Pour la rentrée littéraire 2013, la collection de la Pléiade nous propose un premier volume des comédies de Shakespeare. Après avoir publié les tragédies et les Histoires de Shakespeare, les Éditions Gallimard font paraître le cinquième tome des Œuvres complètes du dramaturge et poète anglais.

Il est le premier d’une série de trois ouvrages qui rassemblent les dix-huit comédies de l’auteur d’Hamlet, regroupées selon un principe chronologique. Cette édition, élaborée sous la direction de Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet, offre une nouvelle traduction de l’ensemble de l’œuvre shakespearienne, au plus près du texte original. L’édition est accompagnée d’un riche appareil critique, qui éclaire les principales questions liées à l’établissement du texte.

Pan le plus méconnu de l’œuvre de Shakespeare, ses comédies représentent pourtant une part extrêmement prolifique de sa production littéraire. D’une hétérogénéité frappante, elles ne constituent nullement un genre à la définition claire. Elles sont plutôt le lieu du déploiement d’une inventivité verbale débridée, qui détourne les codes du théâtre élisabéthain dans un jeu d’exultation jubilatoire. Elles se dessinent ainsi comme espace de liberté, d’expérimentation et de transgression, à travers lequel se déploient des motifs majeurs de l’écriture shakespearienne. Pièces les plus irrégulières qui soient selon les critères de la dramaturgie de l’époque, elles s’inscrivent sous le signe de l’étonnement, d’une perplexité essentielle qui saisit le lecteur, dont les horizons d’attente sont sans cesse bouleversés.

Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet ont choisi de regrouper les comédies de Shakespeare en trois volumes, correspondant à trois phases d’écriture. Les cinq œuvres publiées dans cette édition – La Comédie des erreurs, Le Dressage de la rebelle (La Mégère apprivoisée), Le Marchand de Venise, Songe d’une nuit d’été et Peines d’amour perdues – sont ainsi désignées comme pièces nées d’une première période d’écriture “maniériste”. Cette première phase est celle du pétillement et de l’insolence, où le foisonnement des jeux verbaux rend possible un renversement fantaisiste des conventions. Shakespeare multiplie les jeux de mots déconcertants, s’amuse avec les antonymes et les homophonies, jongle entre les langues et surprend par ses pirouettes. Cette dramaturgie volontairement éclatée reflète une lecture du monde antidogmatique, qui rompt avec le principe mimétique au théâtre. Cette écriture invente une manière singulière et irréductible, qui célèbre la dimension illusoire de la représentation et impose l’improbabilité comme principe structurant. En se glissant à la lisière de l’enchantement, du merveilleux, Shakespeare brouille les frontières entre rêve et réalité.

Troublante à bien des égards, l’écriture de ces pièces est caractérisée par des procédés de transgression parodique systématiques, reflets d’une vision du monde marquée par le doute. Ainsi, les Peines d’amour perdues détournent de façon ironique les codes pétrarquistes, célébrés pendant la Renaissance. La Comédie des erreurs, quant à elle, feint de respecter la règle des unités chère au théâtre de la vraisemblance, mais offre à voir un véritable jeu illusionniste. Une multiplicité de faux départs d’intrigues se substitue à l’unité d’action, les situations les plus simples ne cessent de se dédoubler dans un brouhaha incompréhensible, les limites entre illusion et vérité sont sans cesse déplacées. Dans Le Dressage de la rebelle – nouveau titre de La Mégère apprivoisée – le personnage principal est en proie à la confusion, succombant à l’indistinction entre la réalité et le rêve. Tout comme le marchand Antonio, dans Le Marchand de Venise, il doute de sa propre consistance et remet en cause sa perception de lui-même. Enfin, Le Songe d’une nuit d’été est présenté par Gisèle Venet comme un ironique art poétique de la dramaturgie de Shakespeare, tournant en dérision la volonté de “faire vrai” au théâtre en célébrant la puissance du faux.

Cette poétique maniériste impose la comédie comme représentation grotesque, déformée du réel. Elle est marquée par ses jeux de miroirs où l’illusion se prend au piège de ses propres reflets. À travers eux, l’apparence et l’artifice s’imposent comme seules vérités dans un monde chancelant, marqué par une profonde inquiétude existentielle. Dès ses premières comédies, l’écriture de Shakespeare se cristallise comme une écriture mettant “l’acuité de son intellect à douter de tout sauf du doute”, dans la lignée de Montaigne. Les autorités transcendantes sont l’objet d’une remise en cause profonde, tout comme la raison, qui apparaît comme insuffisante pour décider si l’on vit ou si l’on rêve. La mélancolie qui accompagne cet état d’incertitude s’accentuera dans la seconde période d’écriture des comédies, dite “baroque”, qui rassemble des pièces telles que La Nuit des rois ou Comme il vous plaira. Enfin, le troisième tome sera consacré aux comédies “romanesques”, telles que Le Conte d’hiver, Cymbeline ou La Tempête, régies par l’esthétique de l’émerveillement. Le triptyque sera alors au complet.