La sociologue Nathalie Heinich tente de formaliser les concepts susceptibles de nous aider à appréhender l’art contemporain.p

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Un vieux débat

On la croyait un peu vieillie, cette question, voire dépassée ! Du moins, avions-nous la certitude que les articles de presse dans lesquels on nous parle encore du marché de l’art à propos d’art contemporain (les prix d’un Damien Hirst, d’un Gerhard Richter, Maurizio Cattelan, Jeff Koons...), les propos médiatiques portant encore sur le "n’importe quoi" de l’art encore contemporain (querelles sur Versailles aidant), ne concernaient pas ou plus du tout "l’art contemporain". D’autant que les efforts des institutions publiques et privées, des médiatrices et des médiateurs si souvent ignorés, la formation différenciée du goût grâce à la scolarité, les travaux sur les spectateurs, depuis dix ans maintenant, ne sont pas sans avoir modifié amplement la situation constatée jadis. Les pratiques artistiques n’ont pas cessé de se multiplier ces dernières années – bien au-delà de ce qui est retenu habituellement : la présentation, le refus de la figuration et la disparition des socles, ce qui est moderne plus que contemporain - et de proposer de nouvelles attitudes aux spectatrices et aux spectateurs, qui ne peuvent être réduits aux difficultés d’approches de quelques esprits chagrins et acariâtres. Les modalités de rencontre des œuvres ne cessent de solliciter des écarts dans lesquels les amateurs construisent leurs cheminements et trajectoires, sans traiter obligatoirement l’art contemporain comme une essence, et en favorisant plutôt un usage décalé de cette notion ; décalé par rapport au dictionnaire, Nathalie Heinich faisant tout de même allusion à ce problème   , et assez décalé pour faire fructifier l’idée selon laquelle un tel "contemporain" ou une telle "contemporanéité" ne signale pas autre chose que l’anachronisme du futur dans le présent.

Avions-nous raison ? En tout cas, la reprise, reformatée, des propos de la sociologue Nathalie Heinich, publiés entre 1987 et 2012, voudrait nous faire croire le contraire, puisque la focale sociologique utilisée traite encore toutes choses au présent, et en référence à une certaine presse qui, sans doute, "fait" l’opinion, mais pas toute la pensée.

 

L’art contemporain a-t-il un paradigme ?

L’ouvrage ici commenté a néanmoins un double mérite. Remettre en circulation des propos grâce auxquels suivre à nouveau, mais avec la distance requise, une querelle bien française, son établissement, ses dynamiques et son effondrement. Et puis tenter d’établir, du point de vue sociologique, une conceptualité susceptible de permettre de suivre, du point de vue sociologique (de la sociologie des champs, chère à Pierre Bourdieu), l’établissement du champ de l’art contemporain (ce qui, paradoxalement, le reconduit à une essence, ou à un genre, quoique l’auteure s’en défende en une page peu convaincante, tournant autour de l’ontologie de l’art contemporain, par une opération magique de récupération de la philosophie analytique dans la sociologie, p. 20). Ce second mérite, épistémologique, est le point d’aboutissement de vingt ans de travaux.

L’ouvrage s’ouvre sur un récit de jury du prix Marcel Duchamp. A cet égard, l’auteur prend toutes les précautions habituelles : la position "objective" du sociologue joyeux "de comprendre le monde", les marqueurs de scientificité (citations différenciées, abstention de jugement de valeur), condamnant au passage ceux qui n’adhèrent pas à ces distinctions   . Et certes, on adhère ou non à ce genre de propos, on entre ou non dans cette vieille querelle du déterminisme sociologique, du parti pris esthétique et de la complicité allusive (de vieille mémoire parce qu’elle opposait déjà Taine, Giraudoux et Lafargue). En tout cas, cela conduit l’auteure à préciser l’objet de sa démonstration : "la spécificité des règles qui organisent l’art contemporain est telle que la perception que l’on en a diffère radicalement selon que l’on est ou non familier de ce monde"   . Plus fermement, l’auteure indique les caractéristiques qui, à ses yeux, font de l’art contemporain un "monde hautement cohérent, mais en rupture radicale avec les formes d’art familières au grand public, et même au grand public cultivé"   , ajoutant plus loin qu’il s’agit là d’une "redéfinition radicale des valeurs artistiques". "Grand public" sur lequel nous aurons sans doute à revenir !

Il est assez caractéristique, cependant, de la démarche de l’auteure qu’elle travaille plutôt à partir des discours (motifs d’accusation ou argumentaires de défense) qu’à partir du travail des œuvres (recalé du côté de la "tradition esthète", p. 37) ou du travail opéré dans la corrélation entre œuvre et spectateur - tout cela étant rejeté dans la poubelle d’une histoire "bien connue"   ! Elle agence ses enquêtes et témoignages autour de la constitution d’une "culture de l’art contemporain", notion au demeurant fort intéressante   . Autrement dit, elle construit son ouvrage depuis l’intérieur du monde de l’art contemporain actuel, par "l’analyse systématique des conséquences pratiques" des propriétés de l’art contemporain   , qui se construiraient avec Rauschenberg, le groupe Gutaï et Yves Klein (liste non moins problématique). Il faut, pour l’heure et pour faire droit à l’ouvrage, accepter tout cela et faire l’impasse sur l’usage de l’expression "art contemporain" en des périodes différentes de l’histoire   . Comme il faut accepter quelques prises de position peu étayées : notamment celle qui consiste à affirmer, par enquête interposée, que l’art contemporain est constitué de "jeunes artistes polyvalents à la clientèle essentiellement institutionnelle et locale, ou bien artistes arrivés sur la scène internationale, repérés par le circuit marchand des grandes galeries et des grands collectionneurs, des commissaires d’exposition et des critiques d’art de renom"   .

Il n’en reste pas moins vrai que, sur ces bases, Heinich peut à bon droit récupérer la notion de "paradigme" (Thomas Kuhn) pour l’appliquer à son objet, notamment parce qu’elle définit des ruptures dans l’histoire de l’art, mais aussi des "sens communs" de l’art   , accompagnés par des conventions sémantiques, des conventions économiques   et juridiques   , des institutions (critiques, galeries, collectionneurs), des rapports sociaux (mondanités, vernissages, haines, dénonciations) qui forgent en fin de compte une structure cohérente. Cette énumération d’éléments fera l’objet de chapitres différenciés après les premiers consacrés à la thèse. Comment ne pas songer à nommer cette structure "paradigme" ? En marge de son concepteur qui l’appliquait à l’histoire des sciences, en dehors du fait que le terme fut un temps à la mode, l’auteure le prend en main pour évoquer une structuration générale des conceptions admises à un moment donné du temps à propos d’un domaine d’activité humaine   . Elle discerne donc plusieurs paradigmes (classique, moderne, contemporain), question sur laquelle il faudrait revenir puisque le classique et le moderne sont toujours regardés par rétrospection, comme académiques, homogènes, lisses et non problématiques. Peu importerait, si l’on voulait bien donner un statut, aussi, aux querelles du goût, aux réactions violentes, aux accusations portées contre des œuvres durant la période classique et moderne.

Dans ce paradigme de l’art contemporain, le beau n’est plus une valeur de référence (là encore, il faudrait statuer sur Tristan Tzara et les modernes), ni l’élévation spirituelle (paradigme classique), on y cultive plutôt le décept, relativement au spectateur, le hasard relativement aux matériaux, souvent aussi la transgression à l’égard des valeurs propres au monde qui gouverne l’art moderne. En un mot, l’art contemporain se construit à partir d’un faisceau de distances : avec le matériau, les règles de la vie en société, le bon goût, les critères de l’art, etc.   .

Ceci étant fixé, l’auteure déploie son analyse des traits centraux de ce paradigme. Nous ne pouvons guère rendre compte de chacun d’eux dans un bref compte-rendu. Procédons plutôt en signalant les points centraux avant de revenir sur des considérations plus générales.

Heinich passe d’abord en revue les formes spectaculaires et sensationnalistes (donc attentatoires aux valeurs de bon goût) de l’art contemporain, après 1990. Puis, elle s’exerce à classer les œuvres, en proposant les catégories suivantes (sans les justifier) : ready-made, art conceptuel, performance, installation (classement qui relève bien d’un parti pris, n’en déplaise à l’objectivité du sociologue !, parti pris de la démarche et parti pris concernant l’histoire des arts). Le point commun des œuvres rangées dans ces catégories (œuvres prétextes ou activatrices) serait le "récit" (ce que d’autres appellent le discours intégré à l’œuvre, et qui est repris un peu plus loin sous la forme d’un commentaire à l’égard des documents d’artistes, p. 103). "Autant dire que l’art contemporain est devenu, essentiellement, un art du "faire raconter"." (p. 90) La dématérialisation le saisit (ou la prééminence de l’idée sur la forme), associée parfois à l’utilisation d’objets qui n’ont pas besoin d’être fabriqués ou signés par l’artiste. Il accepte ou non la documentation - ce qui pose un problème d’archives, mais aussi un problème de photographies à partir des portables en cas de performance en public. Enfin, l’art contemporain serait enfermé dans une faveur accordée à l’expérience, selon le terme repris à Yves Michaud   , mais qui ne fait l’objet d’aucune élaboration précise (on pouvait se poser la question de cet usage fréquent qui consiste à accoler "art contemporain" et "expérience" sans la moindre interrogation).

L’étude pointilleuse de cette liste d’éléments caractéristiques de l’art contemporain, selon l’auteure, ne devrait pas être négligée. Elle devrait être discutée, d’autant qu’elle fonde ici une partie du raisonnement. En tout cas par ceux qui préfèrent souvent dénoncer que critiquer les ouvrages.

 

Au-delà des oeuvres

Vient alors un élargissement de l’exploration. Après les œuvres, l’exposition des oeuvres. Le contexte de la mise en œuvre de l’art contemporain ne peut certes être négligé. Non seulement les œuvres ne se manient plus comme jadis, mais le contexte de leur mise en public devient spécifique. L’art contemporain développe une porosité entre l’objet et son contexte, et dans les deux sens. L’auteur repart de Duchamp, ce qui laisse hésitant. Mais elle étend ensuite sa recherche à l’externalisation hors du musée, mode d’expérimentation des limites de l’art. Le contexte d’exposition devient un constituant intrinsèque de l’œuvre. Il est possible, sur ce plan, de prolonger nettement les propositions de l’ouvrage, en s’adressant à toutes les écoles de scénographie qui forment des membres de ce "paradigme". Il y a là un marché de l’emploi que nul d’entre eux n’ignore.

Plus intéressant, mais trop bref, est sans aucun doute l’exposé concernant l’intégration du public dans le champ de l’art contemporain, notamment par le biais de sollicitations, de dimensions festives, de participations   actives. Malheureusement, le propos n’est pas développé, il est livré à un jeu de citations, à un simple répertoire des modes de présence du public, ou à une série d’exemples - entre Beuys et Tiravanija, disons l’esthétique relationnelle, expressément citée. Cette rapidité dans l’exposé est dommageable. Il y a sans aucun doute en ce point une dynamique centrale de l’art contemporain. Mais il est possible que son examen conduise à d’autres conclusions que celles qui nous sont proposées.

Aussi les chapitres suivants de l’ouvrage sont-ils plus banals. L’un explore la diversification des matériaux - qu’il est, bien sûr, essentiel de commenter, d’autant, remarque l’auteure, que cela a des conséquences sur les restaurateurs de l’avenir - ; l’autre, le "déclin de la peinture" - pas certain que la succession soit si rigoureuse - ; le suivant, le statut des reproductions, puis la présence de l’artiste... Sans oublier des thèmes déjà posés auparavant et repris en poupée russe, comme nous l’avons indiqué ci-dessus : la place des discours dans l’art contemporain, la notoriété des artistes, la manière d’exposer, les collectionneurs... Cela dit, on comprend parfaitement le fonctionnement de l’ouvrage, puisqu’il commence, répétons-le, par cerner les concepts centraux qui vont être mis en jeu, avant de les explorer plus amplement dans des chapitres spécifiquement réservés à chacun. C’est un mode d’exposition suffisamment classique, pour que le lecteur se retrouve parfaitement dans l’ensemble produit.

 

Des médiateurs au public

Au cœur de ces chapitres toutefois, il est très important de s’arrêter sur celui qui porte sur les médiations dans l’art contemporain. En marge d’autres médiations, chacun sait qu’historiquement la constitution de la profession de médiatrice/médiateur accompagne la genèse et l’expansion de l’art contemporain, même si nous ne cadrons pas les choses tout-à-fait de la même manière que dans cet ouvrage. Pour la justifier, l’auteure est parfaitement cohérente lorsqu’elle souligne que "les œuvres s’écartent des attentes du monde ordinaire", dès lors "elles nécessitent des outils pour être perçues, comprises, évaluées par le grand public, voire le public cultivé"   . Revoilà donc le public à partir des médiateurs ! A son égard, le parti pris de la sociologue est strictement pédagogique, pour ne pas dire entièrement lié à l’option des Lumières. Si l’importance "des médiations est directement proportionnelle au degré de spécialisation et d’innovation de la création", on comprend qu’il a fallu renouveler entièrement le corps des médiateurs (conservateurs, commissaires, critiques, conférenciers, galeristes), comme, par ailleurs, celui des institutions. Ces médiateurs sont caractérisés comme "les garde-frontières" entre le monde ordinaire et le monde de l’art   . Pour autant, il est dommage de n’avoir consacré que très peu de lignes (10 lignes exactement, p. 199) aux médiateurs artistiques et culturels. Ici, sont privilégiés les commissaires, curateurs, conservateurs, galeristes... faut-il croire "l’aristocratie" de l’art contemporain ?!

Encore une fois, nous devons limiter notre commentaire à l’essentiel. D’abord, cet ouvrage ne peut être ignoré. Son propos – disons, une sorte d’épistémologie de l’analyse sociologique dont l’objet est l’art contemporain – est évidemment central tant en sociologie (élaboration de concepts, légitimation de démarches) qu’en matière d’histoire des arts (découpes, paradigmes, temporalisation) et en matière de débat public. Ensuite, il requiert attention puisque les quelques défauts signalés dans ce compte-rendu permettent de relancer la recherche dans ce domaine.

Enfin, il est susceptible de plusieurs discussions. D’une part, le mode d’approche proposé ne risque-t-il pas de figer les choses de l’art ainsi "décrites" et de légitimer un certain "sens commun" institutionnel ? D’autre part, du point de vue de l’établissement du champ de l’art contemporain et des concepts permettant d’en examiner les articulations, on regrettera que la sociologie laisse en suspens la question de savoir comment ce champ s’articule aux autres champs sociaux. Le champ de l’art contemporain a l’air de flotter au-dessus de la société et de l’histoire... Enfin, cette notion de paradigme prétend expliquer aussi pourquoi les spectateurs, certains spectateurs, n’accèdent pas à l’art contemporain. Nous l’avons signalé, la thèse se réduit à ceci : ils ne disposent pas des codes nécessaires pour entrer dans le paradigme de l’art contemporain. "Et c’est pourquoi tant de gens restent à l’extérieur, ne comprenant parfois même pas ce qu’il y a à comprendre." (p. 90) Il faut absolument, sur ce plan, confronter cet ouvrage aux réflexions du philosophe Jacques Rancière, afin de s’apercevoir, notamment, de ce que manque totalement une telle sociologie dite de la dépossession

 

A lire aussi : 

- Nathalie Heinich et Roberta Shapiro (dir), De l'artification. Enquêtes sur le passage à l'art, par Christian Ruby.