C’est à un sidérant et pessimiste morceau de bravoure que nous convie Martin Scorsese dans son dernier film. Quel plaisir de le retrouver au meilleur de sa forme – après deux films non moins importants, Shutter Island et Hugo Cabret – pour Le Loup de Wall Street, une grande fresque orgiaque sur l’argent et sa démesure.

Le cinéaste a toujours affectionné les personnages de malfrats qui, malgré leur trajectoire brisée, retrouvaient une forme de superbe sous l’œil de sa caméra. Des anges tragiques, déchus, en attente de leur propre rachat et néanmoins pétris de religiosité. Point de salut pourtant dans cette odyssée amorale qui narre l’histoire vraie de Jordan Belfort, petite pouce de la finance qui finit par devenir un cador du courtage avant de détourner des millions de dollars au détriment de ses clients – qu’il n’a d'ailleurs, à l’heure actuelle, toujours pas remboursés. Inspiré des mémoires livresques dudit courtier, le film ne fait l’économie d’aucun des excès de ce mégalomane avéré, qui harangue ses collaborateurs tel un empereur romain, motivant ses comparses à coup d’orgies et de drogues dures.

Tout commence à l’orée des années 90, lorsque les affairistes de la haute finance commençaient à avoir le vent en poupe et œuvraient – déjà en toute impunité –  à "ne créer que dalle et à… réinvestir (le) gain" comme le proclame le personnage interprété par Matthew Mc Conaughey, dans une scène délirante de passation de pouvoir. Mais le film est bien entendu également à rattacher au continuum historique de la crise de 2008 et du naufrage économique qui s’en est suivi. C’est la spirale de l'addiction qui est ici analysée. Avec une frontalité presque convulsive, le film ne cesse de faire durcir la collusion entre jouissance et argent, un argent fou stimulé jusqu’à la vanité, comme en attestent ces billets de cent dollars que Jordan jette à la poubelle.

Dans Casino (1996), la fiction s’emparait de détails quasiment documentaires, qui permettaient de comprendre, à travers les "trajets de l’argent", les tenants et les aboutissants  des magouilles. Ici, ce n’est pas tant le circuit de l’argent qui intéresse Scorsese : tout juste comprend-on les phénomènes de l'escroquerie en règle et de l’évasion fiscale, mais jamais les mécanismes économiques ne sont disséqués sous l’angle didactique que développait, par exemple, le film Margin Call (J.C. Chandor, 2011). Ce qui est à l’œuvre, c’est l’effet malade, engloutissant et jouissif de l’argent sur une civilisation en sursis. Au royaume des monstres, les cyniques sont les rois et portent en eux les germes de leur propre destruction.

La toute-puissance d’un cinéaste en pleine possession de son énergie narrative (voir si l’on en doute ces scènes de liesse répétées jusqu’à l’ivresse, où Jordan harangue ses collaborateurs) déjoue étonnamment le danger de la fascination pour son objet et instaure une sorte de distance sardonique face à cette danse vers l’abysse. On sent Scorsese en état d’alerte rouge face à ce qu’il filme, ce qui produit un exotisme inattendu, ce sentiment d’assister à une foire de freaks au carrefour de la bêtise et de la vulgarité la plus crasse. Il y a un mouvement presque régressif et teigneux dans ces scènes de tchatche pure comme n’en avait jamais osées Scorsese, qui irriguent son film d’un bain de jouvence tout à fait inédit. C’est bel et bien à un gigantesque carnaval d’Halloween que nous sommes conviés et dont Jordan est le maître de cérémonie. Il faut le voir à l’œuvre, acteur et metteur en scène de son propre discours, exhiber les fils d’une parole vide qui prétend fabriquer du discours autant qu’elle élabore du spectacle.

A ce jeu étourdissant, DiCaprio est la marionnette en chef, presque monstrueuse. Quand il prononce son sabir à l’égard de ses employés, ou quand il transforme son corps en verre de terre lors d’une scène hallucinante où, proche de la paralysie cérébrale, il rampe vers sa voiture, sa machine burlesque vampirise le film. Porté par son acteur principal, ce Loup de Wall Street monstrueusement survolté possède l’ampleur d’une grande fresque contemporaine, qui expose, par les moyens intoxiquants du cinéma, le constat sans espoir de la dislocation d’un monde