La vie de Prévost était déjà un roman, que Jean Sgard éclaire et analyse avec une érudition passionnée.

On ne peut que se féliciter de cette réédition de ce livre paru initialement aux Presses de l’université Laval, en 2006, car il s’agit d’un monument d’érudition et d’une excellente mise en perspective de la vie et de l’œuvre de Prévost, écrit par l’un des meilleurs spécialistes de cet auteur à la vie obscure et sur lequel prolifèrent les légendes.

Prévost est sans doute le premier romancier qui ait pratiqué aussi systématiquement l’allusion autobiographique dans ses romans : “La frontière entre la réminiscence autobiographique et l’invention pure est chez lui indiscernable.” D’où une méthode définie par Jean Sgard dès l’introduction, où il s’interroge sur les rapports entre biographie et roman : “J’ai tenté de décrire les multiples allusions du roman à la vie de l’auteur, en essayant de mesurer le rapport entre les faits et leur traitement romanesque : effets de contexte historique, de légende familiale, de trame biographique, d’aventures allusives et de clés, de transpositions épiques et de métaphores personnelles.”

Jean Sgard voit dans le nom “Prévost d’Exiles”, que l’auteur s’est choisi en 1731, au moment où il écrivait Cleveland et Manon Lescaut, l’“emblème de sa vocation” : “Il se nomme Prévost, presque un nom commun, et d’Exiles, comme les héros de romans, surgis des terres lointaines de l’imaginaire et définitivement étrangers à la normalité, à la naturalité.” Du coup, écrire la vie de Prévost, c’est d’abord “rétablir cette frontière qu’il s’efforce d’abolir, c’est délimiter ce qui appartient à sa vie, ce qui appartient à son imaginaire, et ce qui de l’une passe dans l’autre. C’est peut-être aussi percevoir dans la première personne de ses romans “un composé que le roman n’avait jamais connu”.

On a très peu de témoignages sûrs, de lettres, de documents de première main qui permettraient de donner une assise scientifique à cette biographie. Jean Sgard les a patiemment rassemblés, il les cite, il les compare à la légende et aux épisodes romanesques qui leur sont rattachés. Son érudition est telle qu’il peut même, dans ses notes, faire référence à des études à paraître, comme celle d’Erik Leborgne, Saturne libertin. Poétique du fantasme dans le Cleveland de Prévost, ou la communication d’Alexandre Duquaire, “Le romanesque dégradé : des Illustres Françaises au Doyen de Killerine” dans un colloque sur Challe à Clermont-Ferrand, ou encore un livre de Dominique Orsini sur la représentation dramatique du récit et ses fonctions dans le roman-mémoires de la première moitié du XVIIIe siècle, pas encore publié.

Deuxième enfant d’une fratrie qui en compte neuf, Antoine-François Prévost naît le 1er avril 1697 à Hesdin dans le Pas-de-Calais, dans une famille de bonne bourgeoisie où l’on est prêtre ou magistrat. Son père est procureur du roi au bailliage d’Hesdin. Tous ses oncles ont embrassé la carrière religieuse. En 1711, il perd sa mère et une de ses sœurs. De 1701 à 1713, la France est enlisée dans la guerre de Succession d’Espagne et, à partir de 1705, la guerre se déplace vers le Rhin et la Flandre. La région d’Hesdin n’est donc pas épargnée. Prévost termine ses “humanités” chez les Jésuites de sa ville et est envoyé au collège d’Harcourt à Paris, sous la conduite de son frère aîné. Il commence un noviciat. Il hésite entre le sabre et le goupillon. Il fugue de chez les jésuites, reprend le métier des armes (1718-1719), et doit fuir en Hollande, sans doute pour cause de désertion. Le 9 novembre 1721, il prononce la “fatale formule” de ses vœux pour entrer dans le “respectable ordre” des Bénédictins de Jumièges. Il séjourne dans différentes abbayes de Normandie et n’abandonne pas ses projets de carrière littéraire, publiant en 1724 Les Aventures de Pomponius, un pamphlet contre le Régent. Il reçoit l’ordination en 1725 ou 1726, est affecté dans des abbayes parisiennes et continue à écrire. Les deux premiers tomes des Mémoires et aventures d’un homme de qualité paraissent en 1728. Menacé par une lettre de cachet, Prévost défroque et s’enfuit, en Hollande puis en Angleterre où il se convertit à l’anglicanisme.

Le thème de l’apostasie aura une grande importance dans ses romans, et lui vaudra avec Manon Lescaut la réputation durable d’un romancier religieux et sacrilège : l’“abbé Prévost”. À Londres, il devient précepteur de Francis Eyles, fils d’une personnalité éminente, mais il noue une liaison clandestine avec Mary Eyles, la sœur du jeune homme, et c’est à nouveau la fuite, en Hollande (1730), avec ses manuscrits de Cleveland, qui seront publiés en 1731 et portent la marque de ses espérances anglaises. C’est en Hollande qu’il écrit la fin des Mémoires et aventures d’un homme de qualité et Manon Lescaut au début de 1731. Il s’installe chez son éditeur Néaulme à La Haye et séduit sa femme, puis il s’établit avec Hélène Eckhardt, prostituée notoire, ce qui constitue un scandale mémorable. En faillite en 1733, il part à nouveau pour l’Angleterre et y lance la revue Le Pour et le Contre, destinée à la France. Quand Prévost arrêtera l’entreprise en 1740, l’ensemble comptera vingt volumes. Il est incarcéré pour un chèque frauduleux tiré sur Francis Eyles dont il a contrefait la signature, il est libéré à la demande de sa victime mais doit quitter l’Angleterre.

De retour en France, il adresse au pape une requête pour l’absolution de son apostasie. Cette requête aboutit et le ramène dans une abbaye bénédictine. En 1733, Manon Lescaut paraît en France, mais l’ouvrage est saisi et interdit pour son immoralité. À cause d’un tome apocryphe de Cleveland, Prévost est la cible des jésuites. Il capitule avec Le Doyen de Killerine, “roman jésuite” comme l’appelle Jean Sgard. Le premier tome paraît en août 1735 et la publication dure jusqu’en 1740. En 1736, l’abbé devient aumônier du prince de Conti chez qui il est hébergé. Se produit alors un “effondrement progressif”, à cause de la proscription des romans, un train de vie effréné, sa réputation d’homme à femmes et le retour de Lenki Eckhardt. Prévost, “prêt à vendre sa plume au plus offrant”, s’engage même dans des négociations avec Voltaire au sujet d’un exil en Prusse. Menacé de prise de corps, il s’enfuit en janvier 1740 à Bruxelles puis à Francfort, intente un procès à son éditeur Didot pour se faire payer et obtient l’année suivante l’autorisation de revenir en France.

Il refait surface à Paris en septembre 1742. Il se lance alors dans de nouveaux chantiers, comme la traduction de l’Histoire des voyages, de Clarisse Harlove de Richardson en 1751 ou des Lettres de Cicéron en 1745. Sa situation sociale et matérielle s’améliore. Il s’installe à Chaillot en 1746 et évoque dans une lettre un “système de vie paisible” avec sa gouvernante, tandis qu’un rapport de police évoque aussi ses maîtresses. Il fréquente notamment Jean-Jacques Rousseau qui offre son témoignage dans les Confessions sur la “coterie de Passy”. Resté à l’écart de la guerre encyclopédique, il est marginalisé. Il fait de nombreuses allusions à sa vieillesse dans Le Monde moral qui est aussi son testament littéraire, témoignant de ses expériences, de ses rêveries et de ses fantasmes. En 1754, le pape lui accorde un bénéfice ecclésiastique. Installé à Chantilly dans les dernières années de sa vie, il meurt d’apoplexie (ce qu’on appellerait aujourd’hui une rupture d’anévrisme), le 25 novembre 1763.

Ce qui donne sens et unité à cette existence, c’est sans doute la volonté d’être écrivain et de “vivre de sa plume”, comme l’indique le titre du très beau dernier chapitre. Jean Sgard nous fait entrer dans l’“atelier de l’écrivain”, dont il juge la fécondité prodigieuse, puisqu’il nous laisse une œuvre de 168 volumes, dont 63 pour son œuvre originale et 105 pour son œuvre traduite. Prévost a su saisir les lois du marché et en jouer, mais cette aptitude n’a pas été comprise à son époque où on l’a accusé de travailler fami, non famae. Il aurait écrit pour se sauver de la faim, et non pour la gloire. Sa grande facilité à écrire s’ajoute à son immense culture appuyée sur une “bibliothèque virtuelle” très fournie : Dans Le Pour et le Contre, pour les années 1733-1740, on compte environ cinq cents ouvrages recensés. De ce polygraphe, qui ne peut en réalité parler que de lui, son biographe écrit : “À ce formidable égocentrisme, on reconnaît pourtant l’écrivain, et c’est bien cette marque qu’on retrouve dans toute sa carrière.” Prévost a cherché, selon sa propre formule, à “pénétrer le cœur, qui est impénétrable”. D’où l’intérêt de cette vie qui introduit directement à ses romans, dans une série d’allers et retours fascinants que Jean Sgard analyse et démêle admirablement.