Une interview du philosophe Alain Badiou sur le théâtre et les liens entre théâtre et politique, par l’intermédiaire d’une réflexion sur le spectateur.
Les amateurs de théâtre ne peuvent que se réjouir de voir un tel texte, une interview élaborée plutôt, publié. Ceux qui ne connaissent pas, ou peu, la philosophie d’Alain Badiou trouveront là l’occasion d’entrer en contact avec une pensée importante de notre époque. Ceux qui connaissent déjà la pensée de cet écrivain y liront une synthèse de propos cependant peu inédits de sa part. Quoi qu’il en soit des modes d’approche de l’ouvrage, on y trouve largement matière à penser sur le théâtre. Sans doute pas uniquement, car on y trouve aussi matière à penser le théâtre et à penser théâtre.
Les circonstances sont identiques à celles qui ont présidé à la constitution d’un ouvrage précédent (2009) sur la question de l’amour. Cet ouvrage-ci est né d’un dialogue public, qui a eu lieu le 15 juillet 2012, au sein d’un cycle de rencontres du festival d’Avignon. Dans les deux cas, la taille de l’ouvrage, la dynamique des questions et réponses ne peuvent qu’inciter un large public à s’en emparer.
L’articulation du propos se manifeste dans cinq parties de dialogue : “Défense d’un art menacé”, “Théâtre et philosophie, histoire d’un vieux couple”, “Entre la danse et le cinéma”, “Scènes politiques”, “La place du spectateur”. Ce découpage tient à de nombreuses raisons, mais surtout il est construit pour faciliter la compréhension de la position de Badiou, relativement au théâtre. Elle est résumée ainsi : “Ce que nous devons aimer et soutenir, c’est un théâtre complet, qui déploie dans le jeu, dans la clarté fragile de la scène, une proposition sur le sens de l’existence, individuelle et collective, dans le monde contemporain.”
À entendre ce propos, le lecteur sait alors qu’il est plongé entièrement dans l’une des discussions les plus fécondes de notre époque, celle qui porte sur les rapports entre art-spectateur et politique, discussion qui engage des philosophes aussi précis sur ces terrains que Jacques Rancière, Olivier Neveux et donc Alain Badiou. Ce dernier ne cesse d’insister sur le fait qu’il privilégie la figure militante du théâtre, l’idée d’un théâtre réel qui doit continuer à éclairer notre existence et notre situation historique – à mettre en parallèle avec le vieux texte de l’abbé d’Aubignac (La Pratique du théâtre, 1657), qui construit l’idée d’un théâtre revêtant vis-à-vis du public une fonction d’éducation morale. Et en privilégiant cette idée (qui exclut cependant l’imitation envisagée par d’Aubignac), il insiste sur le point central du débat actuel sur le spectateur : “Nous, spectateurs, sommes bien loin d’être passifs, même immobilisés dans les fauteuils d’une loge d’opéra.”
Une allusion à un débat possible avec Rancière, sur cette question du spectateur, revient d’ailleurs plusieurs fois dans l’interview. Notamment lors d’une question directement conçue à partir de la critique par Rancière de l’idée d’une passivité du spectateur. Et Badiou de relever ce qui arrive aux spectateurs depuis quelques années : on l’a convoqué sur la scène, on l’a interpellé, on l’a fait danser de force, bref on lui a imposé toutes sortes d’épreuves pour montrer qu’il n’était pas passif. Mais l’auteur ne se laisse pas prendre à ce piège : “Les démonstrations de ce type, destinées à sortir le spectateur de sa passivité, sont en général le comble de la passivité, car le spectateur doit obéir à l’injonction sévère de ne pas être passif” ! Pourquoi confondre “être assis” sur une chaise et “passivité” ?
À cela s’ajoute que cette perspective du spectateur conduit Badiou, non seulement à renvoyer à une évidence – “la transformation subjective du public dépend de la réussite proprement théâtrale de la représentation”, et ceci d’autant plus que l’existence du public est constitutive du théâtre – mais encore à défendre l’entracte, dont on sait qu’il disparaît presque entièrement depuis des années. Or, au contraire dit le philosophe : “L’entracte est le moment où l’on fait un premier point sur l’existence subjective qui est la nôtre dans le spectacle”. Si le cinéma se déroule dans un continu sans respiration (sauf à sortir de la salle), “le théâtre existe dans la précarité de la représentation, et l’entracte en est le symbole”. Où se croisent de nombreux problèmes : y compris celui de la fuite possible du spectateur !
Passons sur le récit de la manière dont le virus du théâtre s’est emparé de Badiou (Toulouse, 1952), en ouverture du propos. Vient ensuite le temps de Vilar, rencontré à Chaillot. Et une leçon : “Le théâtre est plus un art des possibilités qu’un art des réalisations.” Leçon qui se répercute dans les pièces écrites par lui-même, et plus récemment dans le regard porté sur des mises en scène contemporaines : Marie-José Malis, citée par Badiou, qui fait comprendre soudain “quelque chose sur quoi on s’était depuis toujours trompé”. D’emblée le philosophe insiste moins sur le rapport corps-texte que sur le rapport illusion-réalité au théâtre. “Il s’agit de faire à chaque spectateur une confidence intime porteuse d’une injonction sévère” ; où le propos de Badiou, en ouverture de texte, coïncide bien avec les conclusions citées ci-dessus. Le théâtre sert à nous orienter.
Pourquoi convient-il de défendre le théâtre par cet éloge ? Parce que, dit Badiou, le théâtre est attaqué sur sa droite et sur sa gauche. Sur sa droite, dès lors qu’on se le représente uniquement comme une partie de la société du spectacle ou de la société du divertissement (Badiou préfère ce vocabulaire, pascalien, à celui de Guy Debord), un théâtre qui alors se contenterait de concurrencer sur leur terrain les modes nouveaux de l’imagerie moderne (occasion pour Badiou de dire quelques mots sur deux formes majeures de rire, le rire qui conforte l’opinion et le rire qui la contredit, et simultanément de souligner qu’il n’y a aucune raison de confondre “populaire” avec ce qui attire les foules). Sur sa gauche, dès lors qu’on en appelle à une confusion entre la vie et le théâtre, que l’on se méfie du texte, qu’on pratique un théâtre sans théâtre, ou en tout cas un théâtre qui ne démontre pas. Il convient donc de se tenir à égale distance de deux obstacles : la confusion et la nostalgie. Et de reconnaître un théâtre capable d’expérimenter des formes et des thèses nouvelles.
Bien sûr, sans dogmatisme, ajoute le philosophe : “Ma position sur les inventions de l’art n’est jamais négative par principe. Je sais et j’accepte que les orientations du théâtre visant à nous guider dans le chaos marchand contemporain oscillent entre plusieurs possibilités.”
Deuxième temps de la réflexion : théâtre et philosophie. Autrement dit, réflexion sur un très vieux couple, au cœur duquel Platon, comme on le sait, représente la pierre décisive. À ce propos, Badiou commence par résumer la place du théâtre dans la société grecque. Puis aborde la manière dont Platon analyse les avantages et les risques du théâtre. Le théâtre produit sur les spectateurs des effets considérables, reconnaît le philosophe grec. Il les émeut, les transporte et les idées qu’il propage deviennent efficaces. Aussi, le théâtre doit-il être surveillé. Il élabore une théorie de la captivation de la foule. Il y a d’ailleurs entre théâtre et philosophie une rivalité dans la conquête des esprits. D’autant que les moyens de l’un et de l’autre sont opposés : des représentations qui laissent au spectateur la tâche de tirer des leçons (moyen indirect) ou la tâche d’orienter l’existence, sous le signe de l’idée (moyen direct). Et pour Badiou/Platon, “au fond, théâtre et philosophie ont la même question : comment s’adresser aux gens de façon à ce qu’ils pensent leur vie autrement qu’ils ne le font d’habitude ?”. Tout ceci, par ailleurs, à partir du paradoxe apparent platonicien : chasser les poètes de la cité et donner à la philosophie une forme de théâtralité. Et Badiou d’expliquer ce paradoxe (être ennemi du théâtre dans la possibilité même d’un autre théâtre).
Le philosophe avance ensuite : “Au fond, théâtre et philosophie visent à créer chez les sujets une nouvelle conviction.” Ce qui lui permet de déclarer “qu’il faut aller vers une alliance plutôt que vers un conflit” entre théâtre et philosophie. On rappellera pour le lecteur qui ne le saurait pas que Badiou est lui-même auteur de théâtre et non moins d’opéras.
Troisième temps de la réflexion : le rapport entre les arts. Ce rapport doit être rediscuté puisque bon nombre de discours désormais laissent croire que les combinaisons artistiques se jouent au défaut de chacun des arts. La danse rendrait du corps au théâtre, etc. Ce qui est faux, puisque, au théâtre, il s’agit bien aussi d’énergie corporelle. Les rapports entre les arts sont très tendus. Il est justement intéressant de situer les surfaces d’échanges à partir desquelles des compositions sont possibles. Et Badiou de développer à partir de Spinoza un bel hommage à la danse (montrer ce que peut le corps), comme un autre hommage au texte de théâtre (comme corps), puissance de fabrique de quelques écarts “dont la surprise va faire, pour le spectateur, comme un petit événement”.
On laissera le lecteur découvrir ce que Badiou répond à la question qui l’enjoint de citer les pièces les plus éclairantes du moment, d’ailleurs Badiou ne se laisse pas faire par la question, pour aboutir à l’avant-dernier chemin proposé dans cette interview : les scènes politiques. Badiou commence par avancer une généralité : “Le théâtre est un art qui rassemble les gens et peut-être les divises ou les unifie”, ce qui le conduit à des parallèles entre théâtre et politique. La théâtralité de la politique est une évidence. Cela empêche-t-il un “théâtre spécifiquement politique” d’exister ? Badiou n’est pas favorable à l’appellation “théâtre politique”, on le sait. Que le théâtre soit d’abord du théâtre, “qu’il s’empare de la figure humaine, dans sa dimension générique et complète”. Et d’ailleurs pourquoi est-ce que notre rapport au théâtre devrait être absolument politique ? Le théâtre n’est pas par lui-même nécessairement un acte politique. Badiou complète ce propos par une référence que le lecteur retrouvera aisément à sa théorie des procédures de vérité . Et il termine ce point par un appel à un “théâtre obligatoire” (ce qui nous renvoie à un autre ouvrage : Rhapsodie pour le théâtre, La Documentation française, 1990). Le dernier chemin concerne le spectateur. Nous en avons investi les données dès le début de ce compte-rendu.
Au total, Badiou et son interviewer nous font approcher dans ce parcours les questions centrales que notre époque adresse désormais tant au théâtre qu’à la philosophie (sans doute esthétique et politique). Chaque page, d’ailleurs, donne lieu à une confrontation possible avec d’autres auteurs qui ont travaillé sur ces sujets (Rancière, bien sûr, mais pas uniquement). L’ouvrage peut susciter de nombreux débats. Tant mieux