Axel Honneth amplifie son concept de reconnaissance en procédant à la lecture d’ouvrages centraux (Lévi-Strauss, Bourdieu, Hegel, Kant, …).
On ne redira jamais assez l’importance de la philosophie d’Axel Honneth (1949), importance pour le champ philosophique allemand, pour les orientations actuelles de l’Ecole de Francfort, pour la pensée de la reconnaissance et ses exigences de justice. C’est une philosophie qui articule brillamment des analyses sociologiques et des énoncés axiologiques, c’est-à-dire des énoncés forgés à partir de valeurs à défendre.
La carrière de Honneth est suffisamment répertoriée pour que nous ne nous y attardions pas. En 1977, il devient attaché de recherche à l'Institut de sociologie de l'université libre de Berlin. Docteur en 1983, sur la base d’une thèse sur Foucault et la Théorie critique, il devient l'assistant du philosophe Jürgen Habermas, enseigne ensuite à Constance, et finalement succède à Habermas à la chaire de philosophie de l'université de Francfort.
Dans un compte-rendu précédent, nous avons eu l’occasion de préciser, grâce à un autre volume (Paris, La Découverte), comment cette pensée s’était constituée, puis s’était modifiée en fonction des nouvelles conditions du système industriel. La focalisation de Honneth sur les rapports entre le travail et l’émancipation s’est distendue. C’est la question de la culture qui, d’ailleurs pour toute l’Ecole de Francfort, est rapidement devenue la question centrale de la réflexion philosophico-politique. C’est en ce point que la notion de reconnaissance a émergé. Ce concept, à partir duquel s’organisent depuis longtemps tous les ouvrages de l’auteur, lui permet de relier l’analyse sociale et une nouvelle théorie de l’émancipation. Ainsi revient en avant la dualité sur laquelle toute sa réflexion repose : tenir compte des luttes sociales pour la reconnaissance en les valorisant à partir de normes morales déduites de la notion même de reconnaissance. Voilà qui fait de sa philosophie une philosophie politique et plus spécifiquement une philosophie de la justice sociale.
Le volume que nous commentons est le tome un d’un ensemble qui en comprend deux. Et comme nous ne disposons que du premier volume, renvoyons pour la présentation de chacun aux propos de l’éditeur, avant de revenir nous-mêmes sur la première des deux publications :
Ce que social veut dire est un ouvrage en deux tomes, destiné au seul lecteur français. Il entend permettre à ce dernier de comprendre, à travers quelque vingt-cinq textes échelonnés sur vingt ans, l'évolution théorique d'Axel Honneth, représentant de la troisième génération de l'École de Francfort. Le premier volume (Le déchirement du social) rassemble les contributions dans lesquelles Honneth, à travers la confrontation avec des auteurs classiques (Kant, Fichte, Hegel) ou contemporains et la philosophie sociale (Sartre, Lévi-Strauss, Merleau-Ponty, Castoriadis, Bourdieu, Boltanski et Thévenot), précise les caractères constitutifs de la "lutte" sociale pour la "reconnaissance".
Le second (Les pathologies de la raison, à paraître) appliquera la théorie de la reconnaissance au vaste domaine du diagnostic des injustices et des pathologies sociales (confrontations avec Adorno, Benjamin, Neumann, Mitscherlich, Wellmer, mais aussi la psychanalyse et la théorie de la justice). Ces deux aspects de l'évolution théorique, éclairer les causes des conflits sociaux et étudier comment ils peuvent être justifiés et jugés sur le plan normatif, sont ici distingués en deux volumes pour un souci de lecture, bien qu'ils se soient toujours chevauchés et mutuellement fécondés, dans un projet global très précis : rapporter toute vie sociale au désir des sujets de valoir aux yeux de leurs semblables comme des personnes à la fois dignes de considération et dotées d'une individualité unique.
Cela étant indiqué, qui ne dépend pas de nous, il convient de souligner que les articles rassemblés dans le volume un sont extraits de trois ouvrages de Honneth publiés successivement en 1999, 2007 et 2010. Que le volume soit composé pour un « lecteur français », n’est pas évident à comprendre, sinon à se référer à trois présupposés : le premier étant que le public « français » est imbu d’une idée particulière que l’on devrait satisfaire ( !) ; le deuxième étant que le public français s’intéresse uniquement aux commentaires allemands d’auteurs français (c’est le cas de la deuxième partie de l’ouvrage qui concerne : Jean-Paul Sartre, Claude Lévi-Strauss, Maurice Merleau-Ponty, Cornelius Castoriadis, Pierre Bourdieu, Luc Boltanski et Laurent Thévenot) ; le troisième étant que le public français n’a pas eu accès à de nombreux ouvrages de Honneth et qu’il est souhaitable de lui donner au moins à lire des extraits desdits ouvrages.
Laissons cela de côté. Et annonçons le plaisir qui peut exister de lire des articles, avec lesquels on peut être en désaccord, mais qui sont fort bien conçus, et qui font montre d’une grande domination des sujets traités.
Dans un article consacré à Immanuel Kant, intitulé "De l’irréductibilité du progrès", et sous-titré, "La relation de l’histoire et de la morale selon Kant", Honneth cherche à montrer à quelles conditions la philosophie kantienne de l’histoire peut être à nouveau féconde pour le présent. On sait que cette idée de progrès a été défendue par Kant, mais qu’elle a perdu de sa crédibilité désormais. Elle était trop souvent interprétée sous la forme d’un déploiement anonyme , une sorte de développement ascentionnel inéluctable, portant systématiquement l’humanité vers le meilleur. D’une certaine manière, la notion kantienne d’un "dessein de la nature", moteur du progrès, revenait au même, puisqu’elle ne faisait pas du progrès l’ouvrage des efforts conjugués des sujets humains. Or, montre Honneth, Kant ne donne pas un seul modèle d’explication du progrès et d’une téléologie du progrès. Il en donne deux, au point que, si nous nous fondons sur le deuxième modèle, nous obtenons une théorie du progrès plus proche d’une processus d’apprentissage dont nous sommes les héritiers et dont nous devons nous faire les continuateurs. C’est dire si le progrès pourrait être repensé moins à partir d’un modèle linéaire et cumulatif, qu’à partir d’une articulation entre l’usage public de la raison (la délibération et le choix publics), la répartition égale du pouvoir culturel et l’appui sur des connaissances des événements passés. Le social et le politique sont venus en avant du dispositif sociétal.
Il est bien évident qu’il faut suivre ces articles, puisque l’auteur n’est pour rien dans le découpage présenté, en y entendant deux choses : la nécessité de lire chaque article pour lui-même et l’examen de la composition d’ensemble, qui a pour objectif de mieux faire connaître l’œuvre de Honneth. Quant aux articles, on retiendra que chacun entreprend une sorte d’étude historique (Kant, Fichte, Hegel, ...) destinée à apporter quelque pierre à la théorie de la reconnaissance, même si l’auteur étudié est loin de cette problématique. D’article en article, Honneth cherche bien à déceler des points d’appui pour mieux étayer ses propres concepts. Quant à l’image d’ensemble donnée de la théorie de la reconnaissance, ..... ?
L’article consacré à "La nécessité transcendantale de l’intersubjectivité", portant sur Fichte et le deuxième théorème du fondement du droit naturel, poursuit la résolution du problème du passage de la subjectivité à l’intersubjectivité, tel que le pose le philosophe du droit. Ce sur quoi insiste Honneth, c’est sur l’abandon du monologisme, condition d’une doctrine du droit. Et l’on voit bien ici se profiler un souci : écarter les propos et les théories qui tournent autour d’un primat d’une réflexion solitaire. Ce qui intéresse Honneth, c’est d’argumenter dans l’optique de Fichte, qui aura recours à la notion « d’appel » (de l’autre), tout en lui trouvant de nouvelles voies possibles d’analyse. Et ici celle qui permet de conceptualiser la subjectivité comme fondamentalement dépendante d’un rapport d’intersubjectivité préalable. Le rapport à l’autre ne peut donc être le produit d’opérations subjectives.
Vient ensuite un article sur Hegel, "Du désir à la reconnaissance". Il s’agit d’examiner la fondation hégélienne de la conscience de soi. L’attrait de Hegel est évidemment fonction du concept même de reconnaissance, tel qu’on peut l’appréhender dans la Phénoménologie de l’esprit. Honneth prend d’emblée des précautions, connaissant les impasses des lectures anthropologiques du thème de la « lutte à mort », au sein duquel émerge la reconnaissance (Alexandre Kojève, en particulier). « Les objectifs de Hegel étaient beaucoup plus fondamentaux que l’interprétation historicisante ou sociologisante ne voulait l’admettre : ce qui l’intéressait, ce n’était pas un événement historique ou un processus conflictuel, mais un fait véritablement transcendantal, qui devait signaler une condition de toute sociabilité humaine ». En quelques formules, Honneth rectifie la perspective : Hegel se focalise plutôt sur la sortie de l’homme de l’auto-référentialité, et sur la saisie de la dépendance. Et ce que retient Honneth est ceci : l’accès à la conscience de soi est lié à la reconnaissance intersubjective. L’examen du développement de Hegel est accompli en prenant pour pivot la question du désir (avec l’aide de Donald Winnicott), puis son dépassement dans la rencontre avec l’autre.
Cet article est complété alors par un autre, portant à nouveau sur Hegel, mais le Hegel du droit. Après avoir noté le caractère parfois déroutant des Principes de la philosophie du droit, Honneth insiste sur un point central qui lui permettra ensuite de rebondir : le statut des institutions (garantes de la liberté). Plus globalement, il remarque que Hegel ne se satisfait pas de renvoyer le droit à la protection de la liberté individuelle par l’Etat. Il considère que la liberté individuelle doit pénétrer le matériau de la décision elle-même. Si le droit appartient à tous, alors il doit inclure les institutions et les dispositions objectives qui permettent à l’individu de s’identifier comme son propre « autre ». Et Honneth d’apprécier que « la méthode choisie par Hegel ne consiste pas à construire pour ainsi dire en pensée les conditions qu’il juge nécessaires à la réalisation de la liberté individuelle, pour les appliquer ensuite à la critique de la réalité sociale ; il entreprend plutôt de reconstruire de tels présupposés en identifiant dans la réalité sociale des sociétés modernes les configurations à travers lesquelles ils se sont déjà matérialisés au plan normatif.
Après ces confrontations avec les philosophes modernes, viennent celles qui concernent les philosophes qui lui sont contemporains. Ainsi, maintenant, Sartre, Lévi-Strauss, Merleau-Ponty, Cornelius Castoriadis, Pierre Bourdieu, Luc Boltanski et Laurent Thévenot viennent en avant.
Devant l’impossibilité de passer chacun de ces article au crible, contentons-nous de remarques dispersées. D’une certaine manière, cette section revient sur la précédente, mais à rebours. Chez Sartre, Honneth retient le scepticisme – toujours de mise - à l’égard des possibilités d’une intersubjectivité réussie. Ainsi peut-il renforcer, avec ses propres concepts, son projet d’une philosophie sociale critique, guidée par l’idée de liberté communicationnelle. En ce sens, il étudie, chez Sartre, la situation où « je » suis regardé par autrui, d’où ressort, en marge des échappatoires, que la conscience de moi-même s’acquiert par des voies intersubjectives. Et opère la critique de ce qui devient, à ses yeux, un échec, avoir mis le conflit au centre des relations intersubjectives. Mais un conflit qui vise à défendre un modèle de reconnaissance réduit à une simple lutte pour l’auto-affirmation individuelle.
Sa lecture des travaux de Claude Lévi-Strauss est un peu différente, quoiqu’elle procède aussi à un dépouillement qui le reconduit à ses préoccupations. Il définit en Lévi-Strauss un humanisme élargi, récusant la rupture avec la nature, à partir de trois traits. D’une part, l’agencement peu visible en ses textes d’une théorie scientifique et d’une idée philosophique directrice, une impulsion romantique issue de la lecture de Jean-Jacques Rousseau. D’autre part, l’organisation dans sa pensée d’un conflit de la modernité avec elle-même : si la modernité a rompu le lien organique qui unissait l’homme et la nature, ainsi que nous le montrent les sociétés « sauvages », il n’est pas nécessaire de retrouver ce lien de manière nostalgique ou réactive, il faut au contraire le reconstruire avec les moyens d’une science contemporaine. Enfin, l’élaboration d’une théorie de l’inconscient qui solde la question des rapports entre la nature et la culture à partir d’opérations mentales communes à tous les hommes. Honneth insiste sur deux points : ce dernier, concernant donc l’inconscient en tant qu’il organise des rapports sociaux, et la notion de réciprocité, intrinsèque à tout échange.
Plus le lecteur avance dans l’ouvrage, plus il voit se composer une cartographie des lectures de Honneth, assortie d’un relevé des concepts qui peuvent renforcer sa philosophie.
Tel est encore le cas de l’article sur Pierre Bourdieu. Le passage de Lévi-Strauss au sociologue est facilité par le fait que les premiers travaux de Bourdieu ont leur source théorique dans les travaux de Lévi-Strauss. Les rapports familiaux chez les Kabyles sont analyses au prisme du structuralisme, jusqu’à ce que Bourdieu tombe dans des embarras empiriques. Il réoriente alors son travail vers les formations symboliques, les systèmes de classification, en montrant comment ils dépendent de rapports d’intérêts. Les distinctions et hiérarchies sociales sont reconduites à l’utilité sociale. L’analyse de Honneth est cependant plus étendue en ce qui regarde le rapport entre les systèmes symboliques et les reconnaissances culturelles. En examinant la théorie de Bourdieu, c’est-à-dire sa généralisation de l’idée d’une lutte de concurrence symbolique dans les sociétés industrielles, ainsi que son concept englobant de culture, l’auteur se focalise sur ce qui est le moins connu à l’époque en Allemagne, d’autant que les schémas de réflexion des sciences sociales, dans ce pays, ne coïncident pas du tout avec ceux des travaux français. L’article résume et traverse toute la théorie de la distinction pour en montrer les fruits.
En fin de compte qu’est-ce que “social” veut dire ? Cet ouvrage, qui, répétons-le, n’existe que pour l’éditeur et le public français, compose moins un exposé théorique valant pour réponse à cette question, qu’il ne nous présente le travail de Honneth à l’œuvre. Un travail qui ne cesse de déplacer les anciens concepts centraux de la Théorie critique. Jadis, cette Théorie critique se focalisait autour du concept d’aliénation. Désormais, Honneth la recentre autour de la notion de reconnaissance. C’est cela que “social” signifie. Un social qui est d’abord condensé en une sorte de mépris, puisque simultanément on encourage dans notre société la reconnaissance que par ailleurs on dénie aux individus et aux groupes sociaux. C’est bien ce déchirement qui est souligné à chaque pas, dans cet ouvrage. Le social, c’est sans doute la grande question qui taraudait la philosophie de Habermas, auparavant, mais c’est désormais un concept philosophique de plein droit, un concept qui donne la clef d’une configuration économico-politique, mais simultanément la clef d’exigences éthiques, ancrées dans les expériences de sujets sociaux lésés dans leurs attentes morales et leurs espoirs de justice.
On ne saurait trop répéter que la lecture des travaux de Honneth est indispensable si l’on souhaite construire une théorie de la justice, de nos jours. Même si ce volume est curieux, du point de vue du découpage en tranches des œuvres de Honneth, il complète la série disponible en langue française
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