Un ouvrage riche et hétéroclite sur les avenirs de l’archive filmique, abordée par le biais de sa conservation, de sa restauration et de son usage artistique.

André Habib et Michel Marie publient en 2013 aux Presses Universitaires du Septentrion, dans la collection dirigée par Giusy Pisano ("Arts du spectacle – Images et sons"), un ouvrage collectif intitulé L’avenir de la mémoire. Patrimoine, restauration, réemploi cinématographiques. Cette parution fait suite au colloque éponyme qui s’est tenu en février 2010 à la Cinémathèque québécoise de Montréal, ce qui explique en partie le caractère hétéroclite et original du volume. Il regroupe en effet des textes très différents, que l’on considère les champs disciplinaires (histoire, histoire culturelle, études cinématographiques, esthétique), les statuts des auteurs (universitaires, conservateurs, restaurateurs, artistes (la collaboration entre ces différents "usagers" de l’archive filmique est d’ailleurs au cœur du texte que signe Giusy Pisano)   ), la forme (synthèses, études de cas, panoramas historiques, essais théoriques, notes d’opinion) ou la langue des articles (cinq textes sur dix-neuf sont en anglais). Cette grande richesse est permise par la pluralité des approches et des points de vue autour d’un même objet : l’archive filmique, qu’on l’aborde par le biais de sa conservation, de sa restauration ou de son usage artistique.

L’objectif de l’ouvrage est annoncé par ses directeurs en introduction : "Quelles sont les conditions qui permettent de rendre actuels et vivants les multiples passés du cinéma, les multiples temporalités médiatiques de sa conservation, de sa diffusion et de sa réutilisation, afin d’échapper aux risques de la muséalisation pétrifiante tout autant qu’aux tentations sournoises des effets de mode, volatiles et passagers ?"   . Les deux écueils balisés par les auteurs – soit, d’un côté, la "muséalisation pétrifiante" et, de l’autre, la soumission aux "effets de mode" – renvoient à ce qui apparaît, à la lecture de l’ouvrage, comme le dilemme fondamental de toute institution ou acteur de la patrimonialisation du cinéma : faut-il conserver, montrer, ou les deux ? Et comment ? Dans un entretien avec André Habib, Dominique Païni (entre autres directeur de la Cinémathèque française de 1993 à 2000) confirme ainsi que "la distinction entre conservation et programmation demeure une question cruciale au sein des cinémathèques"   ; cette problématique occupe une place de choix dans le présent volume, même si bien des angles d’approches sont proposés.


Faut-il tout conserver ?

L’enjeu majeur qui s’impose aujourd’hui aux institutions est celui de la sélection des objets et documents à conserver, faute de place, de temps et, surtout, d’argent. Les nouvelles contraintes auxquelles doivent faire face les cinémathèques (développement des technologies numériques et tentation de s’en contenter, explosion quantitative de la production d’objets audiovisuels due à la démocratisation des pratiques amateurs, coupes budgétaires, etc.) imposent à leurs gestionnaires d’opérer des choix. Ils peuvent alors orienter leur institution vers l’une ou l’autre de ses prérogatives (conserver ou montrer) pour réduire les coûts (d’entretien des espaces et lieux de conservation dans un cas, d’entretien des salles de projection dans l’autre).

Plus, c’est maintenant la logique de rendement qui semble au cœur des politiques institutionnelles, ce que dénoncent plusieurs auteurs de l’ouvrage, notamment les professionnels de l'archive. Ainsi, Robert Daudelin, directeur de la Cinémathèque québécoise de 1971 à 2002, revient avec concision, dans un texte intitulé "La vie (des cinémathèques) commence à 50 ans…"   , sur l’intrusion des logiques de marché dans le domaine de la muséalisation du cinéma, estimant que "ces gestionnaires éclairés […] sacrifient la mission des cinémathèques sur l’autel de la bonne gestion"   . Pierre Véronneau, historien et conservateur à la Cinémathèque québécoise, lance lui aussi un signal d’alarme ; dans "La Cinémathèque québécoise : des collections, des questions et des défis"   , l’auteur appelle de ses vœux une politique culturelle cohérente de la part de l’institution à laquelle il appartient. Le dogme du "tout conserver", que plusieurs auteurs rappellent être le mantra d’Henri Langlois, membre fondateur de la Cinémathèque française, ne saurait survivre au XXIème siècle, qui voit la production d’objets audiovisuels augmenter de façon exponentielle. Faire des choix, sélectionner (ne serait-ce qu’entre différentes institutions qui coexistent et font parfois doublon, sans assurer vraiment leur mission pour autant), serait donc la clé de la réussite aujourd’hui. Dans une perspective similaire, visant à historiciser les politiques contemporaines, Christophe Falin – dans un texte assez utile (car très descriptif) à celles et ceux qui méconnaissent les institutions chinoises   – insiste sur l’importance du numérique et la prise en compte des marchés secondaires (éditions DVD par exemple) dans les orientations politiques actuelles, notamment en matière de restauration.

La lectrice ou le lecteur pourra cependant regretter que certains textes s’ancrent dans une posture cinéphilique et idéologique que l’on peut juger surannée, amenant leurs auteurs à réactiver des hiérarchies et des dichotomies héritées d’un temps où l’on ne pensait la singularité de la création artistique que dans son opposition intrinsèque à une industrialisation de la production et de la médiation culturelle. À cet égard, le texte de Jean-François Rauger   , actuel directeur de la programmation à la Cinémathèque française, suscite quelques haussements de sourcils, tant le mépris à peine déguisé pour ce que l’auteur nomme "une forme de cinéphilie post-moderne"   , engendrée par l’université (sic), surplombe l’article. Dans la lignée des théoriciens de l’école de Francfort, l’article fourmille d’expressions comme "la grande machine culturelle contemporaine"   , "liquidation d’un rapport traditionnel à l’art"   (au sujet du développement des événements ponctuels comme les Journées du Patrimoine ou la Nuit des musées, que l’auteur lit comme les stigmates de l’intrusion du "marché" dans la sphère culturelle), ou encore "fragmentation du cinéma lui-même"   . La rancœur semble grande à l’égard d’une institution présentée (étrangement) comme une concurrente à la Cinémathèque française : le Forum des Images, situé lui aussi à Paris. Lie de l’action culturelle en matière de cinéma selon Rauger, parangon de ce que la culture crypto-populo-postmoderne peut produire de plus détestable, le Forum est critiqué dans les règles de l’art (le "bel", bien sûr). Ainsi, "le Forum tente de contourner tout ce qui définit la nature du cinéma (l’impossibilité de l’interactivité, l’incompressibilité de la durée d’un film)"   ; l’auteur met en avant ici une "nature" ontologique du cinéma, définie en dépit de tout pragmatisme. Ainsi, les allusions aux choix de programmation du Forum des Images semblent surtout servir à l’auteur à réaffirmer ce qu’il estime être la mission de son institution : "la Cinémathèque se doit au contraire de redire cette dimension anti-zapping"   . Donc : de ne plus tout conserver.


Le "devenir" archive

Plusieurs textes de l’ouvrage, qu’ils le fassent ostensiblement ou non, mettent en lumière la dimension performative de la conservation et l’idée qu’une archive n’est jamais qu’une construction, soit que l’on "devient" archive. Dans ce cadre, épistémologique presque, l’activité muséale apparaît comme un levier déterminant dans la transformation d’objets en archives par le biais de leur conservation. Dominique Païni exprime ainsi, auprès d’André Habib, l’idée que "le cinéma trouve dans l’activité muséale un avenir, car il s’inscrit comme un art parmi les arts"   ou que "l’avenir du cinéma réside encore dans l’anoblissement muséal"   . Faire entrer le cinéma au musée (ce qui est le fondement de la plupart des cinémathèques, se présentant comme des "musées du cinéma"), c’est, en effet, anoblir, ornementer du sceau de la légitimité institutionnelle (ce que plusieurs auteurs ont mis en lumière au sujet d’autres pratiques artistiques légitimées par des institutions muséales, notamment Claire Calogirou au sujet du graffiti   ou Julien Péquignot au sujet du clip musical   ). Ainsi, l’archive n’existe que parce qu’elle est "activée", pour reprendre les termes de Païni   , ce qui fait écrire à André Habib, un peu plus loin dans l’ouvrage, que "la valeur de l’archive est toujours rétroactive"   . La conservation comme acte poïétique, comme "délivrance" de l’archive – pour prendre la métaphore de l’accouchement –, est une idée forte de l’ouvrage, traversant les textes à des degrés divers, mais toujours latente.

Si la conservation crée l’archive, et donc la valeur de l’archive, on comprend que la conservation du patrimoine filmique a, dans l’histoire, été au cœur d’enjeux politiques majeurs. Le texte d’Éric Le Roy   offre à ce sujet un éclairage bienvenu sur la conservation (l’auteur évoque plus volontiers la "spoliation") des films français par les Nazis durant l’occupation allemande. Le caractère performatif de la conservation n’est toutefois pas toujours connu ou apprécié par celles et ceux qui y participent, notamment lorsque la conservation s’effectue (presque) de façon involontaire, comme un effet collatéral de la diffusion d’objets audiovisuels. Le texte de Viva Paci   s’attache ainsi à retracer la façon dont les chaînes de télévision états-uniennes ont participé de la conservation d’un patrimoine cinématographique en archivant des films de cinéma dans leurs catalogues. Les rapports entre studios et networks sont, par ailleurs, très utilement renseignés dans le texte de l’auteure, qui intéressera donc beaucoup les lectrices et lecteurs concerné-e-s par l’histoire du studio system hollywoodien. Cette conservation "collatérale" est également au cœur de l’article de Will Straw. Dans "“Action Classics” : Way of Thinking about the Budget DVD Corpus"   , l’historien des médias livre une réflexion passionnante sur la façon dont les éditeurs DVD monétisent leurs catalogues filmiques et opèrent, par la publication de coffrets contenant de multiples films à des coûts très attractifs, une forme de patrimonialisation éditorialisée (notamment en termes de genre filmique).


Éthiques et techniques de la restauration

Un autre intérêt majeur de l’ouvrage est de proposer des éléments de compréhension, théoriques comme pratiques, de la restauration des films. Habib et Marie préviennent le lecteur dès l’introduction de l’importance d’une telle opération : "Une restauration ne relève pas seulement d’un savoir technique, mais aussi, et avant tout, d’une prise en compte historique profonde"   . Trois textes en particulier permettent de saisir les enjeux tant éthiques que techniques de la restauration. Le premier est une synthèse historique sur la tradition bolonaise de restauration des films, proposée par Marie Frappat   . Spécialiste des institutions italiennes   , l’auteure envisage la tradition bolonaise comme une "école", expression qu’elle entend mobiliser pour désigner une méthodologie singulière comme un cadre théorique propre. Les deuxième et troisième textes portant directement sur la restauration sont plus des cas d’étude, invitant à suivre le parcours d’une œuvre. Ainsi, Pierre Jutras se penche sur les trajectoires de Kamouraska (le film de 1972 de Claude Jutra, mutilé et remonté dès sa sortie) et Seul ou avec d’autres (le premier film de Denys Arcand), deux films ayant connu une restauration d’importance par la Cinémathèque québécoise   . Hervé Pichard, responsable de l’enrichissement des collections films à la Cinémathèque française, explique quant à lui les différentes étapes de la restauration de Lola Montès, le "chef d’œuvre maudit" réalisé par Max Ophuls en 1955.


Usages et pratiques artistiques de l’archive

Après la patrimonialisation et la restauration, c’est la question du réemploi cinématographique qui occupe les auteurs. Le lecteur appréciera la pluralité des points de vue, puisque l’ouvrage donne la parole à des théoriciens comme à des artistes. André Habib analyse ainsi avec finesse les relations entre le cinéma expérimental et le cinéma des premiers temps   , celui-ci étant fréquemment cité et réemployé par celui-là, rendant ainsi compte de "la dialectique" du passé et du présent. Gerda Johanna Cammaer, professeure de cinéma à Toronto et réalisatrice de found-footage movies, se concentre, quant à elle, sur les problèmes posés par son matériau premier de création : les films en 16 mm   . Dans ce corpus varié de textes sur le réemploi, c’est surtout l’idée d’"orphan" et d’ "ephemeral films" qui retient l’attention. Catherine Russel (spécialiste du cinéma expérimental) et Caroline Martel (documentariste et réalisatrice du film de montage Le Fantôme de l’opératrice en 2004) rendent, chacune à leur façon   , hommage à la démarche archivistique initiée par Rick Prelinger, à qui l’on doit le concept de "films éphémères". Prelinger s’est en effet lancé dès 1982, de façon pionnière, dans la conservation de métrages "orphelins" : des milliers de films institutionnels, éducatifs, "amateurs" et familiaux ont ainsi été collectés, indexés et conservés pendant vingt an à New York par Prelinger, avant que le fond ne soit rapatrié à San Francisco en 2002 pour intégrer le projet "Internet Archive".

La conservation opérée par Prelinger était en 1982 une action singulière, rare, mais de nombreuses initiatives lui ont emboité le pas depuis. Le texte d’Howard Besser   en présente un certain nombre, comme le Home Movie Day, un événement annuel qui rassemble des festivaliers autour de films de famille. La notion de "films éphémères" intéresse de près la communauté scientifique et se fait sentir, dernièrement, un regain d’intérêt pour les pratiques amateurs (la démocratisation des outils de production et de diffusion grâce au Web 2.0 n’y est pas étrangère) ; des thèses en cours ou sur le point d’être soutenues devraient apporter bientôt des éclairages complémentaires, comme celle qu’achève actuellement Giuseppina Sapio   sous la direction de Guillaume Soulez à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 sur les home movies.

De la conservation à la restauration en passant par le réemploi cinématographique, l’ouvrage L’avenir de la mémoire s’attache ainsi à renseigner, sous ses multiples aspects, ce que fut le passé de l’archive filmique, ce que le présent pose comme enjeux à ses usagers (qu’ils soient institutionnels, chercheurs ou artistes) et ce que le futur lui réserve. Son éclectisme pourra par moments refroidir le lecteur ou la lectrice avertie, déjà familier ou familière du sujet, mais il sera bien accueilli par celles et ceux qui souhaitent, en un ouvrage facilement consultable, avoir une vue d’ensemble des problématiques qui structurent et animent aujourd’hui le "monde" (au sens d’Howard Becker) de l’archive filmique.