S’il n’existe pas d’art en soi, c’est que l’art advient aux objets. Comment ? C’est ce que veut montrer cet ouvrage. 

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Un léger effort de mémoire permettra à chacun de se reporter aux années 1970, au temps des préoccupations massives en matière d’épistémologie. Elles allaient à des recherches portant sur la "scientifisation" des objets de recherche. Si ce terme n’est pas d’une exquise allure poétique, il a du moins le mérite de souligner l’existence d’un processus complexe, mais central : le mode sous lequel se construit un objet scientifique. Entendons par là que le concept de "chute d’un corps", par exemple, sépare la perception immédiate des choses physiques qui tombent de la compréhension scientifique du phénomène de la "chute". "Scientifisation" signale que l’objet scientifique n’est pas un objet trouvé, mais construit grâce à des procédures, des expérimentations et des effets d’institution (de recherche, d’enseignement, et de vulgarisation). 

D’une certaine manière, c’est une recherche de même type que nous offre cet ouvrage, cette fois consacré aux arts. Il ne s’agit plus d’y entreprendre l’analyse des politiques culturelles publiques, ainsi qu’il en va généralement ces derniers temps dans ce créneau de recherche. Sans en négliger l’importance, les directrices de cette synthèse décident de travailler sur un autre terrain, celui des processus sociaux et culturels qui muent des objets et des activités en art et les passants en public. Ainsi en est-il allé par exemple de la maison du Facteur Cheval ou en va-t-il constamment de tel ou tel objet sur lequel le regard se porte. Une sobre formule domine l’ouvrage, celle de "passage à l’art", cette expression indiquant fort bien qu’il est question ici de l’opération de conversion symbolique qui permet à certains objets de commencer une autre vie, une seconde vie, aux ressorts bien différents de la première. Ainsi des bricolages indifférents de tel ou tel personnage peuvent devenir, entre les mains d’associations ou d’institutions, des œuvres d’art. 

L’une des directrices de ce volume, Roberta Shapiro raconte ainsi, en début d’ouvrage, le choc qu’elle a reçu lorsque, venue enquêter dans le cadre d’une recherche sur l’action publique dans la culture aux Rencontres des cultures urbaines à la Grande Halle de La Villette, elle a rencontré des spectacles dans lesquels la danse hip-hop n’était plus considérée comme un divertissement d’adolescent, mais comme une discipline à part entière du paysage de la danse. Cette "scène primitive" de la carrière de la sociologue de l’artification, en quelque sorte, a ainsi ouvert les portes de l’esprit sociologique à des enquêtes d’un nouveau type. Ces dernières ont alors porté sur la transformation d’une pratique quotidienne modeste, ici le smurf, un jeu d’adolescent, en une activité instituée comme art et définie comme un genre nouveau. Mais un tel changement a dû passer par de nombreuses phases : organisationnelles, sociales, esthétiques, institutionnelles et discursives. Il a bien fallu à la fois que le smurf se mue en rap et que les regards institutionnels se muent en discours de célébration artistique, tandis qu’en même temps le recrutement dans le rap se transformait et que l’établissement de festivals et d’enseignements participait à la mutation d’ensemble. 

Ceci ne représente qu’un exemple de ce travail social et institutionnel. L’ouvrage est alors construit autour d’enquêtes portant sur ce phénomène, mais dans des genres différents : la photographie, les objets de culte, les architectures singulières, les métiers d’art, la magie, les graffitis, la typographie. Puis il s’ouvre à des synthèses plus vastes, enveloppant cette fois des sphères culturelles : le cinéma, l’art brut, la mode, la bande dessinée, … Quinze chercheurs sont entraînés dans l’aventure, chacun ouvrant un domaine de réflexion autour de l’artification. 

Ce terme, donc, pour revenir à lui, désigne le processus de transformation du non-art en art, résultat d’un travail complexe qui engendre un changement de définition et de statut des personnes, des objets et des activités. Ce processus, montrent les auteurs, ne recouvre pas seulement des changements symboliques (requalification des actions, ennoblissement des activités, grandissement des personnes, déplacements des frontières). Il repose surtout sur des fondements concrets : modification du contenu et de la forme de l’activité, transformation des qualités physiques des personnes, reconstruction des choses, importation d’objets nouveaux, réagencement de dispositifs organisationnels, création d’institutions. Si les auteurs affirment que l’ensemble de ces processus entraîne un déplacement durable de la frontière entre art et non-art, cela ne peut s’entendre que si l’on parle d’art au sens institutionnel du terme. Car l’opération, en tout cas les exemples proposés sont massivement de ce type, porte sur des ouvrages dont l’esthétique et l’artisticité ne sont pas entièrement absents. Ainsi en va-t-il des objets d’église mués en trésors d’art – et qui peuvent, à l’occasion, d’ailleurs, être désartificialisés -, ou encore de la baraque peinte de tel ou tel amoureux des arts, mais on aura du mal à croire que l’opération soit aisée dans n’importe quel cas. 

Ou plus exactement, on pourrait étendre la recherche à d’autres processus. Par exemple, l’ethnicisation de certains objets ; ou encore la paléontologisation d’autres objets, … En un mot, la microsociologie qui est ici en démonstration pourrait être amplifiée. 

D’ailleurs, les auteurs et surtout les directrices de ce volume sentent bien qu’il est important d’asseoir leur conceptualisation. De nombreux passages de l’ouvrage reviennent sur cette question. Ils précisent que cette recherche ne doit pas être confondue avec celles qui relèvent de la production sociale de l’art – perspective semble-t-il trop large pour les auteurs -, ou celles qui s’inquiètent de la construction sociale de l’art (trop focalisée, apparemment, sur les catégories de jugement). Enfin, ils récusent la "fabrication de l’art" si chère aux ethnologues, de peur de demeurer pris dans le "micro". 

Les directrices de l’ouvrage demeurent toutefois modestes. Elles savent fort bien que cette recherche commence, et qu’elle peut présenter des faiblesses. Elles ont néanmoins composé l’ouvrage en rassemblant une palette aussi nombreuse que variée de cas de possibles de passages à l’art. Les uns, expliquent-elles, sont aboutis, ce qui est vrai, mais d’autres sont plus fragiles, c’est non moins certain. Il n’empêche que chacune de ces enquêtes est importante si l’on veut réfléchir aux mille rouages du processus d’artification (voire au jeu d’artification-désartification qui entoure divers objets, dont les objets de culte en particulier), à ses succès et à ses limites. Chaque cas présenté étudie un contexte d’émergence et des conditions de possibilité. Mais, le tout est assorti d’une synthèse problématique qui met à profit l’accumulation de descriptions et d’analyses ainsi présentée. 

Le dernier chapitre en effet propose une esquisse de théorisation de ce concept d’artification. On en retiendra un thème essentiel : Il n’existe pas d’art en soi, il n’existe que des conceptions historiquement situées, relativement stabilisées et collectives, de ce que les acteurs entendent par art. Dans cette perspective, l’art n’est rien d’autre que la résultante des opérations d’artification