Une lecture originale et séduisante de l’œuvre de Patrick Chamoiseau, dont certains présupposés théoriques appellent toutefois la discussion.

Qu’ils se présentent sous la forme de monographies consacrées à un auteur, de lectures thématiques ou de recueil d’articles, les travaux de Jean-Louis Cornille, professeur de littérature à l’université de Capetown, se distinguent par leur grande originalité et par quelques lignes directrices aussi constantes que singulières.

Il est certes courant, de nos jours, d’insister sur la dimension communicationnelle de la littérature et sur le modèle plus textuel que discursif de cette “communication littéraire”   . Mais en allant du genre épistolaire (L’Amour des lettres ou le contrat déchiré, 1985) à l’écriture plagiaire (Plagiat et Créativité I & II, 2008 et 2011), en passant par la question éditoriale (Conte d’auteur, 1992 ; La Haine des lettres, 1996), Jean-Louis Cornille n’a pas seulement montré que l’éditeur, l’imprimeur et le lecteur importaient autant que l’auteur dans la facture des œuvres : il a surtout exploré comment leurs relations complexes s’inscrivaient au cœur même des textes et des écritures, les ouvrant en permanence à d’autres. Dans cette perspective, les dialogues – voire les rivalités – littéraires n’apparaissent pas nécessairement au grand jour, et l’intertexte, comme le milieu éditorial, exercent leurs influences à plusieurs niveaux, depuis les traces les plus manifestes, qui marquent une allégeance ou une filiation, jusqu’aux réverbérations les plus intimes dont le refoulement fait inévitablement retour dans le texte – la littérature n’étant peut-être, en définitive, que ce retour même selon Cornille   .

Il importe dès lors de savoir “lire entre les lignes”   ou de “jouer l’œuvre comme on dit d’une pièce musicale”   – et notamment d’une variation – pour résolument inscrire la critique “dans le mouvement” de cet intermède : “Car c’est bien dans l’entre-deux que se produit l’acte de lire, dans l’interstice des mots, des phrases que gît le sens”   , ce dernier n’étant “jamais produit qu’entre deux œuvres, dans leur différence”   .

Cette attention à la dimension souterraine, voire inconsciente, des jeux de langage, peut aussi conduire le critique à jouer lui-même sur les mots, ou à bâtir des hypothèses herméneutiques sur de simples calembours ou des anagrammes, et Jean-Louis Cornille ne s’en prive à vrai dire jamais. La preuve par Chamoiseau… fils, deuxième ouvrage de l’auteur à se trouver publié dans la belle collection “Fictions pensantes”, dirigée par Franck Salaün aux éditions Hermann. Le titre joue d’emblée sur les mots, ou plus exactement sur la similitude orthographique et la différence de sens entre le “fils” et les “fils” pour exposer l’incessante quête filiale de l’auteur à travers son écriture – ou la “posture du fils” qui rend hommage à ses pères spirituels – tout en révélant les liens tissés entre ses romans et différentes œuvres majeures de la littérature française ou mondiale – “cet enchevêtrement de citations, ce nœud de paroles rapportées, desquelles finit toutefois par se dégager une voix propre et souveraine”   .

À cette étude, somme toute classique, des filiations littéraires se mêle cependant une réflexion originale sur le “devenir-animal” de la figure de l’auteur au fil de son œuvre romanesque, et notamment un “portrait de l’artiste en ‘araignée liseuse’”   . Cornille s’appuie ici sur deux souvenirs d’enfance racontés par le romancier martiniquais – à savoir la capture d’une mouche par une araignée dans sa toile, dans Antan d’enfance, et l’énonciation incompréhensible de son propre nom devant le maître de classe, dans Chemin d’école, où le “moi” de Chamoiseau gît en effet au cœur d’un véritable bestiaire, du “chat” à l’“oiseau” en passant par le “chameau”. On retrouvera plus tard les “oiseaux de Cham” dans l’analyse des Neuf Consciences du Malfini (chapitre VI). En adoptant ce point de vue, plus animal qu’indigène, dans la République mondiale des lettres, ce drôle de Chamoiseau lu par Cornille se fait aussi fils d’une longue tradition francophone (qui va par exemple du Livre de la brousse de René Maran aux Mémoires d’un porc-épic d’Alain Mabanckou).

Mais creusons plus avant cette question des filiations. Dans ses précédents recueils d’articles, Jean-Louis Cornille nous avait habitués à lire les auteurs francophones via leurs compagnonnages littéraire    : “Mabanckou avec Sartre et Diderot”, “Le Clézio avec Baudelaire”, “Chamoiseau avec Flaubert”, etc., Chamoiseau… fils ne déroge pas à l’usage, reprenant au passage deux articles de Plagiat et Créativité II, plus quelques autres publiés en revue. Nous lirons ainsi la “pratique Chamoiseau” confrontée tour à tour à Alain Mabanckou, Natacha Appanah, Gustave Flaubert, Arthur Rimbaud, Jean-Paul Sartre, Louis-Ferdinand Céline, Michel Tournier, Charles Baudelaire, Hermann Melville et Gilles Deleuze.

Disons-le d’emblée : la plupart de ces rapprochements, s’ils ne sont pas tous inédits aux lecteurs de Cornille, jettent en revanche, mis bout à bout, une lumière absolument nouvelle, quoiqu’inévitablement kaléidoscopique, sur l’œuvre romanesque de Chamoiseau. La manière dont notamment les thèmes du livre et de l’écriture en français se trouvent métaphorisés à travers les trames narratives de plusieurs romans, depuis Solibo Magnifique à Biblique des derniers gestes en passant par L’Esclave vieil homme et le Molosse, est ici explicitée avec beaucoup de clarté et de subtile attention aux textes, convoquant ponctuellement, mais toujours opportunément, d’autres critiques contemporains (notamment les dédicataires de ses différents chapitres). Il en va de même pour l’étude des modèles plus secrets, voire enfouis, dans l’écriture, que sont Céline, Melville ou Defoe par la médiation de Tournier : les mises en regard de divers extraits sont éclairantes, et elles laissent ainsi entrevoir une véritable “calibanisation postcoloniale” – c’est-à-dire une réécriture de certains classiques de la littérature occidentale, depuis le point de vue subalterne qui s’y trouvait jusque-là inscrit mais minoré, comme le personnage de Caliban inventé par William Shakespeare (La Tempête, 1611) et devenu central dans la pièce d’Aimé Césaire, trois siècles plus tard (Une tempête, 1969). En ce sens, Chamoiseau apparaît bien comme le digne “fils de ses pères” – Aimé Césaire, déjà nommé, mais aussi Édouard Glissant, voire Saint-John Perse, trois auteurs auxquels il a consacré un récent essai, ainsi que le note Cornille lui-même   .

Or c’est là, justement, qu’apparaît un premier paradoxe : car pour autant que Chamoiseau… fils restitue avec finesse et bonheur certaines filiations méconnues de l’auteur avec le “patrimoine littéraire français”, l’ouvrage ne dit en revanche rien de précis sur ses “parentés” avec d’autres écrivains antillais, alors même que le geste postcolonial consisterait à rompre avec la relation verticale – des périphéries au centre, ou des littératures mineures aux modèles métropolitains – pour rechercher précisément de nouvelles connexions horizontales, comme l’essayiste le remarque lui-même au demeurant   .

Deuxième paradoxe : si Jean-Louis Cornille souligne, à plusieurs reprises, un infléchissement des visées de son auteur, progressivement passé d’une défense des littératures mineures (ou du créole, avec par exemple Écrire en pays dominé et Les Lettres créoles) à un nouvel éloge des “grandes œuvres” ou des “grands romans”   – alors même qu’il glissait, dans le même temps, d’un mode vertical à un mode horizontal de parenté littéraire, en flagrante contradiction avec sa conversion patrimoniale – l’analyse des positionnements de l’écrivain dans le champ littéraire ne varie, quant à elle, absolument pas dans Chamoiseau… fils. L’auteur antillais est invariablement vu (et donc lu) en quête de reconnaissance par le centre, ou cherchant “encore et toujours à faire de la littérature française : pour cela il lui faut d’une façon ou d’une autre réanimer le canon littéraire français. En cela, son entreprise ne diffère en rien de l’auteur français, qui, lui aussi, doit réactiver ce même canon afin d’être reçu par ses pairs”   .

Troisième paradoxe : ce rapport privilégié au canon littéraire français – ou parfois mondial (Defoe, Melville) – est tantôt présenté comme intentionnel, et tantôt comme inconscient, ou tantôt comme explicite et tantôt comme voilé : l’hésitation apparaît particulièrement saillante dans le rapport de Chamoiseau à Melville, puisqu’ainsi que l’écrit Cornille, “si on ne lui fera pas l’injure de supposer que la nouvelle [Benito Cerino] lui soit restée inconnue, on n’en inférera pas pour autant qu’il en ait fait sciemment usage au moment d’entamer son livre [Biblique des derniers gestes]”   . À quoi tient une telle hésitation interprétative ? Et comment se résout-elle dans les travaux de Cornille ? Par quels outils enfin pourrait-on éventuellement dépasser les paradoxes qu’elle met au jour ?

La tension constante entre une intertextualité intentionnelle – qu’elle soit manifeste ou délibérément cachée(“Tout le travail de Chamoiseau consiste précisément à s’écarter le plus possible de son modèle, au point d’en presque égarer la trace. En même temps, il ne saurait y avoir de refoulement sans retour du refoulé : l’anagramme, l’allusion masquée, le lapsus jouent ici un rôle prépondérant, en déposant les traces toujours incertaines et méconnaissables de la récriture”, p. 84)) – et une intertextualité plus fortuite, voire inconsciente, tient sans doute à la conception fondamentalement romantique de l’auteur comme créateur libre, original, mais hanté par le passé, qui traverse tous les travaux de Jean-Louis Cornille. Pour concilier ces deux postulations, ou simplement les donner mieux à comprendre, le critique s’appuie, depuis Plagiat et Créativité II, sur deux modèles théoriques : d’un côté, l’hypothèse d’Harold Bloom selon lequel tout écrivain, face à la majesté du canon littéraire, vit dans “l’angoisse de l’influence” des grands auteurs, dont il ne peut finalement se défaire que par une lecture et une restitution infidèle, erronée de leurs œuvres   ; de l’autre, un nouvel évolutionnisme critique (ou l’evocriticism aujourd’hui très en vogue aux États-Unis) qui interprète la transmission littéraire comme l’effet d’une volonté aveugle mais puissante des textes à la réplication d’eux-mêmes   .

On retrouve de fait ces deux orientations critiques dans Chamoiseau… fils. Lisons en effet ce que Cornille écrit des positionnements de son auteur : “Malgré ses revendications politiques et son militantisme créole, la position de l’auteur francophone émergeant (ou en voie de développement littéraire) ne diffère guère de la posture dans laquelle se retrouve tout écrivain débutant français depuis l’époque romantique. On écrit toujours en position dominée, dans le but de secouer un joug, de se défaire de ses chaînes textuelles. L’imaginaire de la révolte littéraire créole paraît, autrement dit, soigneusement calqué sur le modèle de la mélancolie occidentale : pour être plus complexe, il n’en est pas moins étrangement semblable. Tout jeune auteur est amené à combattre une langue dominante ou un style qui prévaut ; de ce point de vue, l’auteur antillais est seulement affligé d’un handicap supplémentaire et sa révolte contre le Maître peut dès lors apparaître comme la simple variante d’un combat plus général que la plupart des écrivains s’engagent à mener à l’encontre de ceux qui les précèdent”   .

Mais pour autant qu’il y ait influence, et angoisse de cette emprise magistrale, “rien de cela ne se ferait si [par exemple] le texte de Tournier ne s’ouvrait lui-même déjà à celui de Chamoiseau qu’il annonce ou promet et dont il favorise pour ainsi dire l’éclosion : il attend cette ‘réponse’, la sollicite même ; il l’anticipe du seul fait d’être animé, comme tout texte, du désir de se perpétuer, c’est-à-dire de se transmettre en donnant lieu à de nouvelles œuvres”   .

Chamoiseau… fils reprend et illustre donc avec quantité d’exemples cette conception évolutionniste de la littérature comme instinct de reproduction, de l’auteur comme “hôte” d’une “transmission virale et parasitaire” de fragments textuels   , puis de la critique comme déchiffrage et “possibilité de reconstituer l’équivalent du code génétique d’une œuvre”   qui sous-tendait déjà les études de Plagiat et Créativité.

D’autres voies critiques que les analyses systématiques en terme d’angoisse poétique ou d’évolutionnisme littéraire existaient pourtant pour interpréter les positionnements esthétiques et, partant, les emprunts littéraires de Patrick Chamoiseau. On peut, de fait, les voir parfois affleurer dans l’essai de Cornille. Ce dernier parle en effet à plusieurs reprises des “postures” de son auteur : la “posture du fils” fusionne notamment avec celle de l’écrivain débutant, et il y avait effectivement là une notion intéressante pour analyser les positions de l’écrivain Chamoiseau dans le champ littéraire français ou plus largement francophone   .

Par-delà cette sociologie littéraire moins figée que celle ponctuellement brossée dans Chamoiseau… fils   , l’autre voie consisterait à se défaire, une fois pour toutes, de certains présupposés inhérents aux études françaises dans leur superbe – quoique de plus en plus malaisée – indifférence aux littératures francophones. J’en dénombrerai au moins trois : 1) la prégnance des notions de “patrimoine” et de “classiques” sur la définition de la littérature française comme “littérature-puissance”   et partant, incontournable modèle pour les littératures francophones ; 2) l’implicite hiérarchie qui ordonne dès lors leurs relations (on parle ainsi d’un auteur francophone comme du “Céline africain” (Alain Mabanckou) ou de la “petite-nièce tropicale d’Alfred Jarry et de Raymond Queneau” (Sandrine Bessora), quand je n’ai jamais vu des auteurs métropolitains présentés comme le “Kourouma français”, le “Chamoiseau de l’Île-de-France” ou la “Mariama Bâ septentrionale” ; 3) une raciologie à peine voilée ordonne finalement cette hiérarchie : ainsi les francophones européens (Beckett, Cioran, Ionesco, Kundera, etc.), ou les Antillais blancs (Heredia, Perse…) peuvent devenir auteurs français, mais les citoyens français aux origines non strictement européennes (par exemple, Césaire, Glissant, Chamoiseau, etc.) se muent inévitablement en “écrivains francophones” dès lors qu’ils entrent en littérature…

Or, pour autant que Jean-Louis Cornille soit devenu, ces dernières années, l’un des rares spécialistes de littérature française à lire aussi attentivement, et de façon aussi originale, les écrivains africains, antillais ou océano-indiens de langue française, on n’en regrette pas moins que ses mises en regard demeurent à sens unique : il lit en effet des “francophones mineurs” avec de “grands auteurs” français, mais jamais l’inverse – il est à cet égard significatif qu’en parlant d’un “véritable échange” entre deux textes, ou deux écrivains – en l’occurrence Chamoiseau et Tournier – il conserve malgré tout une préséance à ce dernier, faute de pouvoir exposer une influence véritablement réciproque – non seulement des auteurs “français” sur les “francophones”, mais aussi des francophones sur les français   . Autre symptôme d’un déséquilibre persistant : tout en dénonçant l’impossible quête des sources premières, et donc le vain fantasme d’une origine pure de toute influence extérieure   , Cornille n’en réactive pas moins, dans Chamoiseau… fils, la métaphore biologique du métissage pour penser les relations palimpsestueuses entre littérature française et littératures francophones. Or, Jean-Loup Amselle, dans son anthropologie de l’universalité des cultures – c’est-à-dire de leurs modes d’ouverture aux autres, qu’on pourrait tout aussi bien appliquer aux littératures – a fait un sort définitif à cette notion douteuse qui, “trop marquée par la biologie”, présuppose toujours des entités pures pour pouvoir ensuite penser leur mélange   . Dans son intérêt pour “les multiples réseaux dans lesquels l’œuvre de Chamoiseau est prise”   , Jean-Louis Cornille gagnerait donc à tirer parti de la théorie amsellienne des “branchements” comme dérivations ou torsions de signifiants globaux en signifiés locaux   . Cette dernière a en effet non seulement l’avantage d’échapper à la problématique des substances inhérente à l’idée de métissage, mais tout en privilégiant l’interconnexion des langues, des cultures et des littératures, elle interroge également les rapports de force qui ordonnent leurs relations, et elle valorise pour finir la capacité d’initiative des individus – et notamment des créateurs de nouveaux codes linguistiques, esthétiques ou littéraires – pour déjouer ou simplement jouer autrement ces rapports de force