La publication presque simultanée de plusieurs ouvrages fondamentaux de psychologie de la perception et d'anthropologie écologique donne enfin accès en français à deux auteurs majeurs.

On ne dira jamais assez l’immense service que les "petits éditeurs" rendent au monde de l’édition en France. Il y a dans notre pays près de 10 000 maisons d’édition de toutes dimensions et pour tous les genres de publications, et il s’en crée plus d’une trentaine par an. Avec des profils économiques et des statuts juridiques variables, près de 3000 éditeurs "alternatifs ou militants", comme on les appelle encore, bourdonnent d’activité et d’inventivité dans toutes les régions françaises, diversifiant l’offre éditoriale, jouant parfois un rôle très important dans la découverte et l’accompagnement des auteurs en exhumant des textes méconnus, en traduisant des classiques des sciences humaines ou de la littérature que d’autres maisons d’édition, pourtant plus "solides" financièrement, ont dédaigné de peur d’essuyer une mévente, ou en accueillant des essais signés par des jeunes auteurs ou des auteurs confirmés qui, pour certains, ont fait le choix de privilégier ces structures marginales.

Chaque publication constitue pour ces éditeurs indépendants une prise de risque, et c’est pourquoi la plupart ne peuvent guère se permettre de publier plus d’une dizaine de titres par an, en jouant parfois leur va-tout à chaque titre. Pour ne citer que quelques exemples parmi ceux qui ont particulièrement attiré notre attention ces dernières années, c’est à quelques-uns de ces "petits éditeurs" que nous devons de pouvoir lire les Journaux de Günther Anders   , de pouvoir accéder à la philosophie environnementale de J. Baird Callicott et à certains essais d’Aldo Leopold   , et de disposer pour la première fois en français d’une traduction de l’opus magnum de l’un des philosophes les plus importants du siècle qui vient de s’achever, à savoir Arne Naess   .

C’est encore aux efforts de ces derniers que nous devons aujourd’hui de pouvoir lire, dans une excellente traduction, l’un des plus grands livres de psychologie de la perception du XXe siècle, celui qu’a écrit James J. Gibson en 1979 sous le titre d’Approche écologique de la perception visuelle, et deux ouvrages de l’un des maîtres de l’anthropologie anglo-saxonne contemporaine, Tim Ingold, Une brève histoire des lignes et Marcher avec les dragons. Par une heureuse coïncidence, le hasard a voulu que ces traductions paraissent presque simultanément, en donnant par là même au lecteur les moyens de mieux apprécier le travail accompli par chacun de ces deux auteurs – celui du second, en ce que Gibson est l’une des références majeures d’Ingold en l’absence de laquelle il est impossible de comprendre le sens de sa démarche, et celui du premier, en ce qu’Ingold propose un prolongement très fécond de l’œuvre de Gibson dans le domaine de l’anthropologie en manifestant par là sa vitalité.

Le livre de Gibson jouit depuis sa publication d’une immense notoriété et a exercé une influence qui demeure aujourd’hui très vivace, non seulement dans le domaine dont il relève à proprement parler (la psychologie de la perception), mais également en philosophie, en ergonomie, en psychologie sociale, en neurosciences, en sciences cognitives, en robotique et en anthropologie. Les approches les plus récentes en psychologie de la perception  reprennent ouvertement de nombreuses propositions avancées par Gibson, soit pour s’en réclamer, soit pour les amender, les critiquer voire les subvertir, dans des perspectives très différentes les unes des autres, en s’accordant toutes à considérer que la théorie écologique de Gibson constitue une référence incontournable         

L’Approche écologique de la perception visuelle, ultime publication de l’auteur qui décéda en 1979, livre les résultats d’une longue réflexion et d’innombrables expériences, lesquelles trouvent leurs principes fondateurs dans deux ouvrages antérieurs, celui de 1950, The perception of the Visual World   , et celui de 1966, The Senses Considered as Perceptual Systems   . Plusieurs dénominations sont avancées par l’auteur pour isoler la proposition théorique centrale qu’il défend : théorie écologique de la perception, théorie du prélèvement d’information ou encore théorie de la perception directe. Le concept-clé d’"affordance" autour duquel s’article l’ensemble des propositions contenues dans l’ouvrage est de ceux qui, à l’instar du Dasein heideggérien, a donné beaucoup de fil à retordre aux traducteurs, à telle enseigne que la plupart ont tout simplement renoncé à lui trouver un équivalent, ou ont opté pour une paraphrase (telle que : "opportunité écologique d’interaction"). Comment rendre en effet le néologisme d’"affordance" forgé par Gibson à partir du verbe to afford (fournir, offrir la possibilité, permettre), en s’inspirant de l’expression allemande Aufforderungscharacter telle qu’elle fut thématisée dans le cadre de la Gestaltpsychologie par Kurt Lewin (entre 1926 et 1938), mais également par Köhler puis reprise par Koffka ? Olivier Putois, auquel nous devons cette traduction irréprochable du livre de Gibson, fort de sa connaissance des travaux de la Gestaltpsychologie et de l’influence qu’ils ont exercée sur la phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty   , propose une solution à la fois très simple, lumineuse et conforme à l’inspiration de Gibson en traduisant "affordance" par "invite".    

Mais que veut dire que les objets de la perception apparaissent au sujet percevant comme autant d’invites ? Pour le comprendre, il est indispensable de saisir le renversement complet de perspective que Gibson s’efforce de réaliser dans l’approche du problème de la perception visuelle. Comme l’explique avec une grande clarté Claude Romano dans l’utile Postface qu’il a rédigée pour ce volume, Gibson s’attaque à l’un des dogmes les plus centraux des sciences cognitives, lui-même enraciné dans une longue tradition philosophique : l’idée selon laquelle la vision serait une construction du cerveau sur la base de sensations élémentaires, elles-mêmes issues de stimuli agissant sur l’appareil visuel. Contre cette thèse, Gibson fait valoir que les sensations résultant de la stimulation sensorielle ne sont pas des données pour la perception. La stimulation peut bien être une condition nécessaire pour la vision, mais elle n’est pas suffisante. Nous percevons non pas des stimuli transformés en sensations par la rétine et en perceptions par le système nerveux central, mais un environnement ou un "arrangement optique" déjà structuré de manière signifiante et qui s’adresse d’entrée de jeu à nos comportements vitaux en nous "invitant" à tel ou tel type d’interaction (marcher, se coucher, s’emparer de…, grimper, etc.). Ce que nous voyons, ce n’est pas un milieu physique, mais un environnement (d’où le nom de théorie écologique de la perception) qui ne peut être correctement décrit qu’en référence aux possibles actions d’un organisme animal.
Deux thèses capitales soutiennent donc la théorie gibsonienne de la perception : 1) la thèse du lien mutuel ou de la réciprocité entre l’animal et l’environnement (tout organisme animal renvoie à un environnement auquel il est adapté, et tout environnement se présente comme la niche écologique de telle ou telle espèce animale) ; 2) la thèse de l’indissociabilité de la perception et de l’action (laquelle met le corps agissant ou capable de mouvements dans l’environnement au centre du phénomène perceptif, sinon à son origine même). La perception est comprise, non plus comme un processus interne d’interprétation ou d’inférence à partir des stimuli, mais comme un processus d’extraction par l’action, par l’exploration, d’informations dans l’environnement, par lequel l’organisme animal cherche à ajuster son comportement en percevant ce que son environnement lui offre en termes de potentialités d’action. L’invite demande à être conçue, précise Gibson, comme n’étant ni une propriété de l’animal, ni comme une propriété de l’environnement, mais comme une relation entre les propriétés de l’animal et celles de l’environnement : les comportements possibles pour un animal donné dans un environnement donné constituent les invites de cet environnement pour cet animal.

Il est évidemment impossible, dans les limites de ce compte rendu, de présenter par le menu les très riches analyses, les expériences ingénieuses (telles que celle dite de la "falaise visuelle", mise au point par l’épouse de Gibson), les argumentations subtiles, qui ont fait la réputation de l’Approche écologique de la perception visuelle et l’ont immédiatement imposé au rang de classique de la psychologie de la perception. Il est encore plus délicat d’examiner ici les difficiles problèmes d’interprétation que soulèvent certaines thèses, telles que celles développée dans le chapitre 8 selon laquelle "une invite passe outre la dichotomie entre le subjectif et l’objectif"   . L’un des traits les plus fascinants à nos yeux de ce grand livre tient à ce qu’il réalise une synthèse géniale d’une tradition philosophique et psychologique articulant la perception à l’action et mettant l’accent sur le rôle du corps dans tout processus de perception, dont Gibson lui-même ne semble pas mesurer toute l’ancienneté, remontant au moins à Berkeley (que cite Gibson), en passant par Bergson, James, von Uexküll, Husserl, Heidegger, Whitehead, Merleau-Ponty (dont Gibson recommandait la lecture à ses étudiants) et Michotte (dont il salue avec émotion la mémoire dans un texte autobiographique publié à la fin du présent volume), tout en demeurant pleinement originale par rapport à ces illustres ancêtres et contemporains.

Mais si l’approche écologique de la perception peut se flatter de posséder de tels devanciers, elle peut également s’honorer d’avoir suscité des débats très féconds, non seulement parmi les spécialistes de la psychologie de la perception, mais bien au-delà, notamment dans le domaine de l’anthropologie, en inspirant les recherches de celui que l’on peut bien tenir pour l’un des anthropologues les plus doués de sa génération : Tim Ingold. Dans le cadre de ce que ce dernier appelle, en une référence explicite à Gibson, une "anthropologie écologique", Ingold s’efforce de tirer les conclusions qu’impose l’idée selon laquelle nous percevons notre environnement en fonction de ce qu’il nous offre dans la poursuite de l’action dans laquelle nous sommes engagés. "L’anthropologie écologique", dit-il   , "dans la mesure où elle s’intéresse aux relations que les hommes entretiennent avec l’environnement dans le processus de la vie, doit adopter la condition de l’engagement actif comme point de départ", c’est-à-dire (comme chez Gibson), renverser le primat accordé à la cognition sur l’action, remplacer le dualisme de la culture et de la nature par "la synergie de la personne et de l’environnement".

Selon la thèse la plus couramment défendue en anthropologie, l’environnement humain doit être compris comme le fruit d’une construction culturelle. En percevant, dit-on, nous choisissons, parmi tous les stimuli qui s’offrent à nos sens, ceux qui nous intéressent. A partir du chaos originel des impressions éphémères, chacun de nous est censé construire un univers stable au sein duquel les objets ont une forme identifiable, une permanence et se situent dans une perspective bien définie. Si, par suite, les perceptions peuvent être partagées au sein d’une culture, c’est parce que, grâce au langage, les hommes organisent leurs données sensorielles selon des catégories établies par convention.

La théorie de la perception directe, qu’Ingold reprend sans réserve à Gibson, affirme exactement le contraire : nous découvrons des objets significatifs dans l’environnement en nous y déplaçant, en y agissant et y prélevant des informations. Le langage n’est pas utilisé pour produire des perceptions internes à notre environnement. "La conscience de vivre dans un monde", écrit Ingold dans un passage remarquablement dense, "ne dépend pas de la traduction des percepts, initialement construits par les sujets à partir de données sensorielles qui leur sont propres, dans les termes d’un système objectif de représentations collectives encodées dans le langage et validées par un accord verbal. La socialité est au contraire donnée dès l’origine, et ce antérieurement à l’objectivation de l’expérience dans des catégories culturelles, par l’implication perceptuelle directe de sujets immergés, à travers une action commune, dans un même environnement"  

Il en résulte que la distinction entre la nature et la culture demande à être réinterprétée. Loin de décrire une division primordiale entre des mondes mutuellement impénétrables, il est clair que la séparation entre la nature et la culture est elle-même une conséquence de la décomposition rétrospective de notre perception immédiate et active des environnements dans lesquels nous vivons et travaillons.

Contrairement aux thèses les plus couramment défendues en anthropologie, il importe donc de dire : 1) que la nature  n’est pas une page blanche ou un espace qui attendrait de se voir imposer un ordre culturel, mais plutôt celle d’un ensemble structuré d’invites dans le contexte de l’action en cours ; 2) que la culture n’est pas un cadre permettant de percevoir le monde, mais un cadre permettant de l’interpréter, de le décrire en fournissant des explications des actions sous une forme discursive, pour les autres comme pour soi-même ; 3) que ce que l’on appelle enfin la "nature" n’est pas une donnée préexistante, mais le produit d’une interprétation qui exige des sujets qu’ils se détachent de leur occupation présente.

Les implications de ces diverses propositions pour les recherches conduites en anthropologie sont considérables, et ce sont elles que Tim Ingold s’efforce d’élucider dans ses divers travaux depuis de nombreuses années, comme dans Une brève histoire des lignes dans lequel il pose les fondements de ce que pourrait être une anthropologie comparée de la ligne (des pistes chantées des Aborigènes d’Australie aux routes romaines, de la calligraphie chinoise à l’alphabet imprimé, des tissus amérindiens à l’architecture contemporaine). L’une des originalités de sa démarche tient à la richesse étonnante des références qu’il mobilise, où se croisent dans un certain désordre Heidegger, Deleuze, Bourdieu, Latour, von Uekxüll, Guattari et Marx.

Que grâces soient rendues aux éditions Dehors et aux éditions Zones sensibles de mettre à notre disposition des traductions aussi soignées des ces ouvrages fondamentaux