Un essai passionné et passionnant autour de trois étapes-clés du journal filmé du cinéaste expérimental Jonas Mekas.

 "Un portfolio pour Jonas" est la seule légende apportée au premier carnet d’illustrations intégré par Patrice Rollet dans l’ouvrage Diaries, Notes and Sketches de Jonas Mekas. Cette adresse au réalisateur, qui relève du domaine du don privé à un proche, est révélatrice de l’approche de l’auteur. Ce dernier, essayiste et critique (notamment connu pour son travail d’édition des écrits de Serge Daney), se livre ici à un libre essai d’admiration pour la présence mélancolique de traces du passé qui sont inscrites dans ces Diaries, Notes and Sketches réalisés entre 1961 et aujourd’hui. Le choix du titre est lui aussi révélateur, cette fois, non pas tant d’une admiration que d’une volonté d’appréhender l’ensemble des films de Mekas dans un même mouvement. Fin connaisseur de l’œuvre, Rollet tente de rendre compte de ce demi-siècle d’images en se glissant dans ses pas, "dans sa foulée, au plus près de sa course", comme il l’indique explicitement en introduction   . Ce type de pari est risqué. L’absence de distance revendiquée est parfois problématique, car elle correspond souvent à un effacement du point de vue de l’auteur. Dans ce cas, l’essai est poussé jusqu’à sa limite, puisque la structure même de l’ouvrage répond à cette volonté d’adaptation à la forme du projet filmique du réalisateur étudié. 
 

Il s’agit ici d’une réussite, car Rollet travaille par touche, sans volonté totalisatrice. Sensible aux motifs mi-documentaires, mi-expérimentaux, à la pudeur et aux digressions propres aux formes imaginées par Mekas, le critique développe son style. Attentif à ces "fragments d’un monde", à ces "petits riens" et à ces "intensités pures"   , qui émaillent les films sur lesquels il écrit, Rollet n’est jamais dans l’illustration ou la plate redite. Au contraire, il crée des écarts vis-à-vis de l’œuvre, inspirant ainsi aux lecteurs une envie d’en savoir plus (et par la même de se replonger dans les films de Mekas).

Afin de mener ce projet à bout, Rollet a choisi de s’intéresser prioritairement à trois films, un par chapitre. Ainsi, il est principalement question de Walden (1969) dans la première partie, puis de Zefiro Torna (1992) et enfin de Out-Takes from the Life of a Happy Man (2012-2013). Ce parcours correspond aussi à trois temps distincts de la vie de Mekas : d’abord celui de l’exil de la Lituanie aux premières années à New-York ; puis celui des "destins croisés" avec les membres du groupe Fluxus, dont George Maciunas (le fondateur de ce groupe d’avant-garde) ; et, enfin, le moment du bilan alors que le réalisateur a aujourd’hui 91 ans. Cette tripartition équivaut à autant d'approches distinctes de la part de l’auteur. Ainsi, le premier chapitre est presque d’ordre biographique, alors que le deuxième porte plus sur le processus de création lui-même, avant que le dernier soit le lieu d’un face-à-face entre le critique et l’œuvre. Si cette dernière partie est certainement la plus riche, elle n’est rendue pleinement compréhensible que par la lecture des deux premières (qui sont, en fait, des reprises d’articles publiés dans les Cahiers du cinéma et dans Trafic). Il y a là un crescendo patiemment construit.

L’enjeu central du livre, qui se laisse découvrir petit à petit, au fil  des pages, est moins de saisir pleinement le geste créateur de Mekas, que de mieux comprendre son rapport au monde. En effet, si le réalisateur est présenté comme étant en permanence en quête de nouvelles expérimentations formelles, celles-ci sont toujours tournées vers les autres, les personnes qu'il filme comme les spectateurs. La question qui sourd de chacune de ces plongées dans ces trois films est liée au regard que peut porter aujourd’hui un cinéaste expérimental sur le monde. La réponse est, en partie, contenue dans sa formulation. Il s’agit de partager avec le spectateur l’expérience d’un point de vue. Le but de Mekas, en assumant la subjectivité liée à la forme du journal, est d’ouvrir à l’autre des possibles, de partager avec lui un "état d’éveil"   . Ainsi, par le montage, il crée des décalages entre ce qui est donné à voir ("un patchwork chatoyant de bouts filmés d’origines les plus disparates", pour reprendre la formule de Rollet) et ce qui est audible (une voix off souvent extraite du journal écrit du filmeur). Il colle ensemble des sources hétérogènes issues de temporalités distinctes (home movies, portraits d’amis, poèmes visuels), afin de faire surgir quelque chose de nouveau. Il est en quête de fulgurances. Comme chez David Perlov, lui aussi auteur d’un Diary dès les années 1970, ces essais ne le conduisent jamais à se replier sur lui-même, mais à être en prise avec l’histoire, celle des petits et grands événements du quotidien qui font toute la saveur d’une vie.

Par l’écriture – et l’insertion de trois portfolios au combien précieux – Rollet redouble ces essais. Il les rejoue. Il leur donne une suite. Il expérimente. Cet exercice est particulièrement stimulant dans la dernière partie du livre, qui confine par nécessité à l’ekphrasis, car le propos porte sur un film dont il est dit qu’il n’a été que très peu diffusé (et qu’il est aujourd’hui presque invisible). Il s’agit alors d’une tentative de représentation, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire d’une action visant à replacer quelque chose d’absent devant les yeux de quelqu'un d’autre. Le critique réussit à merveille à rendre sensible la différence entre ce dernier projet (2012-2013) et le Journal tel qu’il avait été mené jusque-là. Pour Mekas, dans Out-Takes from the Life of a Happy Man, "le temps semble maintenant [en 2012] suspendu au milieu de la nuit, dans la pure présence des plans qui adviennent, des souvenirs qui reviennent. Leur mode d’apparition n’a pourtant rien de celui d’une eau dormante."   C’est donc à une lecture tourbillonnante d’une œuvre en permanente reconfiguration que cet ouvrage nous invite avec passion.

 

Copyright illustration : Jonas Mekas. 365 Day Project, installation view, Centre Phi, Montréal. Photo: Vincent Toi.