“Avec la littérature, on peut philosopher, et philosopher d’une tout autre manière que quand on se propose de philosopher en philosophe.”

Pierre Macherey (né en 1938) hésite, lorsqu’il est reçu à l’École normale supérieure, entre des études de philosophie et des études de lettres. Sa rencontre avec le “caïman”, Louis Althusser (1918-1990), sera décisive. Pourtant, s’il opte pour la philosophie, il ne perd pas de vue la littérature, comme en témoignent sa première publication, Pour une théorie de la production littéraire (1966), À quoi pense la littérature ? (1990) et Proust. Entre littérature et philosophie (2013).

Cet essai reprend le volume parut aux PUF en 1990, dans la collection dirigée par Étienne Balibar et Dominique Lecourt (deux de ses anciens camarades de la rue d’Ulm), mais le dote d’un nouveau titre, plus explicite de la préoccupation de l’auteur, car il s’agit bien d’aborder philosophiquement la littérature, de lire et de rendre compte de romans à partir de la philosophie (sa démarche, ses concepts, ses questionnements). Dans la belle préface autobiographique que Pierre Macherey rédige pour cette nouvelle édition, il relate les conditions de son parcours en les éclairant par le contexte, à la fois politique (l’attirance que le Parti communiste français exerce auprès des intellectuels) et culturel (la publication de revues sur la littérature, Les Lettres françaises d’Aragon, Tel Quel, ou encore Change).

Il s’attelle alors à saisir les ingrédients propres à la production littéraire, à réévaluer la notion même d’“œuvre littéraire”, à historiciser la “littérature” (qui en Occident émerge, selon lui, à la fin du XVIIIe siècle), etc. Chemin faisant, il en vient à formuler une “philosophie littéraire”, une philosophe spécifique à la littérature : “La littérature, ce n’est donc pas seulement de la philosophie retranscrite dans un autre langage, grâce à une opération qui la laisserait, dans son fond inchangée : c’est plutôt l’initiation ou l’incitation à une nouvelle pratique de la philosophie, voire à un nouveau rapport à la philosophie, qui modifie, plus ou moins, la perspective dans laquelle ses spéculations prennent place, ne serait-ce que parce qu’il lui ôte le caractère de pures spéculations”   .

L’ouvrage est composé comme une parodie de manuel de philosophie, en trois grandes parties : “Les chemins de l’histoire”, “Au fond des choses” et “Tout doit disparaître”. Dans chaque partie, trois auteurs et trois ouvrages sont privilégiés afin d’être lus philosophiquement, ce sont dans l’ordre d’entrée en scène : Madame de Staël et Corinne, George Sand et Spiridion, Raymond Queneau et Pierrot mon ami ; Victor Hugo et Les Misérables, Georges Bataille et Documents, Louis-Ferdinand Céline et Entretiens avec le professeur Y ; Sade et Les Cent Vingt Jours de Sodome, Flaubert et La Tentation de saint Antoine et Raymond Roussel lu par Michel Foucault. Chaque monographie s’évertue non pas à “proposer une interprétation philosophique”, mais “d’en suggérer des  lectures”   .

Les trois premiers, chacun à leur manière, participent à une anthropologie, d’où la présence de Kant et de Hegel dans les commentaires de l’auteur. Les trois suivants relèvent de fait d’une ontologie et les trois derniers, avec leurs quêtes d’un style, appellent pour les analyser la rhétorique. Chaque étude, particulièrement bien documentée, entreprend de questionner un auteur à partir de la philosophie qu’il met en œuvre, consciemment ou non (Queneau ou Bataille connaissent les philosophes qu’ils mobilisent, c’est moins le cas pour Hugo ou Céline), nous pourrions parler d’une philosophie spontanée des écrivains. Ainsi, les héroïnes de Madame de Staël, Delphine et Corinne, expriment par leurs manières d’être, qui emprunte à “différentes nations”, le cosmopolitisme qu’elle entend saluer alors même que pointe déjà le nationalisme qui s’imposera avec le “printemps des peuples” en 1848.

On l’a compris, un auteur et un roman sont des prétextes pour revisiter philosophiquement non seulement une œuvre entière, mais aussi son arrière-plan culturel et artistique. Le chapitre sur Queneau ne se contente pas d’une lecture serrée de Pierrot mon ami, il propose également  la présentation critique d’un texte moins connu de 1966, Une histoire modèle, publié avec une bande annonçant “Ceci n’est pas un roman”. En fait, Queneau voulait rédiger, nous dit Pierre Macherey, “une théorie abstraite de l’histoire universelle, présentée de manière formellement déductive, et s’inscrivant dans un contexte scientifique et philosophique, sans rapport avec la fiction”   . En fait, Queneau s’inspire du Brouillon projet d’une atteinte aux événements des rencontres du cône avec un plan, de Girard Desargues, publié en 1639. Ce géomètre un rien fantasque plait à Queneau qui le classe au rayon valorisant des “sciences inexactes”, aux côtés du mathématicien italien Vito Voltera (1860-1940), auteur d’une conférence intitulée Fluctuations dans la lutte pour la vie, leurs lois fondamentales et leur réciprocité (1938), que Queneau cite dans son article de 1944, “Les mathématiques dans la classification des sciences”.

Ces “sources”, pour le moins originales et inhabituelles, alimentent sa description d’une “histoire modèle”, mêlant l’histoire des savants à celles des hommes et des écrivains. Cette érudition est cultivée par l’auteur qui prend plaisir à trouver de nouvelles pistes pour entrer dans l’œuvre de ses (ces) romanciers. Je ne donnerais qu’un autre exemple fournit par Pierre Macherey, celui de Flaubert. Toujours soucieux d’exactitude, Gustave Flaubert travaille non seulement sans relâche sa prose et revient inlassablement sur chaque phrase cherchant le juste terme, mais aussi sur les matériaux historiques. Pour se familiariser avec Antoine et restituer son état d’esprit et son époque, il lit de nombreux ouvrages que son commentateur consulte également, comme, par exemple, Religions de l’Antiquité considérées principalement dans leurs fonctions symboliques et mythologiques de G.F Creuzer (traduit en 1825), Force et Matière de Büchner (traduit en 1865), La Circulation de la vie de Jacob Molesschott (traduit en 1866), ou encore Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles d’Ernst Haeckel (traduit en 1874). C’est là qu’il puise sa conception d’une circulation perpétuelle entre les choses, qui ne s’épuisent pas vraiment, mais se renouvellent sans cesse en changeant et, par conséquent, disparaissent en devenant autre. Comme l’écrit Pierre Macherey, chez Flaubert, “l’écriture fonctionne alors comme une véritable machine à désenchanter”   . Il ajoute : “Les livres de Flaubert ont traité, dans des genres incomparables, les sujets les plus divers ; et pourtant s’y retrouve partout un ton unique, car tous ont fait le récit d’un échec et d’une désillusion. Cette thématique de l’échec délivrait un message dont l’orientation fondamentale était celle d’une néontologie : la réalité n’étant finalement qu’une obsession parmi tant d’autres, une ‘tentation’”   .

L’enquête que mène Pierre Macherey ne l’entraîne surtout pas à créer une “philosophie de la littérature”, comme il existe une “philosophie du droit”, mais par ces “exercices” de philosophie littéraire à démontrer qu’au contraire de la philosophie des philosophes qui vise à faire apparaître ce qui est caché, dissimulé, oublié, etc., la philosophie “spontanée” des écrivains considère que tout doit disparaître. “De ce point de vue, Roussel et Céline, autant que Mallarmé, illustrent ce qu’il y a d’absolu dans l’acte d’écrire qui, en même temps qu’il dématérialise la réalité, donne aussi aux pensées que suggère un monde dévasté par les événements et par les mots, une allure fantomatique, incrédible, insoutenable, simultanément puissante et dérisoire, insensée et coupable”   . À chaque lecteur de s’exercer à cette philosophie littéraire à partir de ses auteurs, je vais tenter l’expérience avec Annie Ernaux, Michel Houellebecq et J.-G. Ballard…