Depuis quelques années les bandes dessinées relatives à l’histoire du communisme ont eu tendance à se multiplier. Elles sont un condensé de ce que peut être l’histoire en bande dessinée mais dégage également quelques traits caractéristiques propres à ce phénomènes majeur du XXe siècle. Sans proposer ici une histoire du communisme et de la bande dessinée, il convient de procéder à quelques rappels historiques de suggérer quelques pistes et réflexions et d’interroger en quoi la bande dessinée se distingue dans l’analyse du phénomène communiste des autres formes de mises en récit.

 

Tentative de généalogie

Depuis ses origines, le communisme a toujours été présent dans la bande dessinée. Les grands classiques belges et américains en sont les illustrations. Sans viser à l’exhaustivité, rappelons qu’à la limite du reportage et de la fiction Tintin au pays des soviets d’Hergé y décrit sous un jour hostile mais souvent marqué par le réel le régime fondé par Lénine. À partir de 1946, Edgar P. Jacob lance Black et Mortiner. Dans les épisodes publiés de son vivant, les deux agents de Sa Majesté ne sont pas directement aux prises avec les Soviétiques, néanmoins la description d’une société totalitaire et militariste, étrangement proche du système communiste existe dans plusieurs albums. Certaines bandes dessinées se rapprochent sur ce point des romans d’anticipation ou des descriptions des dystopies comme Nous autres d’Evgueni Zamiatine ou 1984 de George Orwell. Ce trait se retrouve en particulier aux États-Unis dans les représentations graphiques. Ainsi Flash Gordon et avec lui nombres de comics dénoncent sous les traits d’une menace asiatique hypothétique une société totalitaire naissance. Si la Seconde Guerre mondiale favorise la dénonciation du nazisme dans les publications américaines (comme c’est le cas dans Captain America), la guerre froide, aussi étonnant que cela puisse paraître, n’est que peu abordée dans l’univers des comics. A contrario, ce média estt réutilisé par la contre culture américaine pour dénoncer le moralisme de la société étasunienne dans les années 1960.

De l’autre côté de l’atlantique, le Parti communiste français a produit via Vaillant (1945-1969) puis Pif Gadget (1969-1993), un certain nombre de récits graphiques, exaltant des héros communistes voire parfois le système soviétique. Plusieurs séries et quelques dessinateurs ayant vu le jour dans ces périodiques ont été appelés à une certaine célébrité à l’image du personnage Rahan ou de l’auteur Gotlib. La majeure partie des dessinateurs et scénaristes ne publiaient d’ailleurs pas uniquement dans les revues du parti et n’en étaient donc pas dépendant du Parti. En revanche, la plupart des séries emblématiques de ce courant, à l’image de Pif le chien, n’ont pas survécu à la chute de l’URSS. Mais cela ne signifie aucunement une disparition du communisme des bandes dessinées.

Depuis une décennie, on peut observer une augmentation très nette du nombre de titres évoquant le sujet. Globalement, il existe plusieurs catégories de récits graphiques. Tous s’appuient sur une narration très marquée et la volonté de raconter une histoire. L’empathie avec le sujet, souvent un personnage héroïsé, est assez répandue. Toutefois, sauf exception, il ne s’agit jamais explicitement de produire une livre à thèse voire un manifeste.

Les récits de types historiques reprenant quelques grands événements avec précision sont un phénomène relativement nouveau. Lutte Majeure de Céka et Borris   est peut-être le plus original. S’inspirant fortement de Mauss d’Art Spiegelman et de La ferme des animaux de George Orwell, il met en récit le siège de Leningrad pendant la seconde guerre mondiale, et représente les habitants de la cité martyre sous la forme de souris. La mort de Staline   cherche aussi à traduire la complexité du système soviétique à la mort de Staline, même si certains des éléments sont en partie fictionnels pour rendre le récit plus lisible.

 

Héroïsations et omissions

De manière plus générale, le nombre d’ouvrages traitant du communisme a rapidement augmenté ces dernières années, il est possible aujourd’hui d’esquisser une première analyse des représentations du communisme qu’ils véhiculent. Ces livres se répartissent, grossièrement, en deux catégories : les récits héroïques autour de personnages rendus mythiques et ceux se concentrant sur la description de la réalité du quotidien dans le monde communisme.

Dans la nuit la liberté nous écoute, dessiné et mis en récit par Maximilien Le Roy   , est une bonne illustration de la première tendance. On y retrouve le récit autobiographique d’Albert Clavier, soldat français engagé en Indochine, qui déserte pour rejoindre le Vietminh et se mettre au service d’Ho Chi Minh. L’auteur présente ensuite son parcours dans les services de propagande du système communiste international qui le mène dans les grandes villes du bloc soviétique. Ici, l’auteur épouse la cause de son biographié. De même, Gani Japuki dans Les Amants de Sylvia   retrace l’assassinat de Trotski et l’intrigue ayant conduit à la mort du fondateur de l’armée rouge. Tout en dénonçant le stalinisme, la bande dessinée héroïse les trotskistes et leur dirigeant. Dans la même veine apologétique voire hagiographique, s’inscrit l’histoire qu’Àngel de la Calle fait de la vie sous forme de bande dessinée de Tina Modotti dans l‘ouvrage éponyme   . Cette artiste devient une militante importante du Komintern travaillant notamment pour le secours rouge international pendant la Guerre civile espagnole.

Présentant une autre période du communisme, on peut faire entrer dans cette catégorie la biographie du militant révolutionnaire Pierre Goldman, retracée par le scénariste et dessinateur Emmanuel Moynot   . On nous narre cette fois, l’histoire de ce fils de résistant communiste devenu lui même communiste avant de glisser dans le banditisme politique et de mourir assassiné dans des conditions demeurées mystérieuses. Il en est de même, de la biographie de Benigno, compagnon du Che de Chrisophe Reveille et Simon Géliot   . Bien qu’elle se montre critique vis-à-vis du régime castriste, cette bande dessinée demeure favorable à l’icône révolutionnaire Che Guevara. On peut noter qu’à l’inverse, la bande dessinée de Spain Rodriguez, Che, a graphic biography, préfacée par Art Spiegelman   , vient mettre à mal la légende dorée du révolutionnaire au cœur pur.

Ces quelques exemples soulignent que les communistes ont tendance à être présentés comme des héros potentiellement positifs. Par ce biais, est réhabilitée partiellement une image pourtant passablement écornée par la recherche historique contemporaine. La bande dessinée en ne parvenant pas à se sortir de l’héroïsation sur lequel repose traditionnellement la narration du genre et à en se prêtant à l’esthétisation des personnages et des acteurs, passe sous silence certains aspects les faces « noires » de ces militants communistes.

 

Grisaille, victimisation et quotidien

Dans un deuxième cas de figure, certains ouvrages procèdent à une analyse et une présentation plus critique du communisme en tentant de représenter le quotidien des habitants de l’ancien bloc-soviétique. Dimitri a ainsi entamé sa série critique Le Goulag dès 1975, dans laquelle il raconte sur un mode mi-humoristique mi-réaliste les aventures d’Eugène Kranpon ouvrier à Nogent-sur-Marne, devenu le héros malheureux de la décomposition de l’URSS. Néanmoins, le passé de son auteur, Guy Mouminoux, ané d’une mère allemande, vivant en Alsace, et enrôlé dans la Wehrmacht pour combattre sur le front de l’Est   , rend sa critique suspecte aux yeux de certains commentateurs.

Dans ce cas aussi, les récits graphiques demeurent souvent autobiographiques. Mais ici, les héros sont devenus des victimes ou des témoins de la dimension criminelle du système. Le cas cambodgien est à cet égard exemplaire, les récits de Séra   ou plus récemment de Loo Hui Phang   et de Tian   , présentent le peuple khmer comme une masse anonyme et unanimement victime.

L’exil et la nostalgie du pays perdu en proie au totalitarisme sont des éléments récurrents qui se retrouvent dans plusieurs récits illustrés. C’est le cas en particulier des livres traitant de l’histoire du Vietnam. On peut citer notamment Une si jolie petite guerre de Marcelino Truong   et Vietnamerica de GB Tran (Steinkis, 2011) ou bien Quitter Saigon de Clément Baloup (Boîte à bulles, 2013, rééditions). Ainsi Baloup dessine le Vietnam communiste loin des images d’Épinal en rappelant ses camps concentrations et l’omniprésence du parti/État.

Un autre trait caractéristique remarquable de ces bande dessinées s’avère être la grisaille. Traduction graphique d’une époque historique, elle parvient à évoquer de manière très juste la tristesse du quotidien dans l’ex-bloc communiste. Cette réalité est fort bien décrite par Nicolaï Maslov   . On la retrouve aussi dans l’analyse des catastrophes industrielles et nucléaires qui ont touché le bloc soviétique et dans l’étude de leur gestion post-communiste. Certains reportages traitant d’une période plus actuelle, tel Un printemps à Tchernobyl   ou Tchernobyl La zone   , restent ainsi marqués par l’atmosphère sombre et triste émanant de l’URSS comme le fantôme d’un passé qui emplit encore le paysage et la vie des gens. Une mise en parallèle avec les représentations graphiques d’Hiroshima, de Nagazaki et aujourd’hui de Fukushima montre une représentation graphique singulière. Elle est pour partie liée à l’individualité des illustrateurs, mais aussi à une forme d’imaginaire propre à l’univers communiste.

 

Ces différentes bandes dessinées s’inscrivent souvent dans un clivage apologie/victimisation. La dépendance vis-à-vis du témoignage ou du principe d’héroïsation, tout en permettant d’évoquer des histoires et des aspects du communisme méconnus du grand public, amène souvent à passer sous silence un certains nombres de détails caractéristiques. Il est toutefois intéressant de remarquer que beaucoup d’ouvrages s’attachent à mettre en valeur le vécu de certains personnages oubliés de l’appareil communiste, en cherchant à gommer la réalité de ce système, alors que la représentation du monde communiste habituellement diffusée dans l’imaginaire collectif met l’accent, dans la conformité à la réalité historique, sur la tristesse et la violence du quotidien

 

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