Un livre collectif qui interroge la tendance à la "normalisation" de la représentation de la période nazie (1933-1945) dans le cinéma allemand contemporain.

Les rapports entre la SS et la Wehrmacht, Auschwitz et ses camps satellites, les résistances allemandes, les bombardements alliés, sont autant d'objets autours desquels s'articulent les représentations contemporaines du national-socialisme en Allemagne. Le cinéma leur a donné des figures : Sophie Scholl jouée par Lena Stolze dans Die Weisse Rose (La Rose blanche, 1982), Adolf Hitler incarné par Bruno Ganz dans La Chute (Hirschbiegel, 2004) et, de manière de plus en plus récurrente, des acteurs de l'histoire, suiveurs, victimes et bourreaux, ayant accepté de témoigner face caméra dans des docufictions. Depuis la réunification, ces productions culturelles semblent concourir à une relative normalisation de cette période et à rendre compte, avant tout, des souffrances vécues par les populations allemandes. Le modèle de représentation dominant ne serait ainsi plus celui qui consiste à insister sur les victimes des Allemands, comme durant les années 1960-80, mais sur les Allemands comme victimes (p. 230). L'ouvrage collectif, Le national-socialisme dans le cinéma allemand contemporain, propose de déplier les différentes dynamiques qui expliquent cet état de fait. Pour cela, les chercheurs associés à cette publication ont consciemment privilégié des films produits en Allemagne de l’Ouest (sans pour autant éviter d’effectuer des comparaisons avec des films est-allemands) et réalisés au cours des vingt-cinq dernières années (1989-2013).

Les deux premiers chapitres proposent ainsi une périodisation, d'abord de la mémoire du national-socialisme entre 1945 et aujourd'hui (Hélène Camarade), puis de l'évolution du discours mémoriel sur ce sujet au cinéma (Claire Kaiser). Si la stricte partition entre ces deux niveaux apparaît d'abord comme frustrante, elle se révèle en fait productive car elle permet d'identifier un certain nombre de décalages. En effet, le constat sur lequel se conclut la lecture de l'article d'Hélène Camarade est celui de la quasi-absence du cinéma comme vecteur mémoriel. Si les rôles respectifs de l'État, de la justice, de la sphère médiatique, des chercheurs, des architectes, des romanciers, des auteurs de théâtre et des artistes en général sont identifiés, celui du cinéma n'apparaît qu'en fin de liste à travers l'exemple du seul film d'Olivier Hirschbiegel (2004). Les productions cinématographiques semblent avoir peiné à s’imposer avant la fin des années 1990. La fonction jouée par le Nouveau cinéma allemand entre le début des années 1960 et le milieu des années 1980 (Rainer Werner Fassbinder, Werner Herzog, Theodor Kottula, Volker Schlöndorff, Hans-Jürgen Syberberg, Wim Wenders), soulignée dans le second chapitre, est absente. Il y a là un point intéressant qui met immédiatement en question le sujet abordé. Le cinéma a-t-il joué un rôle significatif dans la construction du rapport que les Allemands d’aujourd’hui entretiennent avec les années 1933-45? Cela ne s'est-il pas plutôt déroulé dans d'autres sphères ?
 
Cette seconde hypothèse paraît particulièrement pertinente en ce qui concerne la représentation du génocide des Juifs. Ainsi, au niveau général, un paradigme mémoriel dans lequel la Shoah occupe une place centrale (1965-2005) a succédé au temps des stratégies d'autodéfense et à l’aménagement d'une place limitée à ce passé traumatique (1945-1965). Au niveau du cinéma, après une période d'oubli (1945-1960), une approche plus critique s'est développée (1960-1989), avant qu'une volonté de normalisation ne s'impose (1989-2013). Le cinéma allemand ne semble cependant jamais s'être approprié de manière centrale le thème du génocide (André Combes, p. 54-55). Si un article de Julie Maeck (qui avait participé au colloque à la base de ce livre), dont les travaux portent notamment sur les représentations filmiques de la Shoah en Allemagne depuis les années 1960, aurait permis de nuancer un tel constat, celui-ci conduit à poser une autre question. Pour comprendre le rapport des Allemands aux années 1933-45, les productions nationales sont-elles à privilégier de manière systématique? Une place plus importante n'aurait-elle pas pu être aménagée à des films français comme Shoah (Lanzmann, 1985), italien comme La Vie est belle (Benigni, 1997), américains tels qu’Holocauste (Chomsky, 1978 - en fait une série télévisuelle) ou encore La Liste de Schindler (Spielberg, 1994), comme l'a fait notamment Martina Thiele (cf. Publizistische Kontroversen über den Holocaust im Film, Lit, Münster, 2001) ? La prise en compte de ces films aurait certainement conduit à conclure que les réalisations qui ont durablement transformé la perception du passé ne sont, pour la plupart, pas allemandes.

Si le choix effectué pour ce livre est donc restrictif quant à la compréhension du rapport des Allemands au cinéma, il permet en revanche, du côté de la création, de travailler sur la succession de trois générations de réalisateurs. En effet, dans le modèle proposé par Claire Kaiser, les réalisateurs ayant vécu eux-mêmes la période nazie ne l'abordent que très peu, avant qu'une approche plus critique de la "génération des pères" ne soit mise en place, puis qu’au tournant du vingt-et-unième siècle les petits-enfants aspirent à une vision plus distanciée du passé. Cette clef d’interprétation est particulièrement pertinente dans ce cas. Elle permet notamment d'identifier une même tendance à l’œuvre depuis dix ou vingt ans : une volonté de normalisation. C’est ce sujet qui est placé au centre des chapitres suivants. Il est abordé par une succession d’études de cas. Celles-ci portent aussi bien sur des réalisateurs, tels qu’Alexandre Kluge (dans l’article d’André Combes) ou Harun Farocki (pour Sylvie Rollet), que sur des films singuliers, Am Ende kommen Touristen (R. Thalheim, 2006) ou Rosenstrasse (M. von Trotta, 2004), des événements tel que l’attentat manqué du 20 juillet 1944 (article d’Edgar Lersch) ou des genres comme le docufiction (article de Matthias Steinle).

Tout l’intérêt des analyses présentées repose sur une volonté de réinscrire les productions les plus récentes dans la continuité des films diffusés depuis l’immédiat après-guerre. Ce choix s’accompagne d’une volonté de mener d’incessants allers-retours entre dimension esthétique, contexte socio-politique et débats historiens, qui font que le milieu du cinéma n’est jamais considéré de manière autonome. Ainsi, par exemple, l’analyse du film Edelweiss Pirates (Niko von Glasow, 2001) conduit à réévaluer le rôle trop souvent minoré des mouvances anarchistes au sein de la résistance allemande (article de Jean-Marie Tixier). Pour reprendre un terme utilisé par l'historien Henry Rousso au sujet du Chagrin et la Pitié (Marcel Ophüls, 1971), le film est appréhendé comme une contre-légende qui vient troubler la mémoire officielle (cf. Le syndrome de Vichy, Seuil, Paris, 1987). De même, la manière dont sont représentés les viols massifs de femmes allemandes par des soldats russes est interprétée en prenant en compte les enjeux géopolitiques expliquant leur sous-représentation jusqu’au début des années 1990 (article d’Hélène Camarade). Si ces deux articles sont exemplaires, ce modèle interprétatif conduit parfois, à donner une importance trop décisive au contexte et, de temps à autre, à des interprétations qui manquent d’empathie envers les films étudiés.

En fait, c’est à un questionnement sur l’existence d’un changement de paradigme dans la représentation du national-socialisme (situé entre 1998 et 2005 selon les auteurs), qu’est invité le lecteur. Les films des dernières années ne préfigurent-ils pas l’avènement d’une nouvelle identité nationale promouvant une vision plus consensuelle et apaisée de la période 1933-45 ? Si oui, cette tendance est-elle liée à une dégradation généralisée de la qualité esthétique des films diffusés ? À cette double question, une réponse positive est apportée tout au long de l’ouvrage. Les qualités esthétiques des productions réalisées après le changement de paradigme (1998/2005-2013) sont le plus souvent critiquées, car elles optent pour une "saturation de la perception" (selon l’expression de Matthias Steinle, p. 82), qui n’encourage pas les spectateurs à la réflexion. Les films sont perçus comme jouant trop avec les émotions primaires et l’affectif, pas assez avec le cognitif et la distanciation. Le kitsch et le pathos sont perçus comme triomphants, au détriment d’une vision plus politique. L’absence d’un point de vue clairement assumé et de choix formels identifiables, sont également reprochés à la jeune génération de réalisateurs allemands. Cette opposition repose, en fait, sur une distinction entre films grands publics et films d'auteurs. Celles-ci rappellent les analyses de Robert A. Rosenstone, qui distinguait à la fin des années 1980, d’un côté les films sur l'histoire cherchant à établir une nouvelle configuration narrative (principalement des films expérimentaux) et de l’autre les films sur l’histoire proposant une forme classique/mainstream ("History in images/ History in words : Reflections on the possibility of really putting history onto film", The american historical review, vol. 93, n° 5, dec 1988, p. 1173-1185). Les premiers étaient valorisés par le chercheur, car ils remettaient en cause les conceptions classiques de l’écrire de l’histoire, alors que la vision jugée trop paresseuse des seconds était critiquée.

Cette idée directrice se retrouve dans la plupart des textes réunis dans cet ouvrage. Ainsi, à une volonté de déconstruire "les mythifications multiples du documentaire nazi" identifiée chez A. Kluge dans les années 1960 (p. 59), succède dans les docufictions à grands succès une vision édulcorée du Troisième Reich, guidée par le "désir d’une réconciliation entre les générations d’une part, et avec l’histoire embarrassante de l’époque nationale-socialiste de l’autre (…)" (p. 95). Cela conduit souvent à mettre en avant le critère de la soi-disant authenticité, comme dans La Chute, alors que, des propositions formelles portant sur les derniers jours du Reich, moins axées sur la reconstitution, avaient été tentées par le passé (Valérie Carré cite La Fin de Hitler de Georg Wilhelm Pabst et 100 ans d’Adolf Hitler – La dernière heure dans le bunker du Führer de Christoph Schlingenstien, p. 244 et suivantes).  Sylvie Lindeperg explique cela en insistant sur le fait que pour "certains réalisateurs [le but] est la disparition de l’écart qui sépare notre présent du passé reconstitué" (p. 136). Annette Wievorka enfonce le clou, selon elle, "il n’y a plus de questionnement éthique (…) plus de questionnement historique aussi… et il n’y a plus de question" (p. 140). Et, si certains films récents sont considérés comme intéressants d’un point de vue formel et narratif, tels que En sursis (Farocki, 2007) ou Am Ende kommen Touristen (2008), c’est dans la mesure où le réalisateur est parvenu à proposer "un processus complexe de relecture des images" (Rollet, p. 107), ou encore car il privilégie une "remémoration, forcément distanciée" (Kaiser, p. 125), c’est-à-dire car il continue le travail engagé durant les décennies précédentes (1960-1980). Si cette conception est globalement justifiée au regard des films étudiés, elle n’en demeure pas moins marquée par une forme de nostalgie du Nouveau cinéma (dont les principaux auteurs alliaient critique politique et sociale à une réflexion formelle). Cette approche conduit à une conception parfois trop critique du cinéma allemand contemporain. Par exemple, une place plus importante aurait pu être accordée aux réalisateurs appartenant à "l’école de Berlin" qui revendiquent une approche moins commerciale du cinéma .

Enfin, la façon dont certaines images très connues se voient attribuées d’autres significations dans des fictions contemporaines (resémantisation) est, elle toujours interprétée comme menant à une déculpabilisation des Allemands vis-à-vis du nazisme. Comme l’écrit Konrad Harrer, il est possible d’identifier "une tendance [généralisée] à mettre en avant un élément susceptible de nuancer l’image des Allemands à l’époque du nazisme" (p. 198). Ainsi, le principe qui s'impose consiste à expliquer que Grand-père n'était pas un nazi - pour reprendre le titre d'un ouvrage récent (Sabine Moller, Karoline Tschuggnall et Harald Welzer, trad. de l'allemand par Olivier Mannoni, Grand-père n'était pas un nazi, Gallimard, Paris, 2013, 344 p.). Selon le chercheur, de telles représentations conduisent à une vision mythologique du passé, qui ne prend pas en compte les acquis de l’historiographie. Dans ce cadre, l’utilisation de thèmes visuels propres au génocide des Juifs pour représenter des victimes allemandes non-juives est régulièrement critiquée. L’hypothèse interprétative globale, formulée à plusieurs reprises, est qu’un retour aux thèmes consensuels des années 1950, supplanterait progressivement ceux plus critiques des années 1960-80. Ce tournant mène à l’accentuation d’un processus d’auto-victimisation, qui diluant le sentiment de culpabilité des Allemands, permet un "retour à la normale". Cela participe à une forme de réintégration de la période nationale-socialiste à l’histoire de l’Allemagne. Ainsi, pour la première fois depuis l’immédiat après-guerre, les représentations cinématographiques nationales sont en synchronie, voire devancent peut-être, les autres sphères de l’espace public allemand