La Sicile, un des thèmes de prédilection du cinéma italien, est à l'honneur cet été avec la réédition de deux films fort différents, voire opposés dans leur facture et leurs intentions

 L'été apporte toujours son lot de reprises italiennes, pour le plus grand bonheur des cinéphiles. Cette année, le hasard des calendriers nous offre deux films qu'à peu près tout oppose si ce n’est un genre – la satire – et un lieu – la Sicile.

Le premier, sorti en 1974, est dû à Luigi Comencini et s'intitule, dans la tradition des titres à rallonge de l'époque, Mon Dieu, comment suis-je tombée si bas ? (Mio Dio, Come Sono Caduta in Basso). Le second, L'Oncle de Brooklyn (Lo Zio di Brooklyn), est la première œuvre de deux réalisateurs, Daniele Cipri et Francesco Maresco, qui ont fait leurs armes à la télévision. Il est sorti en 1995.

Le film de Comencini est une comédie légère dans la veine érotisante qui connut une certaine vogue dans les années 70. Le rôle principal est tenu par Laura Antonelli, véritable égérie du genre. Elle y incarne une jeune fille de la bonne société sicilienne qui découvre, le jour même de ses noces, qu’elle s’apprête à épouser son demi-frère. Impossible d'annuler le mariage sous peine de déshonorer les deux familles : dès lors, tout en maintenant les apparences d'un mariage heureux, chacun partira de son côté à la recherche du plaisir. S’adonnant d’abord à des passe-temps innocents mais lourds de significations, comme la visite de la Tour Eiffel ou la conduite de locomotives, le mari trouve finalement dans le « dannunzianisme » -  ce curieux mélange de libertinage et de nationalisme exacerbé qui doit son nom à l'écrivain Gabriele D'Annunzio – un exutoire à sa virilité contrariée, se lançant à corps perdu dans les expéditions coloniales de Libye et en Abyssinie. Quant à l'héroïne, d’abord tout à fait inexperte des choses de l'amour et déterminée à préserver sa vertu, elle démontre assez vite un appétit aussi insatiable que ses dehors sont chastes. Cédant d'abord – mais en vain – aux assauts d'un Français libidineux (Jean Rochefort), elle sera exaucée par son chauffeur toscan (Michele Placido) avant de s’abandonner à une amie anglaise.

La légèreté est certes dans le ton, mais aussi dans la touche. À travers ces personnages inconsistants et assez ridicules, Comencini raille l'hypocrisie de la bonne société italienne qui se manifeste ici dans les deux attitudes opposées du mari et de la femme : une vertu de façade et un nietzschéisme fin de siècle. Très écrite, la comédie est également un moyen de régler son compte à la figure imposante de D'Annunzio, notamment dans une scène où le mari lit une adresse particulièrement pompeuse de l’écrivain aux soldats des armées italiennes.

Mio Dio est aussi la queue de comète d'un genre, la comédie italienne, qui a connu son apogée au début des années 60. Si la satire touche assez juste, elle manque du mordant que pouvait avoir Divorce à l’italienne de Germi, qui dénonçait déjà les mœurs matrimoniales siciliennes. L’époque est à un renouvellement des genres : Nanni Moretti a déjà fait des débuts remarqués avec son premier film, Je suis un autarcique, qui renouvelle la comédie en lui donnant un tour a la fois plus personnel et plus politique. Il attaquera durement, au cours des années 1970, les monstres sacrés du genre que sont Monicelli   et surtout Alberto Sordi.

D'une tout autre portée est Lo Zio di Brooklyn, d'une telle radicalité qu'on serait bien en peine de la rattacher à quelque courant que ce soit. La trame est assez peu structurée : une fratrie de déshérités palermitains dont le père vient de mourir se voit proposer par deux nains comploteurs d'héberger clandestinement un mystérieux mais important personnage. Pendant ce temps, un chef mafieux, Don Masino, tente de faire éliminer lesdits nains, responsables d’un attentat contre son frère. On croise également un chanteur raté écrasé par sa mère, un effrayant outremangeur pétomane entouré de chiens, un violeur d'ânes, un Christ borgne, un vilain personnage qui s'adresse aux spectateurs pour insulter les metteurs en scène, un homme triste en slip, etc. Tout ce petit monde se retrouve à la fin, dansant vêtu de drap blanc, dans une sorte de paradis grotesque.

La Palerme dépeinte dans ce film répond à une sorte d'esthétique du laid : un paysage effrayant faits d'avenues vides, d'immeubles de béton lépreux et des terrains vagues qui constituent les marges de la cité sicilienne. Le tout est magnifié – si l’on peut dire – par un noir et blanc austère et de longs plans fixes parfois éprouvants (le film commence par un plan sur un personnage qui retire son œil de verre). Les personnages sont affligés de diverses tares physiques ou mentales et s’expriment à travers un véritable répertoire de borborygmes, rots, pets (longs et humides) ; parfois, au contraire, ils entonnent une chanson romantique au milieu d’une discussion.

D'un côté une Sicile campagnarde, voire bucolique, théâtre des escapades amoureuses de l'héroïne ; de l'autre, un désert post-industriel. Les classes dirigeantes et oisives, entièrement occupées à la poursuite d'un bonheur égoïste ; une humanité déshéritée, hors la société et presque hors du temps. Un style cavalier, dont le comique emprunte au cinéma muet, voire à la bande dessinée ; une caméra-oeil, froide et le plus souvent fixe – mais sans méchanceté –, n'épargnant rien au spectateur. Un comique alerte proche du slapstick ; une mise en scène très maitrisée jouant sur un tempo ralenti pour produire  des effets bizarres, entre le rire et la gêne, parfois jusqu’au dégoût. Rarement il nous aura été donné de voir en même temps deux façons aussi diamétralement opposées d'aborder par la satire cette mauvaise conscience de l'Italie qu'est la Sicile. Chacune de ces approches a ses mérites ; extrêmement écrit, voire littéraire, le film de Comencini se présente comme une critique érudite de la société italienne. La reconstitution d’époque est soignée, la photographie superbe, et l’érotisme assez complaisant (Comencini en tire toutefois des effets comiques assez heureux, notamment dans une scène de déshabillage interminable). Quant au film de Cipri et Maresco, il n'est certes pas agréable à regarder, mais c’est ce qui fait sa force : évitant soigneusement les effets les plus faciles, il acquiert par ses choix esthétiques radicaux une force visuelle peu commune. Pour le spectateur, ce sont donc deux expériences esthétiques contrastées, entre les courbes de Laura Antonelli et les pets implacables de Giuseppe Paviglianiti  

Si l'univers fictionnel de Mio Dio est relativement classique (une histoire inventée se déroulant dans un contexte aussi réaliste que possible), celui de Lo Zio est unique en son genre : on est dans un au-delà de la fiction, hors du temps, dans un monde où les chiens envahissent Palerme et où les morts ressuscitent. Les acteurs, qui semblent des émanations de cet univers désolé et s’exprime dans un sicilien rauque incompréhensible de la plupart des Italiens, sont pour la plupart palermitains et amateurs.

La comparaison de ces deux films permet ainsi d’évaluer le chemin parcouru par le cinéma italien entre 1974 – où il subsiste encore une certaine fixité des genres, même si ce système économique et artistique longtemps prospère est à bout de souffle – et 1995, où tout a volé en éclats pour laisser la place à un paysage plus que jamais fragmenté