Six études, signées par Bruno Latour, Isabelle Stengers, Dipesh Chakrabarty, Viveiros de Castro et quelques autres encore, évaluent tour à tour l'importance philosophique du concept d'Anthropocène.
Qui n’a au moins entendu parler une fois de l’Anthropocène ? Voilà déjà une dizaine d’années que le concept a été proposé par un chimiste et météorologue néerlandais, Paul Crutzen, pour désigner une nouvelle époque géologique . L’importance du geste scientifique est considérable : faisant suite au pléistocène (marquée par des cycles glaciaires) et à l’holocène (où le recul des glaciations s’accompagne, pour les hommes, du développement de l’agriculture et de la sédentarisation), l’Anthropocène constituerait une troisième ère, marquée par l’impact des actions humaines sur l’environnement. L’humanité devrait non seulement être considérée comme une force géologique de la nature, mais même comme la force géologique principale, capable à elle toute seule de modifier les grands cycles planétaires.
À ce jour, le concept n’a fait l’objet d’aucune validation par la communauté scientifique. Il faudra attendre 2016 pour connaître le verdict de l’Union internationale des sciences géologiques, seule habilitée à valider officiellement un ajout à l’échelle stratigraphique. Mais sans plus tarder, le concept a rayonné bien au-delà des cercles scientifiques et a immédiatement rencontré un grand succès public, lequel va même grandissant depuis quelque temps. 2013 aura été, on peut bien le dire, l’année de l’Anthropocène : colloques, journées d’études et publications se sont multipliés.
Citons, parmi ces dernières, l’excellent ouvrage de Christophe Bonneuil & Jean-Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous publié aux éditions du Seuil dans la toute nouvelle collection « Anthropocène », et l’ouvrage collectif dirigé par Agnès Sinai, Penser la décroissance. Politiques de l’Anthropocène, aux Presses de Science Po – sans oublier le livre de Paul Dukes, Minutes to Midnight : History and the Anthropocene Era from 1763 , celui de Claude Lorius & Laurent Carpentier, Voyage dans l’Anthropocène, cette nouvelle ère dont nous sommes les héros , et, dernièrement, celui de Mark Whitehead, Environmental Transformations : A Geography of the Anthropocene . Avec la théorie Gaïa – du nom de cette hypothèse avancée par James Lovelock à la fin des années 1970 visant à saisir la planète sous l’angle de ses processus globaux d’autorégulation, dont là encore la scientificité est sujette à caution –, qui entretient avec l’idée d’Anthropocène des relations complexes qui varient d’un auteur à l’autre, nous avons affaire aux deux concepts majeurs que certains auteurs, représentatifs d’une certaine modernité philosophique, se sont appropriés pour articuler leur conception du monde et répondre aux enjeux de la crise de l’environnement.
Le présent volume dirigé par Emilie Hache malicieusement intitulé De l’univers clos au monde infini - en référence, bien évidemment, au livre publié par Alexandre Koyré en 1957 d’abord en anglais puis traduit en français en 1962, Du monde clos à l’univers infini , - réunit six études, toutes inédites (du moins en français), portant (à l’exception d’une seule, celle de Giovanna Di Chiro qui, bien qu’intéressante en elle-même, n’a pas vraiment sa place ici) sur le concept d’Anthropocène, et visant à apporter une contribution à la réévaluation des questions philosophiques que soulève la crise environnementale. L’ouvrage, publié par les éditions Dehors avec le soin habituel de cette jeune maison d’édition, est passionnant de bout en bout, et est appelé, nous semble-t-il, à devenir une référence incontournable sur ce sujet, compte tenu de la richesse de chacun des essais réunis et du bel équilibre d’ensemble qu’ils forment les uns avec les autres.
Le volume s’ouvre par la traduction française du texte de la quatrième conférence Gifford prononcée par Bruno Latour en février 2013 à Edimbourg, intitulée Facing Gaïa. Six Lectures on the Political Theology of Gaïa (la traduction complète est annoncée aux éditions Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte pour 2015). À en croire Bruno Latour, "l’Anthropocène est le concept philosophique, religieux, anthropologique et politique le plus décisif jamais produit comme alternative aux idées de modernité". Prolongeant l’écologie systémique qui avait, il y a quarante ans, inscrit les activités humaines dans une analyse du fonctionnement des écosystèmes et de la biosphère, l’idée d’Anthropocène annulerait la coupure entre nature et culture, entre histoire humaine et histoire de la vie et de la Terre.
Deux bénéfices majeurs découleraient de cette situation. Le premier tiendrait à ce que le concept d’Anthropocène dirige notre attention vers tout autre chose et bien plus qu’une "réconciliation" de la nature et de la société en un système plus grand qui serait unifié par l’une ou par l’autre. Parler de forces géo-historiques n’est en effet pas la même chose que de parler de forces géologiques : "Partout où l’on a affaire à un phénomène 'naturel', on rencontre anthropos – au moins dans la région sublunaire qui est la nôtre – et partout où l’on s’attaque à de l’humain, on découvre des modes de relation aux choses qui avaient auparavant été situés dans le champ de la nature. Par exemple, en suivant le cycle de l’azote, où va-t-on placer la biographie de Fritz Haber et la chimie des bactéries des plantes ? En dessinant le cycle du carbone, qui serait capable de dire quand Joseph Black entre en scène et quand les chimistes quittent ce manège ?". Comme le dit Bruno Latour, en mobilisant une image frappante dont il fait grand usage depuis quelques années, des cycles comme ceux-là s’apparentent à un ruban de Möbius, présentant une forme de continuité inédite entre ce qui était appelé jadis naturel et ce qui était appelé social ou symbolique.
Le second avantage est que le concept d’Anthropocène souligne l’urgence des préparatifs pour faire face à Gaïa. Car c’est l’entrée dans l’Anthropocène qui a fait ressentir à chacun ce qu’il en coûte de vivre sous le régime de Gaïa, c’est-à-dire en se heurtant aux limites de ce cosmos exigu que dessine Gaïa, où les conséquences de nos actions nous reviennent dessus par effet boomerang. Par là même, est promue en première ligne de la réflexion la nécessité de répondre à Gaïa, ce qui ne se peut qu’à la condition d’apprendre à composer avec elle.
Mais toute la question est de savoir qui est appelé à composer – autrement dit, pour reprendre la question-leitmotiv de la contribution d’Isabelle Stengers, qui est l’anthropos de l’Anthropocène ? Comment unifier l’anthropos ? Qui est le demos de Gaïa ? Quel est le peuple qui doit se sentir réuni et convoqué par cette entité ? Comme le disent remarquablement Chrsitophe Bonneuil & Pierre de Jouvancourt dans le second article de ce volume, peut-on se satisfaire du "Grand Récit" que proposent certains "anthropocénologues", lesquels ont tendance à fabriquer une humanité abstraite, indifférenciée, collectivement et uniformément exposée au péril de la crise écologique, en gommant par là même un certain nombre d’asymétries et d’injustices environnementales, en faisant abstraction des dynamiques, des raisons, des décisions, des bifurcations et des instaurations proprement politiques, en oblitérant la diversité des valeurs auxquelles les uns et les autres sont attachés et en reléguant même à l’arrière-plan le débat sur les valeurs, sur le choix de l’orientation politique, sur le genre de société dans laquelle nous souhaitons vivre les uns avec les autres, du genre d’humanité que nous voulons former les uns avec les autres, etc. – le climat, chose variable et inconsistante par excellence, devenant l’unique élément de synchronisation historico-politique de l’intérêt de tous les peuples du monde ?
Ce qui rend particulièrement problématiques les catégories de l’"humanité", de l’"espèce humaine" ou de la "population", employées parfois imprudemment par certains anthropocénologues – à commencer par Dipesh Chakrabarty, dont on lira avec intérêt l’essai publié dans ce volume – tient à ce qu’elle procède volens nolens à une naturalisation de l’humanité, conduisant à une négation du social et du politique, à une transformation de l’humanité comme sujet historique en une "espèce" biologique, qui substitue à la considération des actions humaines, des agencements économiques et sociopolitiques particuliers, des stratégies d’acteurs et de rapports de force, l’examen des courbes exponentielles, des dynamiques évolutives ou quantitatives. Si l’Anthropocène est certainement l’occasion de repenser l’agentivité humaine, en prenant en compte le fait que les êtres humains sont devenus une force géologique majeure – un être "équipotent au monde", comme le disait Michel Serres –, il importe de prendre garde que le "Grand Récit" de l’humanité devenue "moteur" de sa géologie, en se présentant comme le récit des interactions entre l’espèce humaine et le système Terre, ne soit "un prétexte pour se débarrasser des catégories analytiques et critiques plus fines que celles de l’’espèce humaine’ et des autres agents qui peuplaient les collectifs (empires, entreprises, parlements, classes, etc.)" .
Si la biologie unifie l’espèce humaine, les inégalités économiques et culturelles la fragmentent en une multitude de groupes dont l’exposition aux effets néfastes du développement et aux impacts environnementaux ne cesse de la diversifier, en déterminant corrélativement des responsabilités causales extrêmement différenciées dans le dérèglement écologique global, de sorte que l’anthropos de l’Anthropocène apparaît, en tout état de cause, comme étant, si ce n’est un sujet universel sans référent, du moins comme une entité politique purement virtuelle, dont l’on peut se demander, à la suite de Déborah Danowski & Eduardo Viveiros de Castro dans l’essai de presque 120 pages qui conclut ce volume, si elle ne se laissera unifiée sous le nom d’"humanité" que lorsqu’il n’y aura précisément plus aucune humanité – quand, autrement dit, le dernier être humain sur la surface de la Terre aura disparu