Historien, principalement connu pour ses travaux sur les politiques culturelles, le fascisme, le corps, les mythologies contemporaines ou encore l’histoire culturelle , Pascal Ory est aussi un fin connaisseur du monde de la bande dessinée. D’abord passionné et l’un des rares historiens écrivant sur la bande dessinée dans les années 1970, il a ensuite endossé le rôle de critique pour les magazines Lire et L’Histoire, avant de devenir président du Jury du Prix Château de Cheverny de la Bande Dessinée Historique des Rendez-vous de Blois. Son intérêt pour le sujet l’a amené à observer de l’intérieur le processus de légitimation de la bande dessinée qui a mené les cases et les bulles de la marginalité à une certaine reconnaissance artistique. L’imposant ouvrage qu’il a co-dirigé avec Laurent Martin et Sylvain Venayre, L'art de la bande dessinée, paru l’an passé aux prestigieuses éditions Citadelles & Mazenod, est là pour en attester. Devenue sûre d’elle-même, elle peut aujourd’hui aborder sans peine et avec brio des sujets historiques. Malgré tout elle n’a pas conquis sa pleine autonomie en tant qu’art. Elle demeure encore marginale à l’université et résolument à la porte des départements d’histoire de l’art. C’est avec son regard d’historien du culturel que Pascal Ory nous parle aujourd’hui de cette histoire complexe et encore en plein devenir.

 

Nonfiction.fr Quand avez-vous commencé à vous intéresser à la Bande-Dessinée ?

Pascal Ory Je n’aime pas vraiment me mettre en avant mais mon cas est peut être représentatif d’une certaine génération qui a grandi avec la bande dessinée. J’ai eu la chance en tant que baby boomer, enfant des trente glorieuses, d’assister à l’apogée de la bande dessinée pour la jeunesse et en particulier celle de l’école belge. Pour des raisons personnelles, et freudiennes probablement, j’étais plus du côté Tintin que Spirou. Je suis passé presque naturellement de l’école franco-belge à Pilote, dont j’ai été lecteur dès son lancement en 1959. À l’origine, ce magazine avait été créé pour amener l’école belge en France, tâche qui fût confié à un Belge, Jean-Michel Charlier, et un Français, René Goscinny. Progressivement, tous deux ont dépassé ce projet, tant et si bien que Pilote est devenu dix ans plus tard, en 1969, l’endroit où tout se passait dans le monde de la bande dessinée francophone. Tous y ont été : Brétécher, même Tardi... Bilal était un jeune lecteur...

J’ai accompagné ce mouvement et comme il se doit j’ai abandonné la bande dessinée en devenant grand, puisque la bande dessinée était associé à la jeunesse. Mais au même moment une bande dessinée pour adulte a commencé à émerger. J’ai donc pu conserver un lien avec elle, même distendu. Ce qui m’a empêché de m’en éloigner définitivement a été l’arrivée de la revue (À suivre). J’ai été, là aussi, abonné dès le premier numéro, en 1978.

 

Ces années 1970 sont vraiment centrales dans l’histoire de la bande dessinée. C’est à ce moment qu’elle se révolte ouvertement contre les règles et les cases auxquelles on la réduit. En quelques années, elle s’autorise à dépasser son lectorat attitré, la jeunesse, et à s’ouvrir aux adultes.

Ce qui se produit alors est relatif au processus de légitimation de la bande dessinée qu’il faut observer sur un temps plus long. Il est d’ailleurs parallèle, ou en tout cas contemporain, à d’autres processus de légitimation culturelle. Ce mouvement remonte, au moins, au romantisme qui a rendu culturellement respectable des formes culturelles qui ne l’étaient pas jusque-là. Ça commence avec les arts et traditions populaires, puis on l’observe de manière très nette au XXe siècle pour le cinématographe, pour les arts du cirque, dits arts de la piste, et l’émergence de genres spécifiques comme le jazz ou le design. Tous, ou presque, partent avec un déficit de légitimité avant de s’imposer progressivement.

C’est aussi le cas de la bande dessinée. Elle a d’abord conquis un espace critique dans des revues dès les années 1960 puis un espace d’exposition temporaire avec, en particulier, la fameuse et fondatrice exposition Bande dessinée et figurations narratives qui s’est tenue au musée des Arts décoratifs en 1967. Cet espace d’exposition est progressivement devenu permanent avec la création de quelques musées consacrés. Le plus célèbre étant celui d’Angoulême qui n’a été inauguré qu’en 2008 soit quarante ans plus tard   . Sa fondation a d’ailleurs soulevé la question de la création d’une muséographie ad hoc. L’original en bande dessinée étant alors un travail préparatoire destiné à faire œuvre dans sa réplication mécanique et non pas une œuvre prête à être présentée telle qu’elle.

Les festivals participent aussi significativement à ce processus de légitimation. Le phénomène est pour majorité italien ou français. Le festival d’Angoulême s’est construit sur la crise du festival de Lucques/Lucca, référence de l’époque, qui lui-même avait été organisé lors de sa première édition à Bordighera, ville à la frontière entre la France et l’Italie, à côté de Vintimille. C’est très significatif. Il y a aussi eu des médiateurs communs en particulier Claude Moliterni qui a été un des cofondateurs du festival d’Angoulême. Un certain nombre de dessinateurs de bande dessinée italiens ont dû leur légitimité à la France. À commencer par Hugo Pratt qui ne bénéficiait pas d’une reconnaissance particulière dans l’Italie des années 1960. Son succès doit beaucoup à Moliterni, entre autres, qui l’a fait connaître en France et notamment à son passage dans (À suivre) qui l’installe comme une référence.

Par ailleurs, la presse généraliste a commencé à ouvrir ses colonnes à la critique de bande dessinée de manière un petit peu plus suivie à partir des années 1980. Yves-Marie Labé a grandement contribué, à la suite de Thierry Groensteen, à la conversion du Monde mais lui-même se disait isolé sur ce sujet. L’étape suivante a été l’entrée de la bande dessinée en tant que telle dans les pages des grands hebdos ou des quotidiens légitimes.

 

 

Elle conquiert aussi des espaces de créations et d’expérimentations en particulier au travers de maisons d’édition spécifiques qui font preuve d’une incroyable créativité.

Contrairement à ce que véhicule un discours réactionnaire et mélancolique tel que peuvent le défendre Marc Fumaroli ou Alain Finkielkraut, qui croient voir fatalement le niveau de la production culturelle baisser, la légitimation culturelle induit un cercle vertueux au niveau de la création. La respectabilité croissante de la bande dessinée a entraîné des effets de sophistication. Les bédéastes se sont sentis libérés en termes d’expression, ce qui a permis à la bande dessinée de sortir de sa pruderie formelle et narrative. On peut citer l’exemple de Barbarella, l’héroïne sexuellement libérée des années 1960. Elle illustre l’explosion de la mise sous boisseau de la bande dessinée dans le but de convenir à un public adolescent tout en respectant la censure puritaine franco-belge d’un côté, américaine de l’autre. Pilote est, à cette période, le lieu transitoire qui fait passer des auteurs comme Uderzo de la bande dessinée franco-belge à ce nouveau mouvement. Puis après cette phase de libération morale, apparait ce qu’on pourrait appeler la ligne Moebius ou la ligne Bilal, c'est-à-dire des recherches certes éthiques mais aussi esthétiques. Très vite la revendication dépasse le fait de parler de politique et de montrer des seins. Une ambition esthétique nouvelle apparaît, en particulier sur le plan graphique mais aussi scénaristique.

À partir de ce moment, chaque décennie voit des lieux autour desquels se concentrent la création et l’expérimentation. Il y a eu bien sûr les éditions Futuropolis et les fanzines des années 1970-1980. On a déjà parlé d’(À suivre), qui avec ce titre se réclamait de la littérature.L’Association, avant sa crise, incarne les années 1990 et le début des années 2000. Elle fonctionne comme le groupe surréaliste, avec un André Breton qui s’appelle Jean-Christophe Menu, avec une fermeture, des exclusions, un dogme, mais aussi une productivité analogue : il s’y passe des choses sur le plan de l’innovation formelle mais aussi sur l’exploration de sujets potentiels.

 

Vous-même avez participé dans une certaine mesure à ce processus de légitimation de la bande dessinée. Quand avez-vous commencé à vous y intéresser en tant que chercheur ?

À la fin des années 1970, je me suis retrouvé, par chance, parmi ceux qui s’intéressaient à la bande dessinée et la prenaient au sérieux. Pierre Assouline partageait ces convictions et m’a permis de publier des articles sur le sujet dans le magazine L’Histoire. Je me rappelle avoir fait assez tôt des choses sur Tintin : par exemple l’article "Tintin au pays de l’ordre noir" en 1979   ou un autre sur L’Étoile mystérieuse la même année.

J’ai alors rencontré sur mon chemin Le Téméraire   lorsque je faisais mon livre sur l’Occupation. J’en ai fait un premier livre, Le petit nazi illustré, que j’ai publié à la fin des années 1970 et qui a été réédité et augmenté en 2002. Pas un seul instant je n’ai hésité. La bande dessinée était pour moi un objet historique à égalité de dignité avec les autres.

 

Quand a commencé votre travail de critique ?

Cela remonte à un peu plus de quinze ans et c’est encore une fois grâce à Pierre Assouline. Je suis devenu le chroniqueur de bande dessinée de Lire. J’ai remplacé au pied levé Philippe Koechlin, qui avait créé cette rubrique et était par ailleurs patron de Rock & Folk. Jusque-là, je publiais sur la bande dessinée ou je m’en servais comme source. Mais en devenant chroniqueur de bande dessinée, je prenais le rôle de médiateur.

Parallèlement à cela, que ce soit à l’université de Saint-Quentin en Yvelines où j’étais en poste dans les années 1990 puis à l’université Paris 1, j’ai accueilli de nombreux sujets sur la bande dessinée. Je me suis donc fait prescripteur de recherches sur la bande dessinée.

Mais je n’ai jamais cherché à développer un département autonome. Ma logique est de dire que la bande dessinée, le jazz, le design, etc., sont des sources pour l’histoire. Je ne souhaite pas créer une bdlogie. D’autres on essayé, des sémiologues en particulier comme Pierre Fresnault-Déruelle et Thierry Groensteen et ça n’a pas marché. Le premier, en poste à Paris 1, n’a jamais développé un secteur de sémiologie de la bande dessinée et Thierry Groensteen n’a jamais pu s’adapter durablement au système académique universitaire.

 

On peut d’ailleurs remarquer que l’université reste en marge de ce processus de légitimation. 

Tout à fait, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a jamais eu de relation entre l’université et la bande dessinée. Dès 1971, le premier séminaire en France (selon la légende) est ouvert sur la bande dessinée française à l’université Paris 1. Il était animé par Francis Lacassin, personnage intéressant qui a été un des grands de cette légitimation. Il avait d’ailleurs déjà créé le Club des bandes dessinées (CBD) qui est la première association de légitimation de la bande dessinée. Mais ce séminaire aura peu de suites et aujourd’hui encore la bande dessinée est loin d’être accueillie sereinement dans toutes les universités françaises.

 

 

Pourquoi ces résistances à la bande dessinée dans l’université ?

Je m’interroge… La bande dessinée a conservé un statut défavorisé qui tient peut être à son caractère mixte. Le cinéma, dont la légitimation a été plus rapide, s’est appuyé, pour conquérir son statut d’art à part entière, sur l’aménagement rapide d’espaces autonomes : les salles de cinéma. Mais la bande dessinée a longtemps été perçue comme l’esclave domestique de la presse écrite, puis de la presse pour la jeunesse et enfin d’une forme d’édition considérée comme populaire. Peut-être que c’est ce qui l’empêche de parvenir à un degré de reconnaissance lui permettant d’entrer sans accrocs l’université.

Un signe très fort de sa marginalisation à l’université est sa mise à l’écart des départements d’histoire de l’art ou d’arts plastiques. Les chercheurs qui en parlent le plus sont en histoire culturelle, en sociologie, en sémiologie, en psychologie voire en politologie. Je schématise, parce qu’en cherchant bien on trouverait certainement des collègues d’histoire de l’art qui s’intéressent à la bande dessinée. Mais à Paris 1, qui a été le berceau de ce séminaire de Lacassin, cela n’existe pas.

Les écoles de Beaux-Arts, elles-mêmes, demeurent assez réticentes. Même dans celle d’Angoulême les choses ont mis du temps pour s’installer. Cette résistance des milieux de l’art pose une vraie question. La légitimation du cinéma a été fortement marquée par le développement après 1968 d’un département de cinématographie à Paris 1 comme une branche de celui d’histoire de l’art.

 

Il existe aussi de nombreux exemples qui illustrent la crainte, chez certains intellectuels, que la bande dessinée dévoie la jeunesse en remplaçant la grande littérature.

On l’a dit aussi pour le cinéma, ce qui n’a pas empêché une recherche scientifique sur le sujet de se développer. En 1910, la grande question est de savoir si le cinéma ne va pas tuer le théâtre. Personne ne se pose la question pour ce qui ne s’appelle pas encore la bande dessinée à l’époque. De même, la violence des actes contre le cinéma avant les années 1960 est considérable. Mais la cinéphilie, qui remonte aux années 1910-1920, se développe beaucoup plus vite que la bdphilie, qui elle commence plutôt après la Seconde Guerre mondiale.

 

Pourtant la bande dessinée, de son côté, n’a pas attendu pour se confronter à des sujets pouvant intéresser universitaires, en particulier les historiens. De nombreux auteurs, Hergé notamment, ont abordé l’histoire au travers de la fiction. Depuis quelques temps en revanche, on peut observer un véritable boum de la bande dessinée de non-fiction historique. Comment l’expliquer ?

C’est encore un résultat de la légitimation de la bande dessinée. En acquérant une reconnaissance croissante, elle s’autorise désormais tout ce que font les autres formes de littérature, d’arts visuels ou de médias d’expression. Elle s’ouvre donc à l’autobiographie dans les années 1990, puis au documentaire et au livre historique.

 

Quel intérêt peut avoir le traitement d’un sujet historique en bande dessinée ?

En tant que critique, je trouve que les bandes dessinées abordant des sujets historiques ont souvent une force plastique qui dépasse celle d’autres types de médias. Sa spécificité et donc sa force viennent de sa définition : le traitement sériel de l’image. À titre personnel, je suis d’abord attiré par le graphisme, je n’entre dans le sujet qu’ensuite. C’est pourquoi je trouve que le nom de "figuration narrative" lui convient assez bien.

Je préside le jury du Prix Château de Cheverny de la Bande Dessinée Historique des Rendez-vous de Blois. On a été le premier lieu à parler de bande dessinée historique de manière institutionnelle. Ce prix est né d’une réflexion sur la manière de définir la bande dessinée historique. Donner des prix nous est apparu être le moyen le plus efficace pour ce faire. Le prix a aujourd’hui dix ans. Avec le recul, le jury comprenant à la fois des historiens, des auteurs et des médiateurs, on s’est rendu compte qu’on couronnait d’abord la qualité graphique, puis scénaristique et seulement en troisième lieu une certaine crédibilité historique.

 

N’est-ce pas le contraire de la réception habituelle des livres historiques qui met l’accent sur l’appareil critique et la fiabilité des sources ou de leur exploitation ?

Certaines personnes considèrent la bande dessinée comme un simple média. Parfois des enseignants ou des universitaires ont considéré la bande dessinée au départ, et parfois encore aujourd’hui, comme un enrobage de chocolat pour faire passer une pilule. Au contraire, notre perspective est de dire que la bande dessinée est une œuvre d’art. Lorsqu’elle s’attaque à l’histoire, on peut lui demander une certaine intelligence historique mais pas nécessairement une érudition. L’idéal étant, bien entendu, quand les deux sont réunis.

Parmi celles que l’on a couronnées, deux témoignent, dans des genres assez différents, de la qualité que peut atteindre la bande dessinée historique. Fritz Haber, tout d’abord, par David Vandermeulen. Il s’agit de la biographie d’un prix Nobel de chimie allemand (tout de même !), traité de manière expressionniste, avec un très beau jeu sur le gouachage et les photos. C’est du grand œuvre mais c’est avant tout une œuvre d’art ! Je trouve par ailleurs assez remarquable l’adéquation de la forme et du fond dans Une vie chinoise, de Kunwu Li et Philippe Otié publié chez Kana. Et à travers l’autobiographie de ce dessinateur chinois on explore l’histoire de la chine populaire.

Mais de la même manière, le cinéma a aussi ses qualités propres. Je ne vais pas vous dire, au motif que j’aime la bande dessinée, que c’est formidable ou que c’est irremplaçable.

 

Que pensez-vous de l’encouragement de Serge Tisseron pour que les doctorants écrivent leur thèse en bande dessinée?

Je crois que c’est un mélange des genres. Certaines investigations historiques sont excellentes, quelle que soit leur forme. Il existe ainsi de très bons documentaires télévisés à contenu historique. Mais pour l’instant le degré de finesse d’analyse des thèses classiques n’a pas été dépassé. Je ne dis pas qu’il n’est pas dépassable... Pour l’instant, je ne vois pas une bande dessinée épuiser les formes d’analyse que peut atteindre un travail classique.
La bande dessinée est un objet de l’intelligence historique parmi d’autres. Quand je dis ceci c’est à deux titres. D’une part, la bande dessinée peut aider, comme genre, à exposer certains raisonnements historiques. D’autre part, c’est un objet historique légitime au même titre que la cuisine ou la coiffure - au passage moins de gens s’intéressent à la coiffure qu’à la bande dessinée

 

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