Etude des grandes tendances contemporaines du cinéma israélien.
"Je voulais comprendre le décalage entre les valeurs politiques et morales et la réalité, entre les aspirations romantiques et la vie. (…) le problème principal abordé par le film est justement que, dans la réalité aujourd’hui, il n’y a absolument aucun dialogue possible entre ces deux mondes [les anarchistes et les hommes de l’ordre], aucune écoute, aucune tentative de rapprochement." .
Ces paroles prononcées par Navid Lapid au sujet des son film Le Policier (2011) rendent compte de deux dimensions centrales du Nouveau cinéma israélien tel qu’analysé par le critique et historien du cinéma, Ariel Schweitzer. Le premier objectif, le plus intimement partagé par les réalisateurs réunis sous cette appellation, réside dans une volonté de brouiller les frontières entre les représentations communément acceptées dans la société israélienne et la réalité des expériences vécues par ses habitants ; en somme, d'effectuer une sorte de distinction critique entre "les mythes juifs et la réalité israélo-palestinienne contemporaine" . Leur second objectif est de créer – quand cela est possible – une forme de dialogue entre les différents groupes sociaux et communautés qui composent le pays. Ces deux aspects foncièrement politiques conduisent à souligner que, ce qui fait groupe entre ces cinéastes, selon Schweitzer, c’est moins une évolution dans la façon de filmer le réel, qu’un changement dans la manière de regarder la société et de s’adresser à elle.
Les aspirations de ces réalisateurs sont, avant tout, humanistes. Ils souhaitent accompagner de façon critique la réhabilitation des traditions ancestrales et vernaculaires , ainsi que le retour du sentiment religieux . Ils veulent aussi créer des "lien[s] avec la culture arabe", comme l’indique le réalisateur de La Visite de la fanfare, Eran Kolirin , et refusent l’occupation des Territoires. La dizaine de réalisateurs (Dover Kosashvili, David Volar, Raphaël Nadjari, Meni Yaesh, Ari Folman, Yaron Shani, Samuel Maoz…) avec lesquels l’auteur a mené des entretiens (textes réunis dans la seconde partie de l’ouvrage, p. 79-171), ne souhaitent plus s'inscrire dans l’agenda politique des Partis au pouvoir (comme cela a pu être le cas par le passé), mais visent à s’engager, de façon autonome, dans un débat portant sur l’évolution récente de la société.
Critiquant le modèle néolibéral, l’individualisme triomphant et une absence de solidarité grandissante, ils prônent une forme d’activisme politique. En cela, ils adhèrent au principe selon lequel la diffusion d’un film a une dimension performative. Keren Yedaya, qui a remporté la caméra d’or à Cannes pour le film Mon Trésor (2004), l’exprime on ne peut plus explicitement : "Les artistes ont un rôle à jouer dans la société (...) [ils ont une] responsabilité" . Antimilitaristes pour la plupart, ils adoptent ainsi une vision critique vis-à-vis de l’armée et de ce qu’ils identifient comme un ensemble de mythes s’articulant autour de la valorisation de la virilité des soldats. Par ailleurs, ils souhaitent prendre en compte l’héritage du cinéma arabe et lutter contre les discriminations qui minent la société israélienne. Il s’agit de "faire bouger les choses", comme l’explique l’actrice Ronit Elkabetz . Enfin, au-delà de ces aspects strictement politiques et d’une attention portée principalement sur des enjeux nationaux, ils essaient de proposer des histoires singulières, portant sur des thèmes universels.
Ainsi, Ariel Schweitzer cherche moins à trouver des éléments formels qui réuniraient une série d’auteurs au sein d’un style, qu’à comprendre quels questionnements éthiques et sociaux ils ont en partage. Il formule l’hypothèse que "le nouveau cinéma israélien interroge le système de valeurs dominant en Israël, hérité du sionisme, en déplaçant la figure de l'Autre (...) de la périphérie vers son centre" . Il s’agit là d’une approche relevant du domaine des Subalternes studies (ou tout du moins des Cultural studies) telles qu’elles se sont développées dans le monde anglo-saxon depuis les années 1970. Ce choix le conduit à s’intéresser à la place accordée aux femmes, aux homosexuels, aux cultures non-dominantes et à la religion (chapitre 1 à 4). Il prend aussi en compte les traumatismes subis par les soldats, intégrant ainsi une réflexion sur les troubles liés au stress post-traumatique (chapitre 5).
La thèse de l'ouvrage est qu’au début du vingt-et-unième siècle ces thèmes longtemps refoulés aux marges du cinéma y ont enfin trouvé une place conséquente. Avec certains facteurs contextuels (une politique publique volontariste et l’ouverture de nouvelles écoles de cinéma), ces nouveaux thèmes expliquent le renouveau des films d’auteur israélien et leur rencontre avec un public toujours plus important (le nombre d’entrées du cinéma national est passé de trente-six mille places en 1998 à plus d’un million en 2010). Pour chacun de ces thèmes, la démonstration est menée autour d’une dizaine d’études de cas, aussi bien sur des films de fiction que sur des documentaires. Ces analyses précises évitent à l’auteur de tomber dans le piège d’une vision trop généralisatrice qui ferait du cinéma un miroir de la société. Il est ici possible de regretter que l’approche choisie, restant principalement centrée sur une analyse des contenus narratifs, ne permette pas au lecteur de mesurer pleinement l’impact réel ou les appropriations sociales dont ont pu être l’objet les films étudiés.
Tout l’intérêt réside, par contre, dans le fait qu’au fil des pages des liens sont tissés entre les différents thèmes abordés. Par exemple, l’étude d’une série de films portant sur la communauté juive orthodoxe, conduit à s’intéresser aux contraintes subies par les femmes . La question de la représentation des minorités arabes, russes et bédouines, mène, elle, à une réflexion sur celle des différents rituels religieux. Le pari consistant à rassembler au sein d’un groupe des réalisateurs aux styles formels très différents est ainsi réussi.
Ariel Schweitzer insiste par ailleurs sur le fait que chacun des auteurs étudiés se confronte à des sujets qui étaient restés jusque-là tabous : les viols de femmes israéliennes (Invisible, 2011), l’homosexualité au sein de l’armée (Yossi et Jager, 2002), le racisme des Juifs d’origine ashkénaze envers les séfarades (Avanim, 2005 ou Vent d’est : chronique marocaine, 2002) et "la violence exercée par Israël dans les territoires" (longuement étudiées à travers les films d’Avi Mograbi). Loin de se contenter d’une vision descriptive, le critique propose des remises en perspective salutaires, notamment quand il est question de la religion ou de l’armée. Il dénonce ainsi une certaine tendance du cinéma israélien à valoriser une représentation "exotique" et voyeuriste de la religion (p. 41) et à faire des soldats israéliens les premières victimes des conflits militaires (il renvoie ici à l’expression "On tire et on pleure", notamment étudiée par Fanny Lautissier, "Shooting and crying, expériences de guerre dans le cinéma israélien", Les Cahiers de l’Orient, n. 106, été 2012).
Cette étude du Nouveau cinéma israélien ne doit pas être confondue avec une approche historienne d’un moment singulier d’une cinématographie nationale, comme cela a pu être proposée par Raphaël Nadjari, dans le très complet documentaire, Une histoire du cinéma israélien (2009). Si la trentaine de films analysés – dont de nombreux photogrammes sont judicieusement reproduits dans des carnets d’illustrations – ont été réalisés durant les quinze dernières années, il n’y a pas chez Ariel Schweitzer une quelconque volonté totalisante. Au contraire, il s’agit de proposer une cartographie de la production d’un groupe de réalisateurs appartenant à une génération précise (nés entre 1965 et 1975 principalement), celle de l’auteur. La préface rédigée par Ari Folman est ici essentielle afin de comprendre le rôle de spectateur engagé du critique, dont les analyses relèvent bien souvent d’une sorte d’observation participante.
A ce titre, il est dommage que la périodisation choisie ait conduit à écarter des réalisateurs nés quelques années plus tôt, tels qu’Assi Dayan, Eran Rikilis ou Amos Gitaï. Il est aussi regrettable qu’aucun lien ne soit explicitement fait avec les réalisateurs ayant participé au mouvement dit de la Nouvelle Sensibilité (1965-1975 environ) dont Ariel Schweitzer est, par ailleurs, un spécialiste (cf. sa récente conférence à la Cinémathèque française). En effet, ce mouvement déjà très critique vis-à-vis du cinéma dominant – films sionistes et "Bourekas" (c'est-à-dire des comédies et mélodrames aux thèmes souvent caricaturaux) – avait fait tomber les premiers tabous concernant notamment la représentation de l’intimité et de la sexualité. Ce choix explique également l’absence de réalisateurs palestiniens dans les études proposées. En effet, si les enjeux relatifs à la représentation des territoires et de leurs habitants sont abordés, cela n’inclut pas un questionnement sur la façon dont les réalisateurs palestiniens filment aujourd’hui (à l’exception du travail mené par Scandar Copti avec Yaron Shani, pour Ajami, 2009).
Cette triple absence conduit à ce que les sources d’inspiration revendiquées (ou proposées par l’auteur) soient plus recherchées du côté européen – Aki Kaurismaki , Krysztof Kieslowski et Ingmar Bergman , Ken Loach ou américain, John Cassavetes et Samuel Fuller – qu’israélo-palestinien. Il y aurait ici certainement des liens de filiation à repenser afin de permettre une meilleure compréhension des choix formels et narratifs proposées par chacun des réalisateurs du Nouveau cinéma israélien. Une fois ces limites identifiées, il reste à insister sur la très grande valeur et clarté d’un tel ouvrage, qui manquait jusque-là afin de comprendre les enjeux d’un mouvement cinématographique en plein essor. De plus, la complémentarité, entre les nombreuses illustrations, les analyses thématiques et les onze entretiens menés avec des réalisateurs est à relever. Cette structure originale permet de saisir précisément aussi bien les liens que les différences entre les cinéastes qui prennent part à ce Nouveau cinéma israélien.