Une introduction à la géopolitique : une étude pédagogique de l'espace, des territoires et de la politique.

Comment juger une introduction à la géopolitique ? Par définition, le propos se doit d’être soucieux de vulgarisation à un public élargi, et non mû par l’innovation conceptuelle. Dès lors, l’auteur doit être capable de faire face à plusieurs écueils dans ce type d’ouvrage : il sera parfois trop rapide pour ceux qui s’immergeront dans les problématiques géopolitiques, mais restera nécessairement superficiel ou rapide pour ceux qui les pratiquent régulièrement. Il devra aussi proposer un certain nombre de définitions, afin de poser les briques d’un raisonnement, tout en tâchant de trouver des exemples illustrant son propos de manière lumineuse. Au final, très classiquement, on jugera donc l’ouvrage sur la qualité du raisonnement et des arguments, ainsi que la pertinence des exemples associés auprès d’un public parfois totalement néophyte.

L’auteur défend une approche de la géopolitique comme une discipline s’intéressant aux rapports entre l’espace et le politique, l’espace induisant des facteurs de puissance, physiques et économiques bien sûr, mais également symboliques. Cette dimension de l’identité, moins fixistes que les facteurs physiques, n’en est pas moins essentielle : " la terre n’est pas seulement une étendue mesurable en kilomètres et en acres ; elle est aussi terrain " magique " signifiant, chargé de symboles et de mémoires concurrentes " (p.12). La dichotomie entre les données physiques et les identités se retrouve d’ailleurs dans la manière de construire l’ouvrage. 


L’essence de la géopolitique

Une introduction ne doit pas chercher à épouser l’exhaustivité d’un problème, mais bien à faire transparaître l’essentiel d’une construction intellectuelle. Dans le cas présent, on s’attardera sur le rôle de l’Etat, la question du déterminisme et l’histoire intellectuelle de la géopolitique.

Parmi les interrogations essentielles et primordiales de la géopolitique, on retrouve bien évidemment celle de la place des Etats dans la politique internationale. L’auteur y répond sans ambigüité : en effet, " ce sont bien les acteurs étatiques qui continuent de fonder et de justifier toute analyse des réalités internationales " (p.10). Le corolaire de cette affirmation est que les peuples qui n’en ont pas font tout pour en obtenir un, tandis que ceux qui en ont un le défendent avec vigueur. La géopolitique s’intéresse donc à l’Etat comme cadre géographique (séparatisme et souveraineté), mais également comme acteur doué d’une volonté (revendications territoriales et défense du territoire). L’auteur prend aussi soin de rappeler que l’Etat n’est pas la seule forme politique historique pertinente pour comprendre la marche du monde, puisque les empires et les nations sont porteurs d’un autre modèle, tout comme les cités-Etats du reste.

En outre, la question du déterminisme est consubstantielle à l’approche géopolitique. En effet, " la géopolitique étudie les inerties physiques et humaines qui affectent et guident le comportement interne et externe des Etats. Elle éclaire ainsi les fondements politiques des actions pacifiques ou guerrières qui, par le biais de stratégies militaires, économiques et politiques à visées territoriales défensives ou offensives, cherchent à assurer la pérennité d’une communauté dans l’Histoire " (p.14). Afin de comprendre ces inerties, il convient de revenir sur les outils de la géopolitique. L’espace n’est pas une variable pouvant évoluer rapidement ; la géographie physique donne des clés de compréhension assez fixiste, par exemple à travers l’ouverture ou la fermeture des espaces (enclavement, frontières, barrières naturelles), ou encore les fonctions de refuge, de frontière et de " tour de contrôle " des montagnes et des plateaux. A cela s’ajoute également la dualité terre – mer, qui implique les problématiques de l’insularité, des isthmes et des détroits, ou encore celles des routes et des canaux. En revanche, la question du déterminisme se pose différemment lorsque l’on étudie la population. Sur le moyen terme, des facteurs comme les langues, la démographie ou les migrations sont plus ou moins susceptibles d’évolution, tout comme les identités, les religions et les ‘uchronies’, néologisme désignant des utopies à prétentions territoriales explicites.

Autre élément essentiel pour comprendre la géopolitique : son histoire intellectuelle. Le chapitre consacré aux fondateurs de la discipline reprend à grand trait les différentes écoles géopolitiques, l’allemande, l’anglo-saxonne et la française. La pensée des auteurs classiques est ainsi exposée : Rudolf Kjellen, Friedrich Ratzel, Karl Haushofer, l’amiral Alfred Mahan, Halford Mackinder, Nicholas Spykman, Paul Vidal de la Blache et Jacques Ancel. À ce stade, il convient de différencier l’histoire intellectuelle de la géopolitique avec celle de la stratégie. En effet, si une étude sur les penseurs stratégiques aurait nécessairement inclus des auteurs russes ou chinois, le développement de l’analyse géopolitique, au tournant du XIXe et du XXe siècle, n’a pas vu l’émergence rapide d’une école dans ces pays. Schématiquement, l’école allemande, derrière Ratzel et Haushofer, rappelle l’importance de l’espace territorial comme facteur de puissance, afin de restaurer et étendre la puissance allemande ; elle véhicule une approche " darwinienne " de l’Etat. L’école anglo-saxonne développe pour sa part une perspective inspirée par la dichotomie " Terre / Mer ", avec des nuances entre l’approche britannique et américaine. L’école française, elle, constitue une réponse aux théories déterministes allemandes, laissant plus de place aux réalités humaines par rapport aux déterminismes physiques. Après un relatif effacement de la pensée géopolitique suite à la Seconde Guerre mondiale, on a assisté à un renouveau à partir des années 1970 avec des géopoliticiens comme Yves Lacoste, Colin Gray, Zbigniew Brzezinski ou Samuel Huntington. Il convient d’observer ici combien les conceptions géopolitiques s’ancrent dans des contextes historiques et sociaux particuliers, liés à la volonté de puissance continentale pour l’Allemagne, à la puissance maritime pour les anglo-saxons ou à la volonté de contrer les volontés hégémoniques d’acteurs extérieurs pour la France.


Illustrer le raisonnement géopolitique

L’efficacité de l’ouvrage introductif réside souvent dans la qualité, l’actualité et la pertinence des exemples, ainsi que des illustrations choisies.
À travers le livre, par souci de pédagogie, l’auteur prend soin d’appuyer son propos sur de nombreuses cartes, permettant de figurer des situations géopolitiques. Ainsi apparaissent le semi-enclavement de l’Arabie saoudite (p.68), le détroit d’Ormuz (p.88), l’insularité de Malte, des Malouines, Taïwan, de Diego Garcia (relai insulaire à la puissance britannique, puis américaine, après avoir appartenu à la France ; carte p.85)… Au-delà de la géographie physique, les cartes ont également permis de montrer des éléments de géographie humaine, comme la carte de l’Islam en Europe en 2010 (p.117), ou des rapports de force, comme celle du positionnement américain dans le monde (p.46). Ces différents exemples montrent combien la carte constitue un outil efficace permettant d’illustrer le raisonnement géopolitique.

Par ailleurs, l’ouvrage montre le glissement du géopolitique au géoéconomique, faisant de cette dernière une sous-catégorie de la première. Ainsi que l’avance l’auteur, " conséquence de ce primat du politique, la géo-économie – fondée sur un rapport tout à fait pertinent entre territoires et enjeux économiques – peut apparaître légitimement comme une sous-section de la géopolitique " (p.144-145). Il adopte cet angle pour donner une analyse pertinente et actuelle sur les terres rares, groupe de 17 métaux aux propriétés uniques (le néodyme, le lutétium, le dysprosium, etc.), dont 40% à 50% sont détenus par la Chine. C’est un exemple où Pékin " démontre sa propension – et son aptitude – à structurer finement une stratégie d’ensemble, fondée sur son action de levier sur les marchés, ses richesses minières, sa force de frappe capitalistique et l’unicité de décision de son exécutif " (p.157). Ces terres rares sont assez massivement utilisées dans le secteur des hautes technologies, les industries de défense ou les industries " vertes " de pointe, d’où sa valeur hautement stratégique.

On appréciera également dans le livre l’étude de l’Islam, rappelant ses nombreuses divisions internes, d’où une critique de l’essentialisation de l’Islam dans certains discours comme un ensemble unitaire et cohérent. Comme le souligne l’auteur, la vision critiquée se méprend en effet du fait de son oubli de l’analyse géopolitique. L’approche est aussi pertinente et stimulante en ce qui concerne le Christianisme, partagé entre catholicisme, orthodoxie et protestantisme, le Bouddhisme, l’Hindouisme ou le Judaïsme. On pourra sans doute regretter l’absence d’un développement davantage poussé sur la géopolitique des langues, l’espace francophone n’étant abordé que par le prisme africain (carte p.59) et un court passage (p.106), sans développer outre mesure sur ce que serait une approche géoculturelle.

L’ouvrage reste toutefois agréable à lire, bien illustré et permet de retenir quelques grandes idées utiles pour comprendre la géopolitique aujourd’hui