes. Il les résume, en cite des passages précis, les dates, les contextualise et montre à la fois quelle a été leur théologie et quel rôle ces textes ont pu avoir dans l’histoire. Ce qui est également particulièrement intéressant, c’est la tentative de lier entre eux certains de ces textes de façon à faire apparaître des ébauches de traditions possibles. Sans reprendre la présentation de tous les livres – présentation qui serait fastidieuse et très longue – il nous semble pertinent d’étudier certains livres qui ont une postérité particulièrement riche ou qui constituent le cœur de traditions évoquées par l’auteur dans ses analyses préliminaires.
 
Il commence ainsi par la présentation et l’étude des cinq livres de l’Hénoch éthiopien. Il est composé du Livre des Veilleurs    , du Livre des paraboles, du Livre de l’astronomie, du Livre des songes et de l’épître d’Hénoch. Ce corpus est très important. D’une part, certains livres sont très anciens   et contiennent une doctrine différente de celle de la tradition du Temple, dite tradition " sadocite ", qu’on a longtemps cru être la seule existant en Israël avant la naissance du christianisme. D’autre part, tous révélés par Hénoch, ces livres forment une tradition hénochiste relativement homogène   ). On trouve dans ces livres la possibilité humaine – liée au statut de créature – de se rebeller contre Dieu, des réflexions sur le rapport entre calendrier et ordre de la nature, l’origine des esprits mauvais, la grande importance du personnage de Noé. On peut noter l’absence du Temple ou le fait que le Temple sera précipité en enfer et le thème d’une révélation malveillante des anges aux hommes de secrets célestes ne devant pas être divulgués, etc. Mais ce qui diffère fondamentalement de la théologie sadocite, c’est d’abord que les hommes possèdent une âme immortelle et ensuite que le mal qui existe dans le monde n’est pas " d’abord causé par les infractions à la loi divine perpétrées par les humains, mais qu’il est la conséquence d’un péché angélique, commis en des temps très anciens, qui dégrada la nature humaine, au point que l’être humain est bien responsable du mal qu’il commet, mais pas entièrement. Seul le péché des anges fut un péché absolu, parce qu’ils étaient libres, non incorporés dans une nature physique contaminée, comme c’est le cas de la destinée humaine. " (p.87). L’araméen est, semble-t-il, la langue originale des livres hénochiens. L’auteur expose les récits contenus dans ces livres et en montre les différences les plus importantes avec la tradition sadocite. Le personnage d’Hénoch joue le rôle de médiateur entre Dieu et les anges pécheurs, il voyage dans le ciel et peut y observer les causes des phénomènes physiques comme les lieux où sont gardées les âmes des morts avant le Jugement   . Dans le détail, ces livres composés sur une longue période tendent parfois à accentuer leur divergence avec la théologie du Temple, parfois au contraire à se rapprocher d’elle (( Ainsi le Livre des songes, écrit à une période de crise en Israël, divisant hellénisants et traditionnalistes, partisans de l’Egypte et partisans de la Syrie, vise-t-il à réduire la distance qui séparait l’hénochisme de la théologie du Temple, ce que souligne la glorification de Moïse, figure centrale de la tradition sadocite ((même si on peut distinguer l’acceptation de principe d’un Temple du Temple tel qu’il était à l’époque.)).
 

 
Le Livre des Jubilés semble à l’auteur pouvoir être considéré comme étant à l’origine de ce que Flavius Josèphe et Philon d’Alexandrie ont appelé l’essénisme. Le livre est calqué sur le récit biblique tout en empruntant le récit de la chute des anges tel qu’on le lit dans le Livre des veilleurs. Tout se passe, souligne l’auteur, comme si, en proposant sa propre interprétation riche de nouveaux problèmes, ce texte élaborait une troisième voie entre l’hénochisme et la tradition du Temple. Moïse est la figure la plus prestigieuse du texte : il est à la fois le législateur d’Israël, comme dans la tradition sadocite, mais il est également un révélateur, comme Hénoch dans l’hénochisme. Le récit des Jubilés suit d’assez près le récit biblique qu’il semble accepter dans ses grandes lignes, mais se permet de changer quelques détails (l’auteur ajoute au récit de la création la création des anges, il croit en la création ex nihilo, puisqu’il écrit que Dieu crée le monde " à partir de ce qui n’était pas ", il omet l’épisode dans lequel Abraham vend sa femme, etc.). Théologiquement, ce livre propose une nouvelle articulation des questions de la liberté, du plan de Dieu et de la loi. Comme le résume Paolo Sacchi, " si l’être humain est libre de ses choix dans le domaine de ce qui n’est pas prescrit ou interdit par la Loi, si, d’autre part, l’histoire doit réaliser le plan de Dieu sur l’humanité, l’homme juste ne peut se contenter de vouloir observer la Loi, mais il doit vouloir quelque chose de plus, il doit demander à Dieu de lui révéler Son plan sur lui, pour pouvoir contribuer à la réalisation de ce plan sur l’histoire. La Loi de Moïse est non seulement surclassée par la Loi des Tables célestes, mais en définitive elle se révèle insuffisante pour ceux qui veulent vraiment s’insérer dans le plan de Dieu  sur l’histoire. Ainsi l’épisode biblique d’Abram qui, depuis la cité d’Our, est appelé à quitter sa terre et à aller en Palestine, est modifié par l’auteur de façon à bien mettre le problème en lumière : l’homme juste, qui observe la Loi, peut faire un pas de plus et mettre sa liberté au service de Dieu. " (p.113). En fait, comme l’analyse l’auteur, la voie tracée – qui sera qualifiée d’essénienne – par ce texte, se démarque à la fois de la liberté hénochienne et de la Loi sadocite en proposant à cette alternative une autre solution   .
 
À partir du premier siècle avant notre ère, il devient, explique Paolo Sacchi, nettement plus difficile d’identifier rigoureusement des traditions. Ainsi, si Hénoch n’est pas le nom du révélateur, il devient délicat d’affirmer avec certitude l’appartenance d’un texte à la tradition hénochienne. L’identité des différents groupes qui s’opposèrent en Israël à cette époque est labile, et varie aussi au gré des actions menées par les puissances étrangères voisines. A cela s’ajoute la difficulté à dater avec précision les textes apocryphes produits à cette époque. 
 
Ce qui caractérise les apocryphes du premier siècle de notre ère, c’est leur réflexion sur la création (comme dans le Livre des Antiquités bibliques ou le Livre des secrets d’Hénoch) et leur intérêt pour la spéculation, là où les textes précédents attachaient surtout de l’importance à l’éthique et à la vie sociale   . D’autre part, le thème du Jugement – et corrélativement ceux du paradis et de l’enfer   – prend une grande importance   . L’idée que l’origine du mal n’est pas à chercher du côté d’une faute angélique, mais dans le péché d’Adam   se répand. Enfin surgit un questionnement autour du sens de l’histoire, surtout à partir de la destruction du Temple en 70. 
 
 
Ce livre, très réussi et d’une grande clarté, est donc extrêmement précieux pour qui cherche à connaître les écrits intertestamentaires, pour qui veut mieux comprendre le monde dans lequel est né le christianisme et pour qui veut rectifier l’image d’un judaïsme essentiellement monolithique.