Transmettre par écrit le goût du bourgogne : l’improbable défi de Jean-François Bazin.

Il peut être difficile de retranscrire le goût d'un vin, dont la description requiert des termes parfois abstraits lorsque le palais n'est pas sollicité. Il est en revanche sans doute plus aisé de retracer le destin d'un grand vin, ou plutôt d'une grande région vinicole ; d'en explorer les parcelles, de mesurer son importance pour l'espace concerné, et dans le monde du vin. C'est précisément ce que tente de faire Jean-François Bazin, journaliste et écrivain, fin connaisseur d'une région productrice de vin depuis près de vingt siècles, dans un ouvrage dont on pourra louer l'érudition et le style.
Trois grandes parties se détachent de l'ouvrage : des considérations générales sur le vin de Bourgogne, une revue détaillée du vignoble bourguignon ainsi qu'une étude sur l'art de vivre bourguignon. On ne saurait rendre compte proprement de l'ouvrage en reprenant ces trois orientations ; aussi faut-il plutôt s'attacher à ce qui fait le Bourgogne dans le temps et dans l'espace.
Sur 380 bouteilles dans le monde, seule une est bourguignonne : la réputation des vins de cette région est donc sans commune mesure avec sa production réelle. Cette qualité, unanimement reconnu, s'appuie sur une histoire ancienne, où de multiples acteurs ont joué un rôle.

Le vin de Bourgogne, une culture ancienne

La lecture de l'ouvrage montre combien le vin de Bourgogne est un produit hérité de l'histoire, une histoire qui remonte à deux millénaires, traversant les siècles avec son cortège de traditions et d'héritages.

Il n'est sans doute pas excessif de parler d'une véritable "civilisation du grand vin" pour parler de la Bourgogne, tant le breuvage nous apprend sur la région et son histoire. Sa grande histoire tout d'abord, puisque l'auteur décrit avec précision les grands moments de l'évolution du vin de Bourgogne, depuis l'arrivée de la vigne en provenance d'Italie entre 400 et 100 avant Jésus-Christ. Dès les Gaulois, le fruit prend donc racine dans la région, traversée par les Francs et les Burgondes (peuple qui donnera son nom à la région). Entre Nord et Sud de l'Europe, la région a connu un certain développement : une ville comme Autun est alors une métropole culturelle et universitaire, tandis que l'abbaye de Cluny fait partie des plus grandes églises de la chrétienté d'alors. Le développement du vin est alors lié à l'essor des ordres monastiques comme ceux de Cluny et de Cîteaux. Le rôle des moines est ici déterminant, dans la mesure où ils forment des lignées de spécialistes, ce qui permet une notoriété et une diffusion des connaissances (hors secrets de fabrication !). Amélioré au fil des générations, le Bourgogne se retrouve propulsé au rang de produits de luxe sur les tables des papes, des rois, des cardinaux et des princes. Parce qu'ils ont vécu sur un patrimoine toujours enrichi et jamais redistribué, les ordres monastiques, qui ont connu une véritable " accumulation capitaliste " jusqu'en 1789, ont parfois attiré des rancœurs parmi la population.

Ce vin est aussi celui des grands ducs : l'histoire régionale est liée à l'empire de Charles Quint, et à ses possessions en Belgique et aux Pays-Bas. On peut parler de " siècle bourguignon " pour la période allant de 1364 à 1477, date de la disparition de Charles le Téméraire. Le subtil breuvage fait alors souvent office de cadeau diplomatique permettant d'affirmer une certaine image de marque. Le vin de Bourgogne verra également l'affirmation des Lumières et l'essor de la bourgeoisie : la Révolution sera ici bien accueillie, puisque la redistribution des biens de l'église patiemment accumulés a pu bénéficier à la bourgeoisie des villes et aux vignerons aisés. À cette ère de vin des négociants suit une période où les vignerons sont plus visibles, avec l'apparition de la vente directe par le producteur, ce dernier sortant de l'oubli. Ces différentes phases constituent le contexte socio-économique dans lequel le vignoble a développé une image de luxe, de qualité et de renommée commerciale.

La "grande histoire" ne permet pas toutefois de comprendre seule le développement du vin de Bourgogne. On observera d'ailleurs tout au long de l'ouvrage le poids des acteurs individuels, le passage de grands témoins historiques ou l'invention de traditions. L'émergence d'un grand vin est le fruit de l'œuvre conjuguée de l'homme et de la nature. Il est certes très rare de voir des vignes bourguignonnes portant le nom d'une famille, il n'en demeure pas moins que le rôle des acteurs individuels n'en est pas moins fondamental dans le développement des techniques et des goûts, ou dans l'adaptation de tel ou tel cépage sur un territoire donné. Des lignées embarquées dans l'aventure du vin, dynastie nobles, bourgeoises ou vigneronnes, "s'estiment, s’aiment ou se déchirent parfois pour la même passion dévorante, ce feu intérieur qui les brûle pour l'objet le plus immatériel qui soit : le vin, leur vin, le plus grand vin possible" (p.210).

On retrouvera en outre tout au long de l'ouvrage un grand nombre d'amateurs de Bourgogne, l'auteur citant çà et là des références littéraires, comme Stendhal ou Alphonse de Lamartine ; historiques, avec Louis XI (qui s'intéressa au Volnay), Napoléon (pour le Gevrey-Chambertin) ou Thomas Jefferson, qui ramena de précieuses bouteilles la Maison-Blanche ; ou bien encore artistique, Hitchcock se définissant lui-même comme un "Burgundy man" (p.132).

On découvrira que c'est le prince de Conti qui offrit son nom au vin de Romanée au XVIIIe siècle, la plus petite AOC de France, dont le prix atteint parfois des sommets. On retrouvera également celui qui a été maire de Dijon de 1945 à 1968 (jusqu’à ses 92 ans), le chanoine kir, dont la recette alliant crème de cassis et Bourgogne aligoté à fait le tour du monde (il en a toutefois été davantage le diffuseur que l'inventeur).

Dans ces conditions, on mesure la justesse de l'expression " culture du vin " pour désigner un produit qui est également aujourd'hui synonyme de patrimoine et d'art de vivre. "Civilisation restreinte devenue mondiale, civilisation ancestrale pénétrée par les sciences et techniques, civilisation agricole s'appliquant désormais à créer un produit culturel et de luxe. En l'espace de quelques années, la Bourgogne peut et doit relever ces trois défis" (p.13). La Bourgogne doit donc bien avoir, selon l'auteur, la politique culturelle de son vin, un héritage précieux.


Un vin à l’éclat certain

Produit de l'histoire, le vin de Bourgogne est également étroitement lié à un territoire, ou plutôt à des territoires. Selon Michelet, " la France n'a pas d'éléments plus liant que la Bourgogne, plus capable de réconcilier le Nord et le Midi " (p.203). Il faut noter d'emblée que la Bourgogne viticole ne correspond pas à la Bourgogne historique, celle-ci ayant d'ailleurs été largement redessinée à la Révolution française. L'auteur exclut de son propos le Beaujolais, située à la frontière de la région lyonnaise. En revanche, il décrit avec moult détails les vins de l’Yonne, de la Côte-d'Or et de la Saône-et-Loire : on retrouve, entre autres, le Gevrey-Chambertin et le Clos-de-Vougeot, le Pommard et le Chassagne-Montrachet, le Mercurey et le Pouilly-Fuissé, ou encore le Rully et le Meursault, sans exhaustivité. On y rappelle le dédain réciproque que s’opposent Dijon et Beaune. Cette dernière, proche du Morvan, qui a accueilli les ducs de Bourgogne, est par ailleurs le siège du musée du vin, premier éco-musée de France en 1945 grâce à Georges-Henri Rivière. À chaque vin, on retrouvera ses origines, son extension géographique, ses cépages, ses classifications et ses figures marquantes.

On délimitera même très précisément ces extensions à l'aide de cartes en couleurs ces territoires, ces différents vins étant présentés avec grand renfort d'illustrations photographiques.


Le domaine d'appellation des vins est d'ailleurs strictement encadré par la loi, les appellations d'origine contrôlée ayant été l'occasion de multiples négociations. "Quand les AOC ont été instituées durant les années 1930, chaque vignoble français a choisi sa clé de voûte. La propriété, l'entité foncière et la marque pour Bordeaux ; le cépage pour l'Alsace ; la marque pour le champagne ; le terroir, le cru, le climat pour la Bourgogne. Admirable diversité, si rare en France, où l'uniformité parisienne a toujours été de règle" (p.21). L'importance attachée au terroir a notamment eu pour conséquence un morcellement des parcelles, un même domaine pouvant produire une dizaine d'appellations différentes. Si " la vigne est une culture pérenne " (p.29), elle n'en connaît pas moins des évolutions liées par exemple au développement d'un vin bio qui était inconnu jusque dans les années 1980, et qui a le mérite de rappeler (même s’il est marginal) que le sol n'est pas seulement d'essence géologique, mais également microbiologique. "Durant les années 1950, le cheval quittait la vigne, à jamais pensait-on. En 2010 il redevient le must absolu des labours. En 1950 une vigne bien soignée ne comportait pas le moindre brin d'herbe. En 2010 au contraire, on enherbe..." (p.228).
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À côté de cette géographie de la production, on trouve également une géographie des consommateurs et une géographie des propriétaires financiers. La Bourgogne a depuis fort longtemps exporté ses vins de qualité, vers l'Angleterre qui a été jusqu'à récemment le premier client étranger, vers l'Allemagne, vers la Russie et les États-Unis, est aujourd'hui de plus en plus vers l'Asie. De ce point de vue, le Bourgogne possédait une identité forte et reconnue internationalement : il suffit de voir les fausses appellations de Chablis qui prospèrent et la spéculation autour de certains grands crus pour en être persuadé. Le nom du Chablis a en effet connu une fortune universelle et étonnante depuis un siècle, étant sans doute le vin blanc le plus connu au monde, alors même que son domaine s'étend précisément sur une vingtaine de kilomètres, sur le lit d'une petite rivière, le Serein.

Avec force détails, l'auteur reprend ici comme pour d'autres vins les grandes distinctions existantes, dans le cas présent, il fait l'inventaire des différents climats du Chablis grand cru, du Chablis premier cru, du Chablis et du petit Chablis. Au-delà de l'exportation des produits, la région a été capable de développer l’œnotourisme dès les années 1920 - 1930, brouillant ainsi les frontières entre l'économique et le culturel, ou plutôt en transformant un acte économique en geste culturel. De nombreuses confréries gastronomiques et vineuses (comme la Confrérie des Chevaliers du Tastevin) ont pu contribuer à mettre en avant les produits locaux, en incluant les Crémants de Bourgogne, la Prunelle ou le Ratafia. La géographie financière doit être observée avec plus de recul ; pour le dire en quelques mots, "en rachetant une importante maison de négoce-éleveur ainsi que son vaste domaine, tel ou tel à New York, Shanghai ou Paris peut acquérir soudain une forte position dans le vignoble. Quand ce propriétaire fortuné réalisera qu'il ne perd pas d'argent mais qu'ils n'en gagnent pas énormément, et que pour réussir à gérer cinquante appellations et trente millésimes, il doit tout remettre entre les mains de Bourguignons (et souvent les enfants des vendeurs), il prendra plaisir à son achat en prenant conscience de l'essentiel : on n’achète pas un climat, mais seulement le droit d'en vinifier les raisins, d’en produire le vin ; on n'achète pas le patrimoine culturel, intellectuel, professionnel de cinq ou six générations successives, mais seulement des locaux, des marques, un nom... Dès lors, le vin de Bourgogne demeurera toujours chez lui" (p.242).

Que reste-t-il au final de ce grand voyage dans le temps et dans l'espace des vins de Bourgogne ? Cet ouvrage est le fruit d'une grande érudition, sans toutefois tomber dans le piège qui consisterait à nous livrer un texte purement descriptif. Toutefois, on souhaiterait parfois davantage que l'auteur utilise une approche comparée avec d'autres grandes régions pour montrer la singularité du Bourgogne. On notera également que la première partie sur le vin de Bourgogne et la dernière sur l'art de vivre local ne semble faire encercler la présentation du vignoble bourguignon, véritable pièce de résistance du livre représentant chaque grand vin. L'ouvrage peut également être lu de manière non linéaire, révélant ainsi sa richesse autrement que par la suite des grands domaines mentionnés, le lecteur se trouvant en quête d’une certaine unité dans la diversité des vins de Bourgogne