La montée en puissance des collectivités territoriales dans le domaine des politiques culturelles tient aujourd’hui de l’évidence, reléguant l’illusion d’un Ministère de la culture tout-puissant à l’arrière-plan. À ce titre, le présent ouvrage est une mise en perspective utile de ce qui peut être fait sur le terrain et à partir de celui-ci.
Magnifique illustration de cette dynamique, l’établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) Culture O Centre constitue une agence culturelle atypique, présentant un nouveau type de projet artistique et culturel ancré dans les territoires et s'appuyant sur le "faire ensemble". Partant d'un constat de l'échec de la démocratisation, de l'hybridation des arts, du bouleversement des hiérarchies de jugement et de goût ainsi que de l'importance de la révolution numérique, l'ouvrage est un témoignage de première main d'acteurs de terrain. Le propos est d’autant plus plaisant à lire qu’il cherche à développer plus particulièrement quelques expériences vécues.
Changer de regards : territoires et politiques culturelles
L’ouvrage d'Anne Gonon nous invite à sortir de la vision traditionnelle de politique culturelle : celle-ci viendrait du haut et reviendrait au fond au thème connu de la démocratisation. Or, trop souvent, malgré la multiplication des équipements culturels, force est de constater que les pratiques culturelles de ladite démocratisation profite au final pour l’essentiel aux urbains et aux diplômés. L'heure n'est donc plus à la projection d'un "prêt à consommer culturel sur un territoire" (p.9). C’est ce qui explique un glissement lexical opéré dans l’ouvrage, le terme de "public" étant par exemple remplacé par celui de "population", qui s’adresse à la singularité de chaque citoyen.
Face à la critique courante du coût de la culture, notamment pour des collectivités, l'auteur ne répond pas par une logique marchande, quantitative, comptant les touristes, les recettes ou les publics. L'approche proposée n'est pas non plus dans une logique administrative. Elle est à proprement parler une logique politique, considérant la culture comme un levier de cohésion sociale, l’expression d'une identité locale et le reflet d'une attractivité participant au développement économique et touristique de la région.
L’agence Culture O Centre participe de ce changement de perspective, par l’engagement populaire, l’écriture de projets avec les artistes et l’accompagnement dans le développement des projets. Autrement dit, "les problématiques clés de la gouvernance, des compétences des personnels, des complémentarités des financements, mais aussi de la conception d'un projet à l'identité singulière, ancrée dans le territoire et ses spécificités, sont autant de chantiers que Culture O Centre accompagne" (p.121).
Du "faire ensemble" au "vivre ensemble"
L’un des buts de l’agence culturelle consiste à encourager la pratique artistique (le "faire ensemble"), préalable à une plus grande cohésion sociale (le "vivre ensemble"), à travers différents événements.
En effet, la diversité des formes de pratiques culturelles proposée par Culture O Centre contribue à renforcer la logique politique que défend Anne Gonon. Elle souligne par ailleurs l'importance d'une désacralisation du rapport à la culture, qui implique par exemple de banaliser l'acte d'assister à un spectacle ou de diversifier les espaces de représentation. De ce fait, l’idée "d'aller vers" plutôt que de "faire venir à" implique un changement assez complet de l'approche traditionnelle. Il s'agit de faire avec et non plus seulement pour les habitants. L'exemple de l'immersion de sept clowns dans sept familles d'accueil pendant sept jours à Chinon (puis dans d’autres villes) montre ce changement de perspective : "il ne s'agit plus d’acheter un spectacle, mais d'organiser et d'accompagner la mise en place de la résidence, la rencontre avec les familles, puis d'accepter que le projet échappe, reste en grande partie invisible et produisent des effets" (p.42).
Ce point de départ inspire le travail de l’agence : "en travaillant les conditions de la rencontre entre artistes et population, Culture O Centre interroge la place de l'artiste et de l’art dans le quotidien de chacun et explore ainsi le lien entre art, culture et politique - au sens de la vie en société" (p.38). Cette rencontre suppose une connaissance fine des territoires de la région Centre, partagée historiquement entre le Berry, l’Orléanais et la Touraine. L’ambition de cette agence est de "susciter de l'adhésion et l'appropriation de l'événement, le festival n'étant que l'outil de cristallisation d'une mobilisation collective" (p.45). Les pratiques artistiques et culturelles exercées en groupe permettent l’émergence d’un espace de dialogue et de rassemblement dont les effets sont durables sur les territoires. Par ailleurs, l’agence ne se limite pas à un rôle d’organisation, elle se pense également comme "une plateforme de réflexion et d'expérimentation, une boîte à outils partagée qui multiplie les formes d'accompagnement, de formation et de transmission, afin de permettre à une diversité grandissante d'acteurs d'initier des projets" (p.73). D’une certaine manière, tout projet culturel initié est appelé à faire émerger des rencontres, laissant une trace durable.
Au final, on retiendra de l’ouvrage le récit stimulant d’un travail de terrain protéiforme de Chinon à Beaulieu-Lès-Loches, an passant par Landes-le-Gaulois ou Saint-Amand-Montrond, qui montre certainement qu’un aménagement culturel du territoire suppose une structuration de profondeur et une perspective de longue durée