Grâce à cette biographie complète et inventive, on (re)trouve les garçons : ces 'jeunes gens modernes', comme on disait à l’époque.

"Daniel Darc, Laurent Sinclair, Mirwais et les autres sont des personnages de roman." Les personnages en question sont des adeptes des Doors, des Stooges et de Kraftwerk. Ils sont aussi les créateurs d’un son urbain, âpre et efficace. Le roman, c’est celui de Taxi Girl par Pierre Mikaïloff, ex-Désaxés que l’on connaît déjà pour ses ouvrages sur le rock, le punk   … et tout ce qui s’en approche.

Né en 1978, mort en 1986, Taxi Girl a fait des émules : Air, Miossec, Indochine, Daft Punk ou encore Madonna. Depuis leur rencontre parisienne au lycée Balzac, leur chemin est pourtant semé d’embûches. Après le départ du bassiste Stéphane Érard, redoutant l’ombre rampante de la célébrité, le tragique s’en mêle. "Cherchez le cadavre", dixit Mikaïloff. Le cadavre, c’est celui du batteur. En juillet 1981, Pierre Wolfshon, vingt-et-un ans, meurt d’une overdose – "un accident stupide", selon Patrick Eudeline – qui signe d’ailleurs la préface de l’ouvrage. Taxi Girl passe alors en mode trio : Mirwais, Daniel Darc et Laurent Sinclair. Ce dernier se fait remercier en 1982. À l’arrivée des premiers balbutiements de la house, en 1986, le noyau dur de Taxi Girl se sépare définitivement. On connaît la suite. Pour Mirwais, c’est Juliette et les Indépendants, une éprouvante traversée du désert, la renaissance avec son album Production (Naïve, 2000) et la reconnaissance internationale avec Madonna. Quant au charismatique Daniel Darc, il continue une carrière solo exigeante, oscillant entre le clair et l’obscur. Son dernier disque s’appelle joliment Amours Suprêmes (Universal, 2008).

"Cherchez le garçon" est le tube des Taxi Girl. Des lignes de synthé à faire sourire Ray Manzarek et le chant lascif de Daniel Darc introduisent dans la variété française un zeste de sexualité à l’ambigüité énigmatique. Mikaïloff nous raconte que la genèse de la chanson a cependant été des plus banales : "Le jour où Laurent amène la première version du riff qui va les rendre célèbres, les autres se marrent. Cela fait penser à Bill Wyman trouvant le riff de "Jumping Jack Flash" dans l’indifférence générale. Un morceau qui doit devenir un hit le devient, parfois même contre la volonté de ses créateurs." La volonté de ses créateurs, justement, n’est pas exactement de faire un tube. Mais de se trouver une place, active de préférence, dans leur époque.

C’est justement ici que se trouve un des autres intérêts du livre : la chronique d’époque qu’il nous conte. L’auteur mêle avec une pudique subtilité les descriptions des synthétiseurs Farfisa aux événements meurtriers de ce tournant de décennie. On revit l’assassinat du mythique Pierre Goldman, celui de John Lennon, la crise d’Althusser   , l’attentat de la rue Copernic, le "suicide" du ministre Robert Boulin. Morbides événements qui traumatisent l’époque, que l’on qualifie déjà musicalement de post-punk. C’est pour dire ! "Le début des années 1980 me laisse une impression obscène. On vivait avec le sentiment que le monde pouvait y passer d’une minute à l’autre. Je me rappelle que les journaux télé du soir se terminaient parfois par une évaluation comparée des forces de l’Otan et de celles du Pacte de Varsovie. On vivait dans la paranoïa totale !" se rappelle l’auteur. Souvenirs partagés avec les membres des Taxi Girl à la fois perdus et fascinés par les événements. Et qui ripostent par un certain engagement flirtant avec Action Directe : "Ils s’intéressaient énormément à l’actualité et aux faits divers. Notamment à des affaires un peu glauques, comme le meurtre rituel de Sharon Tate par Charles Manson". Le mauvais goût n’est jamais loin, avec des tee-shirt staliniens et autres accessoires douteux. Il y aussi la provocation, aussi enfantine que subversive, d’un Daniel Darc né Daniel Rozoum. En ville et sur scène, il arbore une étoile jaune : "À la place de Juif, je mettais Punk dessus." Plus tard, il se convertira au christianisme. Comme Dylan !

Au-delà de leur ressenti générationnel, les Taxi Girl réintroduisent une rock’n’roll attitude à la française orchestrée par leur manager Alexis, qui se prend pour Malcom McLaren. L’esthétique néo-romantique et post-punk et le rouge et noir à la Kraftwerk sont des (brillantes) idées d’Alexis. Côté musique, ils n’ont besoin de personne, avec déjà ce goût prononcé pour l’expérimental, qui les poursuivra jusque dans leur carrière solo, particulièrement Mirwais. Et il y aussi leurs nombreux codes référentiels, sources de frustration et d’exigence. "Daniel et Laurent aimaient Fassbinder, Warhol, Burroughs, Joy Division… et aussi toute la culture japonaise qui les influençait à mort." Taxi Girl en vient à s’inventer une mythologie. L’appellation du groupe n’était pas inspirée d’une revue pornographique, comme ils se sont amusés à le raconter aux journalistes. Leur nom vient simplement de romans policiers américains que lisait le chanteur, amateur de littérature en tout genre. Ils avaient juste voulu "faire comme le Velvet".
 
Il y a donc rock’n’roll attitude de "jeunes hommes qui se regardent dans la glace" - mais aussi ailleurs, d’un mauvais œil. En effet, les jeunes énergumènes, à la bagarre et à la drogue facile, ne se montrent pas amicaux envers leurs petits camarades. "Tous les autres représentants de ce courant étaient des gens que Taxi Girl détestaient, mis à part Pere Ubu et Joy Division", confirme Mikaïloff. Le sentiment était réciproque, selon les dires de Mirwais : "Tout le monde nous haïssait. Les punks vomissaient notre musique synthétique, le mainstream ne pouvait accepter notre intransigeance, notre part malsaine, subversive." Derrière les synthés parfois kitsh, derrière les slims noirs, derrière les regards ténébreux et les moues dubitatives s’est inventée une musique synonyme de résistance sinon de combat. Une lutte de survie en bande sonore. Lors d’un concert au Palace en décembre 1979, Daniel Darc se tranche les veines sur scène, éclaboussant un premier rang de spectateurs abasourdis. "Sur un écran géant, une goutte de sang", dit la chanson. "La musique est âme. Notre âme combat" écrit Darc en mai 1984. Des témoins comme Mikaïloff n’en sont pas sortis indemnes, même vingt ans après. Pour lui, l’écriture du livre s’est apparentée à "un combat de boxe".

Grâce à cette biographie complète et inventive, on (re)trouve les garçons : ces "jeunes gens modernes", comme on disait à l’époque. Mais au diable la modernité, cela leur donnait encore plus envie de se battre. Pourtant, ils l’étaient, (post) modernes. "Taxi Girl est un groupe dont j’aurais aimé faire partie, je pense", nous confie l’auteur. Il n’est pas le seul.