Suite à l'invasion de la Crimée par l'armée russe, en 2014, le spécialiste de relations internationales Cyrille Bret interroge l'éventualité qu'un divorce de fait débouche sur une séparation de droit.
Du divorce de fait à la séparation de droit ?
La partition de l’Ukraine semble aujourd’hui possible. Pour certains, elle constituerait désormais l’issue inéluctable de la crise. Ses multiples divisions (linguistiques, culturelles, historiques, politiques, économiques ressassées à l’envi depuis quelques jours) mineraient le pays depuis son indépendance. Elles enveniment chaque échéance électorale : Leonid Koutchma n’a-t-il pas réussi « l’exploit » de se faire élire par l’Est en 1994 et par l’Ouest en 1999 ? Elles empoisonnent les événements marquants du pays : la révolution orange de 2004 n’a-t-elle pas mis aux prises l’est pro-russe et l’ouest pro-occidental ? Et elles menacent la paix du continent : l’Ukraine d’aujourd’hui ne se divise-t-elle pas entre partisans du partenariat avec l’Europe à Maidan et avocats de l’union douanière avec la Russie en Crimée et à Kharkiv ? Ces divisions culmineraient aujourd’hui dans un risque de guerre civile compliquée d’une intervention extérieure. Pour conjurer ce spectre, faut-il vider l’abcès et prendre acte du divorce ukrainien ?
Faut-il se résigner à l’évidence et fixer une frontière plutôt que de tracer une ligne de front ? Convient-il d’organiser une séparation de droit pour éviter les affres d’un divorce de fait ?
La création de deux Ukraine ne mettrait pas fin à la crise. Elle lui donnerait une ampleur redoublée car elle nuirait à tous ses acteurs. Même à la Russie. Même à l’Ukraine. A la Russie parce que la partition garantirait des intérêts vitaux au prix d’un isolement durable. A l’Ukraine dans son ensemble parce que, malgré les troubles, l’immense majorité des Ukrainiens souhaitent la préservation de l’unité et de l’indépendance de leur pays. Pour les puissances régionales, elle serait funeste car elle ruinerait leur crédibilité en balayant les garanties apportées par le mémorandum de Budapest. Le paradoxe est évident : personne n’a intérêt à la partition de l’Ukraine mais son risque s’accroît constamment.
L’Europe démunie
L’hypothétique création d’une Ukraine pro-occidentale, démocratique et tournée vers l’Europe ne peut être une solution pour l’Union car ce nouvel Etat constituerait une nouvelle charge écrasante.
Institutionnellement, la partition ferait à l’Union l’obligation d’accueillir rapidement ce nouvel État, d’abord dans un partenariat d’urgence, aussi coûteux qu’étroit, puis sous le statut d’Etat-membre afin de la protéger définitivement de la Russie. Elle remettrait en cause un principe essentiel pour l’Union, la suprématie du droit. Car la partition consacrerait l’idée que les frontières européennes pourraient être modifiées par la force. Elle déstabiliserait à terme les Etats où vivent des russophones comme les pays baltes : instruits par la partition ukrainienne, les minorités pro-russes constateraient que leur avenir n’est pas l’intégration dans les Etats existants mais la sécession obtenue les armes à la main. Economiquement, le divorce ukrainien serait coûteux : qui voudrait d’un nouvel Etat en faillite à la charge de l’Union ? Géopolitiquement, il installerait pour longtemps l’Union dans un face à face tendu avec la Russie.
Loin de constituer une extension vers l’est de la démocratie européenne, la partition de l’Ukraine lui créerait un fardeau politique, économique et diplomatique pour au moins une décennie.
Retour vers la guerre froide pour les Etats-Unis
La partition serait néfaste également pour Washington car elle forcerait les Etats-Unis à reprendre une version affaiblie mais risquée de la Guerre froide. Ils seraient contraints de se replonger dans un face à face avec une Russie figée dans le raidissement militaire. Ils devraient y consacrer de précieuses ressources alors que les crises moyen-orientales accaparent ses efforts et que le pivot vers l’Asie est en cours. Enfin, la séparation houleuse des Ukraine instaurerait un foyer d’incertitude à proximité des zones critiques de la Syrie, de l’Iran et du Caucase. Pour les Américains, la partition serait une source d’embarras infinie.
Une défaite pour la Russie
Bien qu’elle semble aujourd’hui y contribuer, la Russie n’a pas intérêt à la partition. Pour elle, l’indépendance d’une Ukraine orientale pro-russe, régie par la verticale du pouvoir, centrée sur les bases militaires et les régions industrielles serait d’un intérêt stratégique dégradé. Une telle Ukraine serait un satellite comme les autres (Biélorussie, Arménie) alors que la Fédération russe est à la recherche de véritables partenaires disposant d’un poids régional pour rompre son isolement en Europe et dans les organisations internationales comme l’OSCE et l’ONU.
De plus, la Russie manquerait son but stratégique séculaire : la constitution d’un glacis défensif contre les puissances concurrentes (UE, OTAN). En effet, la partition rapprocherait ses rivaux de ses propres frontières : l’Occident commencerait au Dniestr. Les manœuvres militaires et paramilitaires actuelles le montrent également : elles sont destinées à forcer l’Ouest à se porter garant et de l’intégrité de l’Ukraine et des intérêts vitaux russes.
La création d’une Ukraine occidentale serait un terrible signal pour les opposants à Moscou aux marges de l’empire : aux yeux de ceux-ci, une révolution suivie d’une partition suffirait pour échapper à la Russie au moins sur une partie du territoire. Les conflits non-résolus en Moldavie et dans le Caucase s’en trouveraient sans doute relancés. Economiquement, la Russie serait encore en grande partie à la merci d’un Etat hostile, l’Ukraine occidentale, pour acheminer son gaz, même si l’établissement de Nord Stream et de South Stream a desserré le goulet d’étranglement ukrainien pour ses gazoducs. Enfin, la partition de l’Ukraine suite à une intervention russe annulerait définitivement les efforts déployés par Moscou pour infléchir son image internationale dans le sillage des Jeux et dans la perspective du G8 à Sotchi.
Loin d’être une solution, la partition de l’Ukraine serait un revers majeur pour Moscou : elle installerait durablement ses cauchemars dans son étranger proche : l’instabilité, la concurrence occidentale et la contestation de son hégémonie.
L’Ukraine mendiante ou satellisée
La partition n’ouvrirait pas non plus une issue – douloureuse mais durable – à l’Ukraine elle-même. Quand les Occidentaux évoquent l’idée de la partition, ils prennent pour acquis que le pays est artificiel, que sa cohésion est illusoire et que son unité est impossible. Paradoxalement, ils épousent la thèse ultra-nationaliste russe que l’Ukraine n’est pas un véritable Etat.
Cette vision fait bon marché de l’identité nationale ukrainienne, affirmée depuis des siècles malgré l’hétérogénéité structurelle du pays. En 1991, lors de l’indépendance, en 2004, au moment de la révolution orange et en 2006-2009 lors des crises gazières répétées, l’Ukraine a réaffirmé son identité et sa souveraineté. Elle a une histoire, une culture et des mœurs propres. Elle a des intérêts économiques, politiques et diplomatiques bien spécifiques.
Réclamer la partition, c’est se tromper sur les sources de la crise : l’éclatement de l’Etat aujourd’hui n’est pas dû à un divorce entre deux nations. Il est principalement imputable à une décennie catastrophique où les contre-performances économiques ont été aggravées par la corruption des élites politiques et l’inefficacité des administrations.
Les Ukrainiens occidentaux et orientaux savent bien que la partition priverait l’ouest d’industries et l’est d’approvisionnements agricoles. Avant que l’ouest agricole ne puisse suffisamment exporter vers l’UE pour compenser ses pertes en Russie, d’importants investissements seront nécessaires. Loin d’être tirée d’affaire par la partition, l’Ukraine sortirait durablement marginalisée de cette prétendue clarification. Le président par intérim de l’Ukraine le sait bien, puisqu’il a refusé une stratégie de rupture en ne promulguant pas la loi du 22 février sur les langues régionales. Récuser le statut de langue officiel pour le russe aurait accéléré la marche à la rupture.
La partition ferait de l’Ukraine occidentale un mendiant et de l’Ukraine de l’est un satellite. Les deux parties du pays perdraient toute marge d’action face à leurs protecteurs respectifs.
Le fédéralisme ou le chaos
Aujourd’hui le paradoxe est évident : personne ne peut raisonnablement chercher la partition de l’Ukraine. Certains radicaux anti-russes en Pologne, obsédés par la réintégration de l’ancienne Galicie dans l’Europe, pourraient se réjouir de la rupture d’une partie de l’Ukraine avec l’Est. Certains faucons néoconservateurs à Washington pourraient saluer l’avancée territoriale de la démocratie grâce à la création d’une Ukraine idéologiquement occidentale. Et certains impérialistes moscovites pourraient souhaiter la constitution d’un protectorat militaire russe dans l’est de l’Ukraine. Mais ils ne doivent pas guider l’Ukraine vers la sortie de la crise. La partition n’est pas une fatalité. Elle ne serait pas la solution mais le commencement de nouvelles difficultés, bien plus grandes encore.
La fédéralisation du pays constitue, elle, une alternative crédible et efficace à la partition, pour le pays et pour l’Europe, quand bien même elle n’est pas sans risque. Elle préserverait l’intégrité du territoire et de la souveraineté ukrainienne, ce qui soulagerait toutes les puissances régionales ; elle ouvrirait la possibilité de traiter différemment les marges d’autonomie des régions orientales et le statut spécial de la Crimée, ce qui rassurerait la Russie ; elle tracerait une nouvelle voie à l’unité de l’Ukraine entre partition funeste et unanimité impossible