Il s’agit moins d’enquêter sur la sensibilité quotidienne du XVIIIe siècle que d’analyser les modes de representation littéraire du pathos dans la littérature de ce siècle.
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Il y a déjà quelques années (2010, republication d’un ouvrage de 1984) les Éditions Le Félin rééditaient un livre consacré aux larmes d'Achille. Ayant constaté que, dans le monde grec, vaillance et sentiment s’opposaient comme homme et femme, on aurait du constater que les hommes ne pleuraient jamais chez les Grecs. Or, l'auteure, Hélène Monsacré, remarquait que des larmes coulaient sur le visage d'Achille après la mort de Patrocle. Les dualismes héros/pleureuse, courage/pleurs, et finalement hommes/femmes étaient ainsi troublés par un passage de l’Iliade. Bonne occasion d’entrer dans ce nouvel ouvrage, Le goût des larmes, pour verifier si ce type de partage, anthropologique, culturel et historique se répète ou se renouvèle dans un moment culturel encore plus proche de nous, le XVIIIe siècle. Ceci pour constater par exemple que dans le tableau de David, Les licteurs rapportant à Brutus les corps de ses fils, la douleur des femmes s’exprime par des larmes que Brutus détourne de lui, conformément à sa fonction publique. L’auteure de l’ouvrage d’ailleurs entame son propos en relevant à nouveau une opposition : si, au XVIIIe siècle, les hommes et les femmes pleurent au theâtre, en lisant des romans et en écrivant des letters, ces torrents de larmes sont pour nous d’un autre siècle. Parfois même nous éclatons de rire en lisant des romans qui faisaient fondre en larmes les lecteurs du XVIIIe siècle.
Au demeurant, l’auteure, spécialiste de litterature française, range son propos dans une lignée de recherches portant sur le même sujet. Effectivement, Anne Vincent-Buffault a publié en 1986, un ouvrage intitulé Histoire des larmes qui sert, depuis, de base aux travaux actuels sur le pathos ou l’histoire du pathos. Néanmoins, ici, l’auteure resserre nettement le propos. Elle quitte les repérages et les études linguistiques pour se situer au point de rencontre de la rhétorique littéraire, de l’histoire des idées et des mentalités. Elle se restreint à la période 1707 (Crébillon, Atrée et Thyeste) – 1792 (Beaumarchais, La mère coupable). Comme toute recherche de ce type, la delimitation du corpus est essentielle à la fois pour permettre de suivre un fil conducteur et pour éviter la surcharge documentaire. L’auteure n’a d’ailleurs aucune prétention à l’exhaustivité. Mais l’on remarquera que les oeuvres parcourues retiennent toutes que, dans le pathos, la souffrance se montre et se fait spectacle. Il peut sans doute faire l’objet d’une mise à distance très ironique, mais il fait surtout l’objet de maintes réflexions théoriques. Plus fondamentalement, il apparaît très vite que la question du pathos met en jeu l’articulation de l’esthétique et de l’éthique.
La question de la représentation de la souffrance est évidemment centrale dans les préoccupations humaines. Qu'elle acquière un statut dans la littérature n'étonnera donc personne. Mais lorsque le XVIIIe siècle s'empare de cette question, c'est pour l'élever à une forme hautement élaborée, puisqu'il fonde avec elle une analytique qui se développe sans condamnation morale. D'une certaine manière, les œuvres littéraires de ce siècle travaillent un paradoxe : la souffrance peut être un échec radical du langage. Chacun sait qu'elle suscite plutôt la plainte, le cri, le gémissement, les pleurs ou le silence. Disons, autant de défaillances de la parole et de la pensée ! Ce qui revient à dire qu'elle est difficilement exprimable en littérature. Et pourtant, telle est la démonstration entreprise, la souffrance fait l'objet, tout au long du XVIIIe siècle, sous la forme du pathos, d'une expression foisonnante. Non moins d'ailleurs que d'une recherche théorique portant sur les meilleurs modes de sa prise en charge. Comment dire l'émotion ? Quelle langue utiliser ? Comment lui conférer de la sincérité ? En un mot, il s'agit de savoir comment le langage, avec ses règles et ses traditions d'usage ou ses codes, notamment littéraires, peut exprimer ce mode de la sensibilité ? Bien sûr, cette question, quand elle est traitée au XVIIIe siècle, est tributaire du dualisme raison-sensibilité, ou pour le dire autrement, de l'opposition entre le cœur et la raison.
La question du pathos semble liée à une pédagogie éthique, montre d'emblée l'auteure. Et cette dernière est liée à un questionnement philosophique portant sur la nature de l'expérience. La question est ainsi formulée : Est-il vrai que la douleur instruit ? Comment se déploie cette question ? Le pathos, il faut le comprendre, engendre une rhétorique propre et une certaine prise en charge du corps, notamment par le texte littéraire (l'auteure n'évoquant pas ici la musique, sauf par référence aux allusions des auteurs référés). Il ouvre donc sur la littérature des Lumières une perspective dans laquelle l'esthétique fait vraiment sens dans le rapport qu'elle entretient avec l'éthique. Plus globalement encore, il faut comprendre par là que l'essentiel tourne autour d'une conception de l'homme et de la représentation qu'en donne la littérature.
Aussi le plan de l'ouvrage fait-il bien paraître les éléments du parcours engagé par l’auteure. Il est constitué de deux parties. La première s'inquiète de donner une signification à une notion ambiguë (pathos). Elle procède en quatre moments : définir la notion de pathos grâce aux dictionnaires de l'époque ; rendre compte de la présence de la détresse dans la poésie ; faire un détour par Marmontel et Chamfort, afin de renforcer le propos ; examiner la promotion théorique du sentiment dans les ouvrages de l'Abbé Du Bos ; et terminer par un essai de typologie différentielle (pathétique, tragique, dramatique). La seconde partie s'occupe de l'esthétique du pathos. Elle se compose d'une recherche sur le mélange des genres dans la question du pathos ; d'une étude sur l'inscription du corps dans les œuvres qui réfèrent clairement au pathos ; et d'un travail sur l'invention d'un langage pour cet indicible qu'est le pathos (grammaire, lexique, rhétorique).
Cela étant, il convient de revenir sur le terme utilisé : pathos (en langue française). C'est en 1694, que ce terme entre officiellement dans la langue. Il est alors répertorié dans le Dictionnaire de l’Académie. Insistons : "Pathos, mot grec qui signifie passion et ne s'emploie que pour signifier les mouvements que l'orateur excite dans les auditeurs, ne se dit guère qu'en conversation". Il est non moins vrai que le Dictionnaire universel de Furetière ne comporte aucune entrée de ce type (1690). Il faut attendre sa deuxième édition, en 1702, pour qu'il propose une entrée "pathos", qui reprend l'essentiel du dictionnaire cité précédemment. On constate, ce qui est évidemment significatif, que le terme a d'abord une connotation négative. Il n'accède à une signification positive qu'avec l'Encyclopédie (Diderot et d'Alembert). Mais ce dernier ouvrage n'aboutit à cette "correction" qu'en passant par un rapprochement, presque une filiation, avec un terme plus neutre, à l'époque : le pathétique. De là cet ajout : "On dit que la pathos règne dans un discours quand il renferme plusieurs de ces tours véhéments qui échauffent et qui entraînent l'auditeur malgré lui." La face ridicule et la face sérieuse de la notion se conjoignent maintenant. On voit ainsi un combat se livrer entre la sensiblerie et la sensibilié. Au demeurant, l'adjectif pathétique apparaît dans le contexte d'une réflexion sur la musique, notamment chez Jean-Jacques Rousseau, au cours du parallèle organisé entre la musique italienne et la musique française. Le philosophe confie à Saint-Preux le soin de donner une définition par défaut de ce qu'il entend par " pathétique ". Le "pathétique" confère son charme à la musique italienne (par le passage de la parole au chant). Ce qui est d'ailleurs plus caractéristique de Rousseau, surtout dans La Nouvelle Héloïse, c'est la distinction entre les scènes pathétiques où le terme n'intervient pas et les passages plus théoriques dans lesquels il trouve sa place. Ainsi va la conclusion de l'auteure, par rapport aux romans : dans la définition du pathos, la question du point de vue est primordiale; "peut-être ne peut-on désigner le pathétique que de l'extérieur, c'est-à-dire finalement quand on lui échappe". L'analyse de la réaction de Rousseau vis-à-vis des estampes gravées pour le roman le montre à l'évidence : un pathétique mal rendu porte en lui une menace de déchéance sociale. L'auteure renouvelle son analyse en s'exerçant à un relevé des occurrences de pathos dans Rousseau juge de Jean-Jacques.
Il reste que cette interrogation sur le pathos constitue aussi une interrogation du lecteur sur ce qu'il entend par là. En situant son travail dans le XVIIIe siècle, l'auteure sait bien que le lecteur moderne est installé, relativement à cette notion, dans un horizon d'attente différent, pour tout dire romantique. Cet horizon d'attente a un contenu littéraire précis. Pour nous, sans aucun doute, le pathos relève de la poésie. Or, pour le XVIIIe siècle, l'articulation entre pathos et poésie n'a pas ce caractère d'évidence. Elle se présente comme une sorte d'anachronisme. L'auteure pousse même le paradoxe à son maximum en se demandant pourquoi le grand siècle pathétique n'est pas aussi un siècle poétique. La raison aurait-elle coupé le cou de la poésie ? De toute manière, le pathétique, quand il se manifeste dans la poésie du XVIIIe siècle, ne correspond pas à notre sensibilité poétique moderne, formée essentiellement par la lecture de poètes postérieurs à cette période. Malgé tout, si l'on suit l'Abbé Du Bos, les hommes n'aimeront-ils pas toujours mieux "les livres qui les toucheront que les livres qui les instruiront ?". Nous reviendrons d'ailleurs sur ses écrits. Quoi qu'il en soit, on retiendra de ces analyses que si le XVIIIe siècle passe pour un siècle sans poètes, c'est sans doute que la poésie s'y est sclérosée dans des formes et des motifs dénués de rapports avec les mutations esthétiques en cours.
L'auteure se penche ensuite sur les réflexions théoriques de Marmontel. Toute la question posée par cet auteur tient dans ces mots : Comment éviter l'écueil et la facilité des clichés qui font verser le pathétique dans le mélodramatique ? Autant dire que la réflexion sur le pathos conditionne une réflexion sur le langage. Marmontel, en effet, commence par spécifier les domaines concernés par le pathétique : éloquence, poésie, art oratoire. Cet auteur poursuit par des distinctions utiles à relever, par exemple entre le pathétique réfléchi et le pathétique direct, que nous laissons au lecteur le soin de découvrir. Encore faut-il savoir que pour Marmontel, l'émotion n'est pas un critère assez sélectif pour constituer un public littéraire digne de ce nom. En cela, il souligne un des défauts esthétiques les plus fréquents et les mieux répertoriés de l'écriture pathétique, montrant ainsi combien la question du style est primordiale pour cette notion et sa réception dans le champ littéraire.
Il est maintenant possible de revenir sur les considérations de l'Abbé Du Bos. Rappelons que l'auteur des Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, s'intéresse aux émotions du coeur humain. Ces émotions, il en rend compte selon deux perspectives : celle de l'auteur, de l'artiste relativement à son ouvrage et celle du spectateur face à l'oeuvre. Concentrons-nous sur ce qui est le plus orginal chez lui : le statut de ce qui ne s'appelait pas encore la réception par le public et corrélativement l'importance du sentiment dans ses jugements sur une oeuvre (littéraire, pour notre auteure, picturale plus fréquemment pour Du Bos). Ce qui devient ici une étude portant sur la revalorisation du jugement public et la promotion théorique du sentiment comme critère de l'évaluation esthétique d'une oeuvre. On sait bien que Du Bos organise un retournement de perspective fondamental en recentrant l'attention du chercheur en esthétique sur l'amateur ou le critique, au détriment de l'artiste dont la position était jusque là privilégiée. C'est donc le "sentiment" qui permet de connaître le mérite des ouvrages d'art. Cette promotion théorique et polémique du sentiment (par opposition à la valorisation de la raison et des critères de création, au XVIIe siècle) a pour conséquence directe la valorisation des jugements du public sur ceux des " gens de métier ". Mais la promotion du sentiment, comme source de valeur esthétique et critère de jugement, n'implique pas une abdication devant le déchaînement des passions. En fait, Du Bos prend acte d'une mutation en même temps qu'il lui donne un statut théorique. Toucher ou émouvoir est donc une seule et même chose. Sera dit beau ce qui émeut. Cette recherche d'une autonomie du sentiment par rapport à la raison limite la portée du sentiment au pathétique. L'autonomie de l'esthétique est en tout cas assurée. Théâtre, musique et peinture trouvent ainsi une nouvelle place dans les analyses esthétiques.
Du point de vue esthétique, justement, cette question de la souffrance et donc, sous ce rapport, du pathos, trouve sa réalisation dans une littérature qui travaille à défaire les frontières entre les genres. L'invention littéraire est, d'une certaine manière, le résultat de cette volonté de prendre en charge le pathos. Dans ce siècle, les romanciers sont aussi critiques d'art, ils sont aussi musiciens, ils connaissent la peinture, et le théâtre est loin de leur être étranger. Ils font ainsi passer les genres artistiques les uns dans les autres. Dans certains romans, des passages entiers ont la forme de tirades théâtrales. La narration fait souvent place à la description, sous forme de peintures écrites. Alors que le classicisme respectait et même surveillait la séparation des genres et des tons, l'écriture des littéraires des Lumières passe constamment d'un genre à un autre, ainsi d'ailleurs que du rire aux larmes. À quoi s'ajoute cet autre aspect des choses qu'est la multiplication des illustrations qui accompagnent désormais les romans. Les frontispices se généralisent (et pas uniquement dans les éditions de luxe), ils sont destinés à attirer l'attention du lecteur, certes, mais aussi à devenir une clef de l'intrigue.
L'auteure en examine de près plusieurs exemples. Notamment celui de La malédiction paternelle de Rétif de la Bretonne. Il s'agit bien d'un roman hybride, relativement à cette question des formes et des genres. Roman épistolaire, il est accompagné d'estampes, qui en illustrent les scènes principales, et il utilise les mêmes procédés dans l'écriture même (représentations imagées, légendes qui redoublent le pathétique...). L'auteure, peu après, examine encore une autre hybridation : chez Mme de Tencin (Mémoires du comte de Comminge, 1735) et son rapport avec le drame qu'en tire Baculard d'Arnaud en 1764.
De ce point de vue esthétique, rappelons que la difficulté est sérieuse : la valeur pathétique des attitudes se rend habituellement pas le silence, l'imploration, les phrases exclamatoires inachevées, et sur le mode de l'écriture par les points de suspension (en mode typographique). Le paradoxe est donc essentiel au pathos. Mais cela le distingue d'autant mieux de la séduction et de la galanterie.
De l'ensemble de son travail, l'auteure tire des conclusions tout à fait passionnantes. Tout d'abord que le pathos est caractéristique des mutations esthétiques et linguistiques du XVIIIe siècle. Ensuite, qu'il semble conforter un ordre plus ancien fondé précisément sur le refus des mutations et des innovations. Le pathos serait alors une forme de résolution esthétique des tensions idéologiques, et l'excès qui le caractérise la manifestation d'un manque du côté moral ou politique. En somme, le pathos vaudrait moins pour ce qu'il affirme hyperboliquement que pour ce qu'il cherche à masquer : la possibilité d'un désordre ou une remise en cause de cet ordre présent. Le pathos, écrit l'auteure, "accorde esthétiquement [...] ce qu'il refuse idéologiquement : les tensions qui travaillent le corps social et les nouvelles formes de relation entre les instances de pouvoir”.
Qu'on le veuille ou non, le pathos est une écriture du corps une manière de le prendre en charge dans le discours. Lié à la valorisation de l'intimité, à l'époque, ce corps devient un ensemble de phénomènes ou de symptômes à déchiffrer et à interpréter, et pourquoi pas dans une perspective sémiologique, puisqu’il est également conçu comme un réservoir de codes et d'expressions. C'est bien un corps domestiqué, socialisé et morcelé qui est donné à lire (ou parfois à voir ou à entendre). Mais plus généralement, le corps semble s'abolir dans sa propre théâtralisation. De tout cela, Denis Diderot témoigne à l'envie. L'examen de La Religieuse fait surgir les éléments isolés par l'auteure chez d'autres romanciers, de manière synthétique. Corps souffrant de la religieuse, corps que l'on n'envisage plus du point de vue du péché, mais du point de vue médical (point de jonction entre la douleur et la souffrance). On sait que Diderot cherche à fonder une science des moeurs sur le modèle des sciences de la nature. Cela le conduit évidemment à réhabiliter les passions : il s'élève contre la mortification et les macérations. Mais l'intérêt scientifique commande également une esthétique. Roman de l'aliénation physique de la religieuse, l'écriture travaille à relever les tortures du corps souffrant, et à faire surgir la réification religieuse du corps, ainsi que la perte de soi manifeste dans ce cas. Il en va de même, à l'inverse, de la question de la jouissance, telle qu'elle est traitée par Diderot, question sur laquelle nous avons déjà donné des indications en rendant compte de l'ouvrage de Roger Bruyeron (Le Petit Château de Diderot, Hermann, 2013), sur Nonfiction.
Dernier point encore, pour que cet ouvrage ne paraisse pas déconnecté complètement des préoccupations contemporaines, l'auteure s'attarde en quelques lignes, à la fin de l'ouvrage, sur les artistes contemporains et le "retour" du pathos dans les œuvres d'art. Elle donne alors quelques indications sur son approche des performances et de l'arte povera. Brèves, ces indications donnent cependant à penser