“Brûler, en esprit, tous ces livres, tous ces mots – toutes ces incomparables, subtiles, profondes, mortelles pensées. Pour s’ouvrir à la pluie qui tombe, traversée de moucherons, d’insectes, à ce pays gris et vert ; à un craquement dans les pierres du mur ou le bois de la porte”  

Acte sans cesse répété dans le long travail de patience qu’est l’œuvre de Philippe Jaccottet (1925), “brûler, en esprit, tous ces livres” est paradoxalement la condition pour qu’une parole puisse émerger ; sourdre de l’étonnement devant “ce qui est”.

“En esprit” donc, puisque depuis le 20 février, l’écrivain a fait son entrée dans la collection de la Pléiade, devenant ainsi le troisième poète à y être intronisé de son vivant – à la suite de Saint-John Perse et René Char. On mesurera tout l’écart qu’il subsiste entre ces œuvres ; il est toutefois intéressant de voir quel poète l’époque “choisit” de consacrer, quel type d’écrivain elle offre à la postérité : non plus l’éclat du verbe de Perse, par exemple, mais la “clarté” de la parole de Jaccottet.

Établi par José-Flore Tappy   , avec Hervé Ferrage, Doris Jakubec, Jean-Marc Sourdillon avec la bienveillante collaboration de Philippe Jaccottet, et préfacé par le poète Fabio Pusterla, le volume réunit un corpus de textes s’étendant sur 56 années de parution : depuis les poèmes de L’Effraie paru chez Gallimard en 1953 (dans la belle collection “Métamorphoses” que dirigeait Jean Paulhan) jusqu’à la prose de Couleur de terre paru en 2009.

Délaissant le travail du critique (celui de L’Entretien des muses ou du Rilke par lui-même entre autres) ou celui du traducteur (de Thomas Mann, Robert Musil, Giuseppe Ungaretti, Hölderlin, Homère...), le volume se concentre sur ce que José-Flore Tappy appelle les “œuvres de création”, c’est-à-dire les œuvres poétiques en vers et en proses, un récit (L’Obscurité) ou les carnets regroupés dans La Semaison. Conformément au souhait de l’auteur, l’ordre des textes suit la chronologie de leur parution – excepté peut-être pour l’œuvre reniée Requiem (parue en 1947) qui figure avec des “proses éparses” et “Deux discours” en appendices. Le sommaire est disponible sur le site de la Pléiade.

“Je passe, je m’étonne, et je ne peux en dire plus”   écrit Jaccottet dans Pensées sous les nuages. Œuvre réputée pour la difficulté de son commentaire – mais quelle œuvre de poésie échappe à cette réputation ? –, la poésie de Jaccottet est en fait étonnamment “simple”. Il partage avec Francis Ponge à la fois une certaine “rage de l’expression” et un “parti pris des choses” : cette attention pour le plus simple, le plus humble, aux “seules choses / qui descendent en nous assez bas, qui se dérobent”   , avec, toujours, une méfiance envers les paroles. L’édition en un volume d’une œuvre comme celle-ci ne fige rien mais permet de l’appréhender dans le mouvement même de son écriture, dans l’expérience de sa durée et dans sa recherche constante d’une “justesse”. D’autant que la publication de textes non retenus ou retirés “En marge des livres” permet encore d’apprécier ce travail continu. “La difficulté n’est pas d’écrire, mais de vivre de telle manière que l’écrit naisse naturellement”   Vivre, écrire, participent donc d’une même éthique de l’effacement, d’un même respect devant les choses.

Enfin, véritable recueil, ce volume rassemble une parole vouée au fragment. D’un réel insaisissable, sinon par instant, le poète fait de la fragilité du lien entre le monde et les mots sa “vieille rengaine”. S’effacer derrière les choses, certes, mais jamais pour disparaître : il s’agit toujours pour Jaccottet d’assumer la précarité de sa parole – à la fois son incertitude et sa nécessité. Il n’est d’unité que dispersée ou dans l’événement d’une rencontre.

Dans l’ombre et l’heure d’aujourd’hui se tient cachée,
ne disant mot, cette ombre d’hier. Tel est le monde.
Nous ne le voyons pas très longtemps : juste assez
pour en garder ce qui scintille et va s’éteindre,
pour appeler encore et encore, et trembler
de ne plus voir. Ainsi s’applique l’appauvri,
comme un homme à genoux qu’on verrait s’efforcer
contre le vent de rassembler son maigre feu…