Grégory Quénet signe le premier ouvrage en français dédié à l'étude de l'histoire environnementale, en donnant ainsi accès à un courant intellectuel très fécond qui a profondément renouvelé la compréhension des relations entre l'homme et son environnement. 

Par un juste retour des choses, il était indispensable que le premier livre entièrement dédié à l’histoire environnementale soit publié chez l’éditeur qui, le premier, a ouvert une collection réservée aux publications relevant de ce champ, en contribuant ainsi à la diffusion de ces travaux dans le milieu de la recherche en France. Par un juste retour des choses, il était indispensable que ce livre soit signé par l’auteur qui, le premier, a créé un enseignement en histoire environnementale à Sciences Po en 2008, et qui a lui-même joué un rôle actif dans l’introduction de ce domaine de recherche, ne serait-ce qu’en assumant les fonctions de directeur de la remarquable collection "L’environnement a une histoire" aux éditions Champ Vallon, dans laquelle ont déjà été publiés les excellents ouvrages de John McNeill, Du nouveau sous le soleil, et de Michael Bess, La France vert clair.

Voilà qui est donc chose faite avec la parution ces jours-ci de Qu’est-ce que l’histoire environnementale ? par Grégory Quénet. Qu’on ne s’y trompe pas : contrairement à ce que suggère le titre trop modeste, l’ouvrage propose bien plus qu’une simple synthèse ou qu’une simple introduction à l’histoire environnementale. Le lecteur y trouvera certes une présentation et une discussion critique des principales contributions faites à ce jour en histoire environnementale – dont chacun a plus ou moins entendu parler dans la mesure où plusieurs best-sellers lui ont permis d’atteindre un assez large public   –, mais il y trouvera aussi une histoire intellectuelle et contextualisée des travaux publiés dans le domaine au cours des trois ou quatre dernières décennies, une histoire de l’histoire environnementale depuis la formation de ce courant de pensée au début des années 1970 dans les pays anglo-saxons, une sociologie de la structuration de ce champ disciplinaire et des modalités de son internationalisation, une étude comparative de l’histoire de l’environnement telle qu’elle s’est développée en France après la Seconde Guerre mondiale (sous l’influence de l’Ecole des Annales et notamment de Fernand Braudel) et de l’histoire environnementale anglo-américaine initiée par Roderick Nash et Donald Worster, une interrogation sur les réquisits épistémologiques d’une "histoire totale" qui se voit contrainte de mobiliser des concepts et des méthodes pourtant incommensurables les uns aux autres (ceux des sciences de la nature, d’une part, et ceux des sciences sociales et des humanités, d’autre part), et, last but not least, une réflexion prospective sur une thématique émergente – celle des humanités environnementales – qui, selon l’auteur, "est potentiellement capable de réorganiser les études sur les sociétés et leur environnement et de prendre sous son aile, non seulement l’histoire environnementale, mais aussi toute les disciplines qui font les humanités : le droit, la littérature, l’histoire de l’art, l’anthropologie, la sociologie, la science politique et la philosophie"   .

L’ouvrage, on l’aura compris, est d’une exceptionnelle richesse et se lit en outre très agréablement d’un bout à l’autre, étant servi par un style fluide que n’encombrent pas les inévitables et érudites notes de bas de page, ici réduites au strict minimum. Divisé en deux parties comportant chacune trois chapitres, il propose en un premier temps une étude de la formation de l’histoire environnementale comme champ de recherche et de sa lente démarcation par rapport aux domaines connexes de la géographie historique et de l’anthropologie culturelle. Le premier chapitre avance les éléments généraux de définition permettant de fixer à titre provisoire l’identité disciplinaire de l’histoire environnementale. Le second examine les conditions de l’internationalisation de ce courant intellectuel et son éclatement actuel. Le troisième met au centre de son attention le "cas français" – particulièrement digne d’intérêt en ce que, après avoir été l’un des derniers pays à avoir accueilli l’histoire environnementale dans ses programmes des recherche, la France se distingue aujourd’hui comme l’un des lieux les plus dynamiques en Europe   . La seconde partie de l’ouvrage présente trois études monographiques, organisées autour des trois thématiques majeures de la recherche en histoire environnementale, à savoir la thématique de l’urbain (dans laquelle se sont illustrés des auteurs comme Martin Melosi, William Cronon et Mike Davis), la thématique de l’impérialisme colonial (qui a fortement contribué au succès de l’histoire environnementale aux Etats-Unis : que l’on songe aux travaux fondamentaux d’Alfred Crosby, repris et développés par Jared Diamond, mais aussi aux travaux de Ramachandra Guha, de Richard Grove et de Mike Davis),et la thématique des changements environnementaux (l’ouvrage pionnier demeurant, ici, celui de Donald Worster sur le Dust Bowl, bientôt suivis par ceux de Richard White, John McNeill et  Carolyn Merchant).

Il apparaît, à terme, que l’histoire environnementale est devenue, en quelques décennies, un champ intellectuel des plus féconds, mais aussi un champ social qui a pris forme dans l’espace académique grâce à des revues (Environmental History fondée en 1976, Environment and History en 1995, Global Environment en 2008), des sociétés savantes (notamment l’American Society for History, la Forest History Society  et l’European Society for Environmental History), des collections, des intitulés de poste, des prix de publication et des financements de la recherche.

Mais en quoi consiste exactement l’originalité de l’histoire environnementale ? Cette dernière n’est-elle que l’étude des relations entre les hommes et leur environnement ? Si oui, alors on fera justement remarquer que l’on n’a pas attendu les années 1970 pour examiner de telles relations, et que la liste des antécédents au XXe siècle est fort longue : citons pêle-mêle en France les travaux de Fernand Braudel, Emmanuel Leroy-Ladurie, Andrée Corvol, et, en Angleterre, ceux de Henry Clifford Darby, Olivier Rackam, Victor Skipp, John Sheail. Mieux encore, en remontant le temps, on pourrait faire remarquer que, dès le milieu du XVIIe siècle, certains intellectuels et philosophes avaient déjà pris conscience du changement écologique (Thomas Tryon aux Barbades, Edmond Halley et Isaac Pyke à Saint-Hélène, Pierre Poivre et Philibert Commerson à l’Isle de France), et que les années 1860 peuvent bien être tenues comme la première décennie environnementale avec une convergence de publications de grande importance sur le changement écologique. En effet, le baron Ferdinand von Mueller en Australie, Georges Perkins Marsh et Franklin Benjamin Hough aux Etats-Unis, John Croumbie Brown en Afrique du Sud n’ont-il pas publié les premiers écrits en histoire environnementale à l’échelle mondiale en s’intéressant à l’impact potentiel des hommes sur le changement climatique, et en particulier à la déforestation et à la dessiccation ? Jusque dans les années 1930, une littérature considérable n'a-t-elle pas été consacrée à l’évolution du climat et à ses conséquences sur le peuplement et l’économie en Afrique et en Asie, adoptant un ton de plus en plus anxieux sur la disparition des civilisations? Richard Grove – qui propose cette contre-histoire de l’histoire environnementale – cite pas moins d’une centaine de titres qui méritent à ses yeux d’être tenus pour une contribution de facto à l’histoire environnementale précédant son émergence disciplinaire dans les années 1970  

Pourtant, il ne suffit pas d’examiner les relations entre les hommes et leur environnement pour écrire un traité d’histoire environnementale, car une telle définition reproduit la séparation entre l’histoire et les sciences de la nature, c’est-à-dire entre, d’une part, des représentations propres aux sociétés et, d’autre part, une réalité physique objectivée aux contours bien définis. Or le propre de l’histoire environnementale tient peut-être à ce qu’elle remet en question une telle vision dualiste en montrant que l’environnement n’est pas une essence, mais un assemblage entre les hommes et la nature, prenant des formes différentes selon les contextes culturels et sociaux. Tout l’effort des historiens de l’environnement vise précisément à échapper au partage entre phénomènes matériels et phénomènes moraux, entre les dimensions physiques et les dimensions culturelles des activités humaines. L'enjeu est de réussir à penser que l’environnement est à la fois un donné et un construit, en maniant donc à la fois le langage des humanités et celui des sciences de la nature.             

Alors que l’histoire traditionnelle a eu jusque-là tendance à exclure de ses domaines d’investigations une grande partie des acteurs non-humains composant la réalité, les historiens de l’environnement ont entrepris, non pas seulement de soumettre ces derniers à des formes d’historicité (en quoi, assurément, on ne les a pas attendus pour le faire), mais de postuler l’existence d’une co-histoire, mêlant des êtres de nature différente. L’idée séminale de l’histoire environnementale ne consiste pas tant à restituer au contexte environnemental une certaine densité et une certaine épaisseur, en expliquant qu’il n’est pas la toile de fond indifférente sur laquelle se détachent les actions et les entreprises humaines, qu’à démontrer que les éléments naturels demandent à être considérés comme des acteurs à part entière, dotés de leurs capacités d’action et de leurs logiques propres, non réductibles à l’usage qu’en font les hommes. A l’exact opposé d’une histoire objectiviste d’un environnement "sans les hommes", où la nature est étudiée comme un milieu externe à la société (telle l’histoire du climat initiée par Emmanuel Leroy-Ladurie), et à l’exact opposé aussi de l’histoire culturelle qui s’intéresse aux représentations et sensibilités environnementales (tels les travaux sur le sentiment de la nature ou les représentations des paysages d’Alain Corbin), l’histoire environnementale entend croiser les lectures matérielles, outillées par les sciences dures et les lectures politiques et culturelles, en intégrant les métabolismes socio-naturels et les mutations environnementales dans le récit historien. C’est en cela qu’elle est nouvelle
 

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