Un ouvrage de référence qui, tout en présentant un bilan des questions soulevées par le multiculturalisme normatif, est surtout consacré à repenser l’égalité citoyenne.

Si les ouvrages de référence sur le multiculturalisme, envisagé d’un point de vue philosophique, ne manquent pas en langue anglaise, celui-ci, publié d’abord en français et réunissant les contributions d’auteurs majeurs, vient combler un réel manque. La plupart des questions fondamentales soulevées par le multiculturalisme, tant du point de vue de la théorie que de celui des politiques concrètes, sont en effet analysées en profondeur. Le lecteur, qu’il soit très informé ou seulement désireux de maîtriser les enjeux essentiels, tirera un immense profit de ces 9 chapitres aussi denses que clairs.

Comment l’Etat démocratique doit-il prendre en compte la diversité culturelle ? Depuis le début des années 1970, en particulier au Québec, la question centrale a été posée dans les termes d’une nécessaire réévaluation du lien entre liberté individuelle et culture d’appartenance. Il s’agissait d’offrir à chaque individu la possibilité de faire des choix qui revêtent un sens pour lui. Le multiculturalisme normatif propose ainsi une conception de l’intégration différente de celle cherchant à assimiler pour égaliser. Restituer à l’égal sa différence, tel est le projet multiculturaliste, destiné en définitive à aller plus loin dans l’instauration de l’égalité que n’était parvenue à le faire la solution républicaine classique   .


La culture : une catégorie pertinente ?

Mais de quelle différence parle-t-on vraiment ? L’une des plus consistantes critiques adressées au multiculturalisme est d’essentialiser l’appartenance culturelle. Plus précisément, comme le souligne Anne Philipps, très souvent citée dans l’ouvrage, il exagère "l’unité interne des cultures, solidifie des différences qui sont en réalité bien plus fluides et fait passer les membres d’autres cultures pour bien plus exotiques et distincts qu’ils ne le sont en réalité". Dès lors, il apparaît "non pas comme un libérateur culturel, mais comme une camisole de force culturelle, forçant ceux qui sont décrits comme les membres d’un groupe culturel minoritaire à un régime d’authenticité, leur refusant la possibilité de traverser les frontières culturelles, d’emprunter des influences culturelles, de se définir et de se redéfinir eux-mêmes"   . La culture est donc pour A. Philipps, comme pour de nombreux auteurs critiques, une catégorie piégée. Cet argument est sans aucun doute l’un des plus puissants contre la logique multicuturaliste. Or c’est celui à qui le reproche est principalement adressé, Will Kymlicka, qui le rappelle et le discute, avec une admirable honnêteté, dans le chapitre inaugural.

Quelle est la ligne de défense choisie ? Après avoir rappelé qu’il défendait un multiculturalisme libéral, aussi bien d’un point de vue philosophique qu’au niveau des objectifs politiques et des conséquences attendues, Kymlicka, mobilisant les études cherchant à isoler l’effet différentiel résultant de l’adoption de politiques multiculturelles, affirme que ces dernières ont eu des effets bénéfiques en termes de participation politique, de capital social, de préjugés, de bien-être psychologique et de niveau scolaire (p. 40). Dès lors, si l’on admet l’exactitude du diagnostic, quelle portée accorder au reproche d’essentialiser la culture ? Kymlicka a beau jeu de demander à ses contradicteurs plus de clarté. Que visent-ils en réalité ? Les théories académiques, les politiques publiques ou encore l’ensemble des discours médiatiques ? Au vu du bilan présenté par Kymlicka, peut-on réellement affirmer que la dynamique émancipatrice poursuivie par le multiculturalisme a été subvertie par l’essentialisation des cultures et des identités ? Mais, ne pourrait-on pas imaginer que les effets positifs aient été observés en dépit des tendances essentialistes du multiculturalisme ?

Tout en reconnaissant les risques que l’octroi de droits et pouvoirs visant à protéger une "culture sociétale" (voir infra la discussion critique autour de cette notion), et par conséquent son "authenticité", peut faire courir à la liberté individuelle, Kymlicka fait valoir que ces droits fonctionnent comme des protections externes et non comme des restrictions internes. Autrement dit, ils sont "destinés à réduire la situation de vulnérabilité des membres de la minorité face aux décisions prises de l’extérieur par la majorité et non de permettre aux minorités de supprimer en leur sein les libertés civiles et politiques de base" (pp. 51-52). L’exercice de l’autonomie individuelle est donc ici présenté comme la condition de l’évolution du caractère de la culture, ce qui relativise considérablement le reproche essentialiste.

Mais l’essentiel est-il bien là ? Ne pourrait-on pas imaginer que les effets positifs aient été observés en dépit des tendances essentialistes du multiculturalisme ? Et, à supposer que Kymlicka et les partisans du multiculturalisme se voient lavés de tout soupçon essentialiste, peut-on vraiment considérer la culture en tant que catégorie comme la dimension pertinente ? Ainsi Seyla Benhabib ou Antony Appiah considèrent que ce qui doit être poursuivi, ce n’est pas la préservation des "cultures" mais l’égalité civique. Aussi peut-on admettre de protéger une langue minoritaire pour des raisons politiques tenant à l’accomplissement de la citoyenneté. Cette distinction entre la dimension du politique et celle du culturel est rejetée par Kymlicka au prétexte qu’elles sont inextricablement liées. Elle a pourtant l’avantage d’éviter au multiculturalisme libéral d’être soumis à une forte tension, consécutive à la nécessité, pour justifier des droits collectifs pour les communautés minoritaires, de défendre une conception relativement substantielle de la notion de culture que précisément son attachement au libéralisme politique lui refuse. En outre, une culture communautaire qui renonce à se concevoir comme le fondement de toute légitimité, qui accepte d’être subordonnée au principe démocratique, reste-t-elle une culture communautaire ?

Dans la perspective d’une reformulation du multiculturalisme libéral qui impliquerait une clarification des principes au nom desquels les revendications en faveur des droits culturels sont énoncées, il serait plus judicieux de réserver une place nodale, comme le souligne A. Phillips, parmi de nombreux autres auteurs, à la notion d’agentivité. Dans la mesure où celle-ci met l’accent sur l’autonomie individuelle, elle permettrait certainement de faire l’économie d’un signifiant flou, la culture, dont la consistance théorique est bien incertaine. On ne peut nier en effet que ce concept conduit à désigner des entités extrêmement hétérogènes comme l’ethnie (les Latinos aux États-Unis), la religion (les juifs ou les musulmans), les mœurs (les homosexuels), le sexe (les femmes), la "race" (les Noirs) ou même la langue ou la classe sociale. Ces "cultures" ne sont constituées comme telles que par la primauté accordée à l’une de leurs caractéristiques au détriment de toutes les autres. Le risque de réifier et donc de naturaliser l’une de ces caractéristiques est alors très grand. Nous sommes donc confrontés à une contradiction, dès l’instant où il s’agit de reconnaître et valoriser une différence : l’extension de la valeur de différence débouche sur une incompatibilité avec le fonctionnement du modèle démocratique libéral   .


Agentivité culturelle ?

On retrouve la notion d’agentivité, mais complétée du qualificatif culturelle, au cœur de l’analyse de Daniel Weinstock. Celui-ci pointe une insuffisance, souvent soulignée, de l’approche de Kymlicka. On sait que ce dernier réserve l’octroi de droits culturels aux membres des cultures sociétales. Il est ainsi confronté, selon Weinstock, à un paradoxe. Ce dernier tient au fait que le multiculturalisme peut être conduit à défendre des formes de vie illibérales (celles prônées au sein de groupes aux structures hautement autoritaires) qui représenteraient un danger pour les personnes les plus vulnérables au sein du groupe. Que devons-nous alors décider ? Abandonner le multiculturalisme pour éviter que le libéralisme ne s’enlise dans ses contradictions ? Ou, à l’inverse, assouplir les exigences libérales, soit renoncer à ses prémisses morales individualistes ? Ces deux options sont refusées par Weinstock. Si nous disposions d’une véritable théorie libérale du multiculturalisme, nous serions en mesure d’identifier les limites qu’un Etat libéral est en droit d’imposer aux accommodements multiculturels. L’instrument majeur de cette théorisation est la  notion d’agentivité culturelle.

Weinstock la définit comme "la dimension de l’agentivité humaine qui nous rend à la fois les héritiers et les passeurs de cultures" (p. 94). Elle permettrait à la fois de justifier des mesures multiculturalistes et de leur fixer des limites. L’idée centrale est celle de la valeur de la tradition en tant que moyen de répondre au "défi existentiel que nous impose notre finitude" (p. 96). La philosophie libérale serait ainsi fondée à accorder de l’importance à la tradition à condition toutefois qu’elle soit ouverte, c’est-à-dire qu’elle permette une réappropriation et une réinterprétation des principaux éléments constitutifs de la tradition, bref qu’elle garantisse les conditions d’exercice de l’agentivité. Aussi la protection des groupes minoritaires pourrait-elle être étendue aux cultures issues de l’immigration et non limitées aux cultures dites sociétales. En effet, en raison de la fonction jouée par la tradition dans l’exercice de l’agentivité, la protection de ces cultures pourrait être fondée sur l’idée qu’elles offrent, elles aussi, un contexte de choix autorisant le développement de l’autonomie individuelle. Le paradoxe mentionné ci-dessus serait donc résolu.

Le prix de sa résolution est l’obligation de tolérer des groupes culturels "qui ressemblent à des sociétés hiérarchiques décentes" (p. 102), tout en limitant cette tolérance par la garantie, par l’Etat, d’un droit de sortie robuste. La position de Weinstock peut être dès lors résumée par son rejet de l’opposition, pourtant assez heuristique, entre deux façons de concevoir le multiculturalisme : l’une qui célébrerait l’hybridité et la créativité culturelle des individus et l’autre qui mettrait l’accent sur le maintien des cultures existantes et sur le respect des traditions. Or Weinstock considère que cette distinction ne rend pas compte des raisons fondamentales pour lesquelles le libéralisme est fondé à s’intéresser aux cultures minoritaires et à celles qui permettent de fixer des limites à cet intérêt : "Il y a une valeur distincte et irréductible à l’exercice de l’agentivité culturelle qui se situe dans la réinterprétation et la réinvention de schèmes culturels existants" (p. 103). Nos doutes sur la culture en tant que catégorie pertinente d’analyse ne sont, bien entendu, pas levés par la contribution de Weinstock.


Le multiculturalisme et la dynamique de la réciprocité

L’agentivité culturelle est encore, au moins implicitement, au cœur des contributions de Catherine Audard et Tariq Modood. Ces deux auteurs poursuivent un but identique : montrer que, contrairement à une idée répandue, les politiques menées au nom du multiculturalisme ont apporté des réponses convaincantes aux problèmes qu’elles étaient censées résoudre. L’intérêt majeur de la contribution de C. Audard est d’estimer la qualité des réponses apportées non du point de vue de la culture dominante mais de celui de l’Autre, c’est-à-dire des populations minoritaires, d'où son examen du discours public des British Muslims. Les enseignements qu’elle en tire ne manquent pas d’intérêt. Les revendications de ces minorités transforment les termes de l’intégration en raison de la relation de réciprocité qu’elles présupposent. C’est la tâche de la raison publique de rendre possible un rapport de réciprocité entre citoyens, nonobstant l’importance des divergences culturelles et religieuses. Si le multiculturalisme a pu être considéré comme un échec, c’est, nous dit C. Audard, parce qu’il n’a pas su "rechercher la synthèse au sens hégélien, c’est-à-dire une véritable mixité culturelle, ethnique et raciale, et les formes nouvelles d’unité nationale et de solidarité sociale qu’elle pourrait engendrer" (p. 159). C’est seulement dans la perspective millienne de l’affirmation de la valeur de la diversité que le multiculturalisme pourrait être considéré comme "un bien pour tous". Il y aurait ainsi un grand bénéfice à reconnaître "l’apport potentiel de l’islam à la crise de la démocratie, à la citoyenneté et à la construction d’une communauté nationale" (p. 165).

Difficile de ne pas souscrire à un tel programme qui est également celui que défend Tariq Modood lequel, note C. Audard, considère que l’islam a en effet un sens très développé de la citoyenneté éthique ou sociale. Dans sa contribution, le sociologue de l’université de Bristol examine les conditions d’un renouvellement du multiculturalisme, de nature à lui redonner le crédit que les politiques multiculturelles lui ont fait perdre. Pour lui, la distinction, assez souvent faite, entre les catégories assignées que seraient les femmes, les Noirs ou les homosexuels, et les musulmans, qui eux auraient choisi leur confession, est sociologiquement fausse. Il convient donc d’analyser les exigences de tolérance et de liberté des musulmans comme philosophiquement de même nature que celles des groupes subissant une assignation identitaire. Le concept avancé par T. Modood de citoyenneté multilogique exprime l’idée forte que l’identité nationale doit être tissée par le débat et la discussion et non réduite à une liste. On ne peut que souscrire à de semblables préoccupations.

Néanmoins pourquoi faut-il que dans son texte, comme dans celui de C. Audard, la laïcité apparaisse comme une idéologie obscurantiste uniquement destinée à stigmatiser la religion, tout particulièrement la musulmane ? Nous avons ici-même tout récemment rappelé que la laïcité comportait au moins trois dimensions (abstention, coopération et émancipation) et dès lors ne pouvait être réduite à la lutte contre l’oppression religieuse.   . Le modèle français, perçu à l’aune de la façon dont la société britannique conçoit l’expression publique de la religion, apparaît clairement comme un repoussoir. Il exprimerait un universalisme abstrait fermé à toute valorisation de la différence et uniquement préoccupé d’homogénéisation culturelle. On sait que C. Audard défend, s’agissant de religions orthopraxiques (fondée sur l’observance de rites) comme l’est l’islam, la manifestation publique de la foi. Le refus de celle-ci ne serait pas conforme à l’objectif de paix civile assigné à la laïcité et serait donc une négation de la liberté religieuse. L’idée fondamentale, à laquelle souscrit T. Modood, est que le pluralisme nécessite la délibération publique à partir des valeurs non publiques. Aussi doit-on défendre ce que C. Audard nomme un consensus "polyphonique et multiculturel", consensus attentif, selon le vœu de T. Modood, à la fois "aux phénomènes d’identité fluides et de fragmentation des groupes, mais aussi aux tendances simultanées de durcissement des identités et de valorisation des différences" (p. 269). Que le sociologue doive être attentif, nul n’en disconviendra. Mais faut-il valoriser normativement ce phénomène de durcissement identitaire ? On le constate, la question demeure : la promotion de la religion dans l’espace de la délibération publique peut-elle vraiment être vue comme un instrument de l’autonomie du sujet ? Qu’il nous soit permis d’être très réservé sur ce point.


Pour une autre conception de l’appartenance citoyenne

Dès l’instant où nous doutons que la notion d’agentivité culturelle fournisse la "base de discussion solide" qu’elle revendique, essentiellement, redisons-le, en raison du poids excessif accordé à la culture, dont nous avons énoncé les raisons de douter de l’efficacité causale, il convient de s’émanciper de cette dimension. Les contributions de Magali Bessone, de Cécile Laborde et de Sophie Guérard de Latour, très complémentaires, s’y emploient efficacement.

Certes, il ne s’agit nullement de contester ce qui est au principe de l’exigence multiculturaliste, c’est-à-dire la volonté d’intégration citoyenne des groupes minoritaires dans des institutions communes, mais, et ce point est décisif, de montrer que le multiculturalisme libéral pêche en ce qu’il propose "une vision trop étroite de la citoyenneté" (C. Laborde, p. 228). Si elle ne fait pas sien le reproche d’essentialisation de la culture adressé aux principaux défenseurs du multiculturalisme, C. Laborde considère, en citant A. Appiah, que "la culture n’est pas le problème, et elle n’est pas la solution". Pourquoi ? Parce que "la reconnaissance culturelle n’est qu’une des facettes d’un programme de citoyenneté plus vaste, celui de la lutte contre toutes les formes de domination – politique, ethno-raciale, économique et sociale" (pp. 228-229). C. Laborde défend un républicanisme critique dont  le concept fondamental est celui de non-domination, emprunté à P. Pettit. Définie comme relation de pouvoir arbitraire, la notion de domination a l’avantage de mettre l’accent non sur les questions d’identité mais sur celles de pouvoir. En outre, notion collective et non individualiste, elle vise des groupes qui n’existent pas en dehors du rapport social, que C. Laborde nomme utilement "classes de vulnérabilité", auxquels, dès lors, on appartient non par essence mais par assignation. Il s’agit donc de se pencher sur les formes contemporaines de domination.

Dans des ouvrages antérieurs, C. Laborde a montré tout l’intérêt de cette approche, notamment en discutant la question de la législation française consacrée au port du foulard islamique. Le républicanisme critique, en effet, emprunte à deux argumentaires : il se propose à la fois de défendre l’éducation à l’autonomie, chère au laïcisme, et le droit au port du foulard à l’école, prôné par le républicanisme dit tolérant. Comment réussir cette conciliation ? Si l’on ne saurait tolérer des situations où l’agentivité sociale est limitée (et c’est très souvent le cas dans les communautés où les femmes sont infériorisées), on doit accepter que l’on puisse renoncer de façon autonome à exercer son autonomie dans la sphère privée. Cela implique de concevoir l’autonomie individuelle non comme une fin en soi mais comme un outil, c’est-à-dire comme une des ressources essentielles à la non-domination. Dans cette perspective, on a raison d’insister sur le fait que tous les élèves doivent recevoir une éducation à l’autonomie, mais on a tort de postuler a priori que le port d’un signe particulier est en tant que tel le signifiant d’un statut d’hétéronomie et de domination. On peut donc, pour le républicain critique, admettre que la pratique de la foi soit préférée à la recherche de l’autonomie individuelle. Ce qui compte avant tout, c’est la capacité pour le sujet de remettre en cause ses engagements, ses croyances et ses liens affectifs. Libre à lui d’user ou non de cette capacité. L’éducation à l’autonomie est donc ici simplement une des conditions de la non-domination.

Faut-il considérer que l’importance accordée à l’éducation à l’autonomie constitue une violation de la neutralité de l’Etat ? Cette question entretient un étroit rapport avec celle des fondements du droit de sortie, c’est-à-dire de la liberté de quitter un groupe non libéral. L’Etat peut-il garantir ce droit tout en restant fidèle à la neutralité? C’est l’objet de la très riche contribution de Roberto Merrill.

Le pluralisme libéral propose deux réponses principales : celle, dont l’auteur principal est William Galston, qui donne la priorité à la tolérance des pratiques non libérales, et celle, dont deux importants représentants sont George Crowder et Joseph Raz, qui privilégie la valeur de l’autonomie. Nous ne pouvons ici entrer dans le détail de cette opposition essentielle que nous avons examinée ailleurs   . Ce que nous nous contenterons de souligner, c’est que la défense d’un droit de sortie robuste, en se fondant sur la valeur de l’autonomie, implique une orientation perfectionniste pour le libéralisme. Mais cette orientation est, aux yeux de R. Merrill, parfaitement compatible avec la neutralité.

Il est difficile de nier que l’exercice réel du droit de sortie des groupes non libéraux exige que l’Etat crée les conditions nécessaires de l’autonomie de leurs membres, en particulier l’éducation civique. En s’attelant à cette tâche, l’Etat ne peut nier que certains idéaux éthiques sont meilleurs que d’autres. Il est dès lors légitime que l’Etat les promeuve, c’est-à-dire pratique une politique perfectionniste. Doit-il le faire en adoptant une attitude paternaliste (selon la définition classique qui, dans la poursuite du bien d’autrui, autorise une limitation de sa liberté) et risquer alors de rompre avec le libéralisme ? Si l’on admet cette définition, le perfectionnisme politique ne peut être que modéré (et non "radical").Mais le refus de méthodes coercitives conduit-il inéluctablement à cette conclusion ? Ce n’est pas le point de vue de Merrill. Pour le comprendre, il importe de montrer que la définition classique du paternalisme n’est pas la seule qui vaille. Celle de Sunstein et Thaler comme celle de Quong ne retiennent pas l’idée que le paternalisme implique nécessairement limitation de la liberté. Dès lors, le perfectionnisme politique n’a pas à se défier du paternalisme. Mieux, les deux termes peuvent être considérés comme équivalents si toutefois on admet que le paternalisme peut être, sans contradiction, seulement incitatif.   .

L’attention, au nom du principe de liberté, pour les minorités, y compris celles dont les comportements seraient impopulaires, est le prix du pluralisme. Mais, bien entendu, il est légitime de confronter les choix éthiques divergents, voire d’exhorter autrui à changer de comportement. De ce point de vue, l’État est fondé à diffuser des informations auprès des citoyens pour leur permettre d’opérer des choix éclairés. Aussi devons-nous percevoir et analyser le mépris social dont sont victimes les populations minoritaires. La lutte contre celui-ci ne se réduit pas aux questions d’appartenance identitaire.


Combattre la subordination sociale

Parlant de la révolte des jeunes lors des émeutes urbaines de 2005, C. Laborde écrit : "Ce n’est pas la domination culturelle qu’ils rejettent le plus violemment, mais plutôt la longue liste des promesses non tenues par l’Etat républicain" (p. 235). Ici, par conséquent, le multiculturalisme n’est ni le problème, ni la solution. Cette analyse se situe dans la même filiation que celle de Nancy Fraser.

Dans un ouvrage de 1997, Justice Interruptus. Critical Reflections on the "post-socialist" condition, elle met en évidence les liens entre marginalisation des groupes économiquement dominés et les problèmes identitaires dont ils disent souffrir. Pour appréhender ces liens, elle propose un modèle statutaire d’un très grand intérêt. La stratégie de N. Fraser consiste à renoncer à ce qu’elle nomme "approches affirmatives" et à recourir aux "approches transformatives".   Il convient de réinterpréter la reconnaissance en termes de statut. Dans cette perspective, ce qui devient important dans la non-reconnaissance, ce n’est pas la dépréciation de l’identité collective mais la subordination sociale. Il faut rendre optimales les chances de participation au destin d’une collectivité en dénonçant les lois, les règlements administratifs, les pratiques professionnelles, etc. qui permettent l’existence de citoyens de seconde zone. Les exemples sont nombreux. On peut les trouver dans "les lois du mariage qui excluent l’union de partenaires de même sexe parce que illégitime et perverse, les politiques d’aide sociale qui stigmatisent les mères célibataires comme des parasites sexuellement irresponsables, les pratiques de la police telles que le profilage racial, qui associent des individus racialisés à la criminalité"   . Ces exemples de non-reconnaissance, n’étant pas de simples conséquences de la politique économique, ne peuvent être corrigés uniquement par une politique de redistribution.
C’est tout l’intérêt de la suggestive contribution de M. Bessone que de fournir des arguments supplémentaires à ce type d’approches. Le projet ici défendu consiste à montrer que, pour réaliser la justice raciale, "le multiculturalisme gagnerait à être remplacé par une théorie critique des races, qui ne propose pas tant des remèdes correcteurs aux injustices raciales que des remèdes transformateurs" (p. 107). Cette théorie critique, fondée sur le concept de race compris comme construction sociale, est en effet jugée plus efficace que le multiculturalisme dont, écrit-elle, "la puissance de diagnostic est limitée par un usage embrouillé du concept de culture" (p. 107). On ne saurait mieux dire.

Quelle que soit sa forme, différentialiste ou libérale, le multiculturalisme ne parvient pas, en effet, à éviter une certaine essentialisation des groupes culturels. Plus ennuyeux encore, et non sans lien, dans la théorie multiculturaliste, "les groupes raciaux, assimilés à des groupes culturels, finissent par être réaffirmés dans un horizon an-historique ou trans-historique au nom de l’impératif du respect, au lieu d’être déconstruits" (p. 108). Dès lors, les inégalités et les dominations justifiées en termes raciaux se voient simplement reformulées en termes culturels. Ce n’est à l’évidence pas ainsi que nous devons penser l’infériorisation des groupes raciaux. Ce qui importe au contraire, c’est de reconnaître les groupes et leurs membres comme égaux, "non pas cependant au sens où leurs cultures seraient égales, mais au sens où le marqueur identitaire de ces groupes ne doit pas immédiatement fonctionner comme un marqueur d’infériorité et de subordination" (p. 113).

L’essentiel de l’importante critique de M. Bessone réside donc dans l’idée que le concept de culture détourne l’attention d’injustices qui réclament d’autres outils d’analyse. Au fil de la lecture, on s’étonne que l’idée, qui possède pourtant la force de l’évidence, selon laquelle la différence entre Noirs et Blancs aux Etats-Unis relève, non de cultures distinctes, mais de traitements différenciés sur une base raciale, n’ait pas été correctement appréhendée chez les auteurs se réclamant du multiculturalisme. C'est bien sûr "une histoire d’oppression, traite, esclavage, ségrégation, qui produit la différence observable aujourd’hui entre les deux groupes" (p. 130). Certes, c’est parce que la catégorie de race est devenue illégitime que s’est répandue cette traduction dans le vocabulaire de la culture. Les conséquences sont néanmoins très lourdes puisque nos démocraties ont été largement aveugles aux injustices spécifiquement raciales. Nous ne pouvons que faire nôtre la conclusion de l’auteur : "La justice raciale a bien davantage à gagner à reposer sur un discours de justification formulé en termes de discriminations à combattre plutôt qu’en termes de cultures à respecter" (p. 134). 

Dans le même esprit, et de façon très originale, S. Guérard de Latour applique le républicanisme critique, tel que défini par C. Laborde, à la question des revendications mémorielles. Il s’agit de reconstruire l’identité historique nationale (distincte de l’histoire en tant que discipline scientifique) afin de refonder la solidarité sur une base pluraliste. Le concept républicain de non-domination est évidemment central dans cette approche.

Il faut voir dans la nation démocratique autre chose qu’une simple communauté politique. Elle est aussi "une communauté éthique dans la mesure où c’est bien un peuple particulier qui s’engage dans la défense de la liberté et qui décide du sens à lui donner" (pp. 292-293). Ce point est extrêmement suggestif : il explique le fait que nous puissions éprouver fierté ou honte pour des actes que nous n’avons pas personnellement accomplis. Citant James Booth, l’auteur souligne ainsi qu’ « à l’échelle d’une communauté, le sentiment de honte (ou de fierté) provoqué chez quelqu’un par les actions de sa famille ou de ses compatriotes indiquent l’existence d’un caractère partagé, d’une communauté de destin et de mémoire, bref de quelque chose qui nous appartient".   C’est donc, conclut-elle, "grâce à la mémoire que chaque agent élabore sa propre identité morale, qu’il affirme sa personnalité au travers du temps et se sent responsable des actes qui expriment tout particulièrement celle-ci" (pp. 294-295). Notons que Ronald Dworkin a (antérieurement) exprimé des idées fort proches dans un texte consacré à la nature de la communauté libérale.  

C’est donc ce caractère propre engageant collectivement les citoyens qu’il s’agit de cerner. Il ne peut être dégagé que s’il fait l’objet d’une appropriation critique. Dans cette direction, le "devoir de mémoire" doit permettre la reconnaissance publique des crimes passés. Cette reconnaissance est décrite comme le moyen d’infléchir les représentations collectives, "en réhabilitant le statut des identités minoritaires dans l’imaginaire national", contribuant ainsi à forger une histoire plus juste (p. 308). Il s’agit là d’un moyen puissant de promotion de relations civiques plus égalitaires au nom des valeurs de la République puisque c’est bien au nom de ces valeurs que sont dénoncées les discriminations dont les diverses minorités ont été victimes. Il faut bien comprendre que la responsabilité collective est engagée non parce qu’elle résulterait de la nécessité de s’avouer coupables des crimes passés mais parce qu’elle est, comme l’écrit lucidement Melissa Williams, la conséquence de "l’engagement actuel en faveur de l’égalité"   .

Nous ne pouvons terminer cette analyse sans exprimer un puissant regret. En effet, nous n’avons pas rendu compte d’un des chapitres de l’ouvrage, celui de Catherine Larrère, consacré aux rapports entre multiculturalisme et environnementalisme. Cette absence n’est que le résultat de notre ignorance sur les questions environnementales, ignorance qui n’aurait pas permis de correctement estimer l’apport de l’auteur. Qu’elle veuille bien ne pas nous en tenir rigueur