Dans un livre excellemment informé, Régis Meyran et Valéry Rasplus s’intéressent aux migrations du concept de culture, à ses usages savants comme à sa récupération politique.

Il y a en réalité deux ouvrages assez distincts dans ce travail à deux voix, et seule la deuxième partie se réfère réellement au titre. Néanmoins, il fallait sans doute présenter au lecteur un aperçu des débats scientifiques sur le concept de culture pour en estimer correctement l’usage dans la politique française contemporaine.

Du Volksgeist au culturalisme américain

Dans la première partie, qui, à de nombreux égards, constitue un très bon manuel, les auteurs examinent, avec une incontestable érudition, la tumultueuse histoire de ce concept au prisme des traditions nationales. Sans surprise, ils privilégient l’Allemagne, les Etats-Unis, et, enfin, la France. Si la plupart des lecteurs connaissent le terme de Volksgeist, ils n’en retiennent sans doute que la façon dont l’Allemagne nazie s’en est emparée. Or les choses sont largement plus complexes. Pour le comprendre, il est utile de connaître la conception steinthalienne de la culture. Heymann Steinthal et Moritz Lazarus, qui se réclament de Humboldt, de la grammaire comparée de Bopp et des études des Grimm sur la langue allemande, et qui, de surcroît, sont juifs, n’ont en effet qu’un fort lointain rapport avec ce que signifiera, quelques décennies plus tard, le Volksgeist. Steinthal et Lazarus défendent, en effet, une sorte de mentalisme, selon lequel "les idées sont des formes qui se transmettent “spirituellement” de génération en génération" (p. 22). Comme le souligne Enzo Traverso, la sécularisation de l’existence juive a probablement conduit Steinthal et Lazarus à "transposer  l’idée d’une culture juive traditionnelle à celle d’une “culture nationale” selon la logique du Volksgeist" (p. 24). Reste que l’insistance sur les particularités, nationales ou autres, ne permet guère d’éviter ce type d’effets indésirables. Nous reviendrons sur ce point.

L’analyse, dans un deuxième chapitre, du culturalisme américain permet de souligner le rôle majeur de Franz Boas qui, les auteurs le notent utilement, est, à de nombreux égards, un continuateur de Humboldt et de Steinthal. Formé en Allemagne, F. Boas, naturalisé américain en 1892, se fonde sur une notion de culture renouvelée dans un sens particulariste et historique. On retrouve chez lui l’idée humboldtienne selon laquelle le monde est organisé et découpé de manière particulière par les locuteurs d’une langue donnée. Il convient ici de noter que cette idée, liée au romantisme allemand, est clairement opposée à l’universalisme des Lumières françaises.

Lorsque l’on sait que Boas formera la quasi-totalité des anthropologues nord-américains, Alfred L. Kroeber, Robert H. Lowie, Edward Sapir, Ralph Linton, Margaret Mead et Ruth Benedict, on comprend que l’étude de son œuvre soit essentielle. Pour éviter les contresens, on ne doit pas oublier ce que furent ses engagements politiques. Dans l’édition révisée en 1938 de The Mind of Primitive Man (1911), il réaffirme l’égalité des races et la valeur intrinsèque de tout modèle culturel (pattern). Il montre que les supposées déterminations raciales ne sont ni stables ni probantes (e.g. l’indice céphalique) et que c’est le milieu et les dynamiques culturelles qui s’avèrent causalement décisifs. Refusant toute validité à la relation hérédité/culture, il déconstruit les notions de "type biologique" et de "race" établies à partir du calcul de moyennes anthropophysiques. Mais, soulignons-le, il accorde lui aussi à la langue une importance considérable (cf. le recueil d’articles Race, Language and Culture, 1940). Au cours de son enquête, l’anthropologue prendra ainsi soin de ne pas plaquer les structures des langues d’origine indo-européenne (en général la sienne), mais de pénétrer la structure propre à chaque langue afin de mieux appréhender les univers symboliques induits, les rapports au monde dont elle est tout à la fois l’indicateur et le facteur.  

D’une façon générale, l’œuvre de Boas constitue le paradigme de la thèse de l’égale dignité de chaque culture. Mais en postulant cette égale dignité, il affirme aussi l’originalité absolue de chacune d’elles, leur totale discontinuité. On entrevoit la pente sur laquelle l’école culturaliste n’a pas manqué de glisser et qui a conduit certains épigones à prôner un relativisme culturel absolu. C’est ce glissement qui explique largement la diffusion des thèses différentialistes dans la vie politique en France (mais pas seulement dans notre pays).

Je passerai plus rapidement sur le chapitre 3 dont on retiendra néanmoins les éclairantes analyses du rôle d’André Siegfried et de l’Institut havrais de psychologie des peuples ainsi que du folklorisme d’André Varagnac. En revanche, les réflexions sur l’usage racialiste de la culture chez Montandon et celles sur le structuralisme lévi-straussien, certes nécessaires, sont plus attendues.

De la possibilité d’un relativisme culturel modéré

Bien que les engagements politiques des auteurs ne soient probablement guère différents des miens, je dois confesser un certain embarras devant quelques-unes de leurs analyses. Les causes de celui-ci me semblent d’abord pouvoir être trouvées dans un certain flou conceptuel, mais aussi et surtout dans un usage finalement assez empathique du concept de culture et, dès lors, dans une adhésion à un relativisme culturel modéré, défini comme la reconnaissance de la valeur et de la différence  des cultures.

Les auteurs distinguent de façon insistante relativisme culturel et culturalisme sans que l’on sache avec certitude si le second absolutise les différences mises en évidence par le premier. Mais, reconnaissons-le, malgré quelques maladresses de formulation, tout donne à le croire. Il me revient donc de dire pourquoi je rejette le relativisme culturel, bien qu’il puisse être considéré comme le point de vue propre de l’ethnologie et de la sociologie. En effet, en débiologisant, en dénaturalisant, le sociologue se montre avant tout attentif aux conditions socio-historiques dans lesquelles vivent les collectivités humaines. Il s’oppose à toute forme de pensée essentialiste et, soucieux d’expliquer le social par le social, il refuse de faire de sa discipline "un chapitre de la psychologie" ou "une  dépendance de la biologie" (Durkheim). En procédant ainsi, il est spontanément relativiste.

Le relativisme culturel est donc, en quelque sorte, fondateur du projet même des sciences de l’homme. Il n’est pas sans rationalité : comme le note Dan Sperber, "les variations culturelles ne correspondant pas significativement à des variations génétiques, plus les cultures varient, moins elles sont intelligibles en termes d’héritage phylogénétique"   . Dès lors, la détermination culturelle des activités définit l’homme plus sûrement que sa prétendue nature, celle-ci n’existant que comme objet de l’anthropologie physique. L’ethnologie se doit donc de rendre compte de l’indéfinie diversité des cultures, l’homme étant, de tous les animaux, le plus sensible au conditionnement.

Cette position a, en outre, des arguments éthiques à faire valoir. En s’opposant à l’évolutionnisme, profondément anti-égalitariste, elle permet une reconnaissance positive de l’altérité. En outre, elle constitue une remise en cause radicale de l’ethnocentrisme et, dès lors, autorise l’étude d’une société selon les critères qui lui sont propres. Comme le résume Ruth Benedict, "l’anthropologie était par définition impossible aussi longtemps que la distinction entre nous et les primitifs, nous et les barbares, nous et les païens dominait l’esprit des hommes"   . Par la généralisation de la méthode de "l’observation participante", les ethnologues parviennent à une connaissance intime des représentations, des valeurs et des croyances des sociétés étudiées. Ces dernières sont transformées en cultures, chacune d’elles étant caractérisée par une configuration semblable à nulle autre.  

Le concept de culture est-il heuristique ?

Mais, et c’est un constat que les auteurs, à l’évidence, ne partagent pas, dès l’instant où une culture est une totalité analysable en unique référence à elle-même, on ne peut guère échapper à la conséquence dommageable suivante : les individus de cultures différentes vivent dans des univers incommensurables. Cette conséquence remet clairement en question l’idée de l’unité du genre humain. Aussi, paradoxalement, autorise-t-elle une théorisation raciste contre laquelle le relativisme culturel s’était constitué. Nous ne pouvons accepter de prendre un tel risque d’autant que les arguments contre le relativisme sont décisifs.

En premier lieu, le relativisme limite singulièrement l'ambition des sciences de l'homme. Celles-ci, portant attention à l'inépuisable diversité des mœurs et des pratiques, se contenteront de la collecte des variations et ne chercheront pas l'explication de la variabilité. Le savoir anthropologique est donc privé de toute validité. D'une façon générale, c'est le projet scientifique qui est remis en question et, plus particulièrement, son privilège dans l'explication du réel. Il est, en outre, permis, dans cette optique, de s’interroger sur la nécessité de relations interculturelles qui peuvent être de nature à porter atteinte à l’intégrité d’une culture, à son droit à être différente, voire à sa perpétuation. L’ethnocentrisme des opprimés serait donc "le prix à payer pour que les systèmes de valeurs de chaque famille spirituelle ou de chaque communauté se conservent"   . Les auteurs partagent-ils ce point de vue ?  Au terme d’une étude très informée de la pensée de Lévi-Strauss, il est difficile de répondre avec certitude. S’ils exonèrent, à raison, le grand anthropologue du reproche de xénophobie, concèdent-ils néanmoins que celui d’ethnocentrisme est fondé ? Ils se montrent certes attentifs à l’ambiguïté de la formulation lévi-straussienne évoquant "la collaboration entre les races et les cultures" (p. 83), mais tout en concédant que la culture est un outil difficile à manier, ils se refusent à lui dénier toute valeur heuristique. La notion de culture autoriserait, en effet, à percevoir la cohérence globale des sociétés traditionnelles. L’abandonner serait ainsi renoncer au point de vue anthropologique.

C’est précisément sur ce point que j’éprouve de fortes réticences à suivre les auteurs. Je crois, en effet, chimérique l’hypothèse d’un ensemble stable et clos de représentations, de croyances et de symboles. A mon sens, la notion de culture traditionnelle est un mythe qui sert d’alibi à ceux qui refusent, au nom d’une tolérante attention à la diversité, l’accès à l’universel démocratique aux peuples anciennement colonisés : "Il en est du culturalisme comme du beaujolais nouveau : l’ivresse qu’il suscite est volontiers méchante et donne la gueule de bois".   Dès lors, "penser la culture comme héritage est incompatible avec les conditions mêmes qui rendent la culture politiquement sensible : la remise en cause des frontières identitaires par la fluidité sociale".   On observe, en réalité, plutôt des phénomènes de diffusion, "les frontières entre groupes étant perméables aux pratiques et aux représentations"   , et d'érosion de ces frontières par la multi-appartenance. Il est improbable, par conséquent, que l'on puisse "établir un isomorphisme entre l'espace des cultures et celui des groupes"   et, même si on le pouvait, "il laisserait dans l'indétermination les intérêts, les stratégies, voire les identités des membres des groupes, et a fortiori les modalités de leur solidarité".   Comme les individus, les cultures diffèrent entre elles essentiellement par la manière dont leurs éléments constitutifs s'organisent. C’est pourquoi j’adopte un point de vue résolument agnostique à propos du caractère heuristique de la notion de culture.

Il me semble enfin que la façon dont les auteurs discutent l’hypothèse Sapir-Whorf va dans le sens de ma démonstration. Les auteurs se rallient en effet à une "version rénovée de l’hypothèse, débarrassée de ses excès", soit, écrivent-ils, à "un relativisme culturel modéré" (p. 65). On sait que Sapir et Whorf défendent le relativisme perceptuel, puisque, écrit le second d’entre eux, "nous découpons la nature en suivant les pointillés tracés par la langue que nous parlons […] Le monde s’offre à nous sous la forme d’un flux kaléidoscopique d’impressions que nous devons organiser et cette organisation est le fait du système linguistique qui est dans notre esprit ».   Quant à Sapir, il pense que "“le monde réel” est largement construit à partir des habitudes de langage d’une communauté. Les mondes dans lesquels vivent des sociétés distinctes sont des mondes différents et non le même monde auquel seraient accrochées des étiquettes distinctes".  

Comment peut-on "débarrasser de ses excès" une telle hypothèse ?  Selon celle-ci, "un homme ne verrait que ce que ses concepts lui imposeraient d’en penser".   Autrement dit, "un homme ne pourrait penser à propos de quoi que ce soit, donc à propos de ce qu’il perçoit, que ce que son langage public lui permettrait d’exprimer".   Ce point de vue me semble incompatible avec l’universalisme dont, pourtant, se réclament les auteurs.

Je n’ai, redisons-le, aucun doute sur les engagements politiques de Régis Meyran et Valéry Rasplus. Mais, précisément, comment dénoncer efficacement les pièges de l’identité culturelle lorsque, scientifiquement, on laisse prise à ce type de critiques ? Si l’on accorde du crédit, ne serait-ce que du bout des lèvres, à l’hypothèse Sapir-Whorf, on remet en question l’idée de l’unité du genre humain et l’on se prive ainsi des fondements solides dont a besoin l’antiracisme.

C’est pourtant, sans le moindre doute, de l’antiracisme que se réclament les auteurs. La seconde partie de l’ouvrage en apporte, s’il en était besoin, une preuve consistante. On lira avec grand intérêt, outre un premier chapitre sur Lévi-Strauss, déjà évoqué, de pénétrantes réflexions sur le GRECE et Alain de Benoist et sur la façon dont s’est propagé un nouveau discours culturaliste dans les médias et chez les politiques (excellentes analyses du discours de Dakar de Sarkozy et de l’inégalité des civilisations chez Claude Guéant) et, parfois, chez les chercheurs (utile déconstruction de l’ouvrage de Lagrange, Le Déni des cultures). On retiendra également l’intéressant débat à propos de la notion d’insécurité culturelle mise en exergue par la Gauche populaire. S’agit-il d’un concept, d’une hypothèse ou encore d’une théorie politique ? Les auteurs doutent fortement de l’utilité du recours à cette notion et l’analysent essentiellement comme un symptôme du différentialisme. On peut ne pas partager leur diagnostic tout en concédant que la question est correctement posée.

En définitive, un livre remarquablement informé qui, s’il ne convainc pas toujours, a l’immense mérite de susciter de précieuses controverses