En relisant les oeuvres de Jean-Marie Guyau (1854-1888) de nos jours, nous pouvons y puiser des éléments de réflexion concernant cette brève. Le point de départ de son ouvrage, Les problèmes de l’esthétique contemporaine, est en effet l’extension du positivisme de son époque à tous les domaines de la pensée. Il écrit : "La science tend de nos jours à envahir tout le domaine intellectuel. L’humanité avait jusqu’ici vécu surtout de ces trois choses : la religion, la morale, l’art. Or l’esprit scientifique a presque entièrement détruit les bases des diverses religions ; il s’attaque aujourd’hui aux principes reçus de la morale ; il n’est pas porté à respecter davantage l’art, ce dernier refuge du "sentimentalisme"". Où l’on note non seulement que, contrairement aux lectures rapides, Guyau ne condamne pas les sciences, mais le positivisme ; mais encore qu’il rend bien compte de la position du positivisme en la résumant par le couple : raison vs sentimentalisme.

Parce qu’il veut extraire les arts de ce couple, il montre que si "notre époque (1884)" est vouée à la science positive, il faut défendre les arts à son encontre. Mais cela ne peut se réaliser en se contentant d’inverser le propos (dans l’ordre mis entre les valeurs et dans leur hiérarchie) : sentimentalisme vs raison. On ne peut "sauver" les arts en leur attribuant les caractéristiques inverses de la science positive, lues en y mettant des accents porteurs. Pas plus qu’on ne peut les "sauver" en les affectant d’un caractère mystique, par exemple, que le positivisme réprouvait. Car, cela ne ferait que renforcer le positivisme, en lui donnant raison d’utiliser le couple raison-sentimentalisme, même si on en inverse les pôles.

En un mot, si la défense du sérieux dans la science s’accomplit au détriment des arts voués au ludique, la défense du sérieux de l’art ne peut se concevoir au détriment des sciences ravalées au rang de discours "froid". C’est à un autre couplage qu’il faut procéder, qui n’oppose plus symétriquement les deux domaines, mais les met en coopération.

Et Guyau de se lancer dans la compréhension du "sentiment vrai du beau", d’ailleurs tout autant que du "mobile sérieux des sciences". Ces deux domaines ne sont pas inverses, puisqu’ils peuvent être rapportés à la véritable dimension humaine, celle de la vie.

Au passage, Guyau note que les artistes, du moins les plus célèbres, tels qu’ils sont cités dans l’ouvrage (Michel-Ange, Vinci, Beethoven, ...) n’ont pas cédé à une quelconque opposition arts et sciences. Sans évoquer, par ailleurs, l’idée selon laquelle ces artistes travaillaient antérieurement à la division du travail entre ces deux domaines, il remarque que les oeuvres optiques des uns et des autres tenaient fermement au rapport arts et sciences, et que l’œuvre musicale du dernier ne pouvait se passer de la révolution des instruments de musique. Un tel rapport existait aussi bien, ajoute-t-il, des artistes aux savants que des savants aux artistes.

Si cet argument est plus complexe à manier que Guyau ne le croit, il reste qu’il lui permet de s’attacher ensuite à montrer que le partage des facultés, tel que nous en héritons du XIX° siècle, doit être mis en question. Le partage entendement ou raison vs sentiment ne conduit nulle part. De surcroit, on n’est obligé ni de confondre raison et sentiment, ni de les poser en inversion symétrique. Il est même possible de les renvoyer chacun à des objets différents en les reliant à des pôles différentiels. Arts et sciences ne doivent pas être conduits à se placer en hiérarchie les uns par rapport aux autres.

Encore, rappelle-t-il pour finir, tout cela ne peut avoir de signification que dans un contexte, le nôtre, au sein duquel nous ne considérons plus le beau et le vrai comme des réalités métaphysiques. Ces valeurs ne sont "plus que les effets de notre propre constitution intellectuelle". C’est d’ailleurs parce qu’il les rattache, à lui suite de Immanuel Kant et des grandes esthétiques du XVIII° siècle, au sujet et à l’exercice de ses facultés en regard des oeuvres de la nature ou des hommes, qu’il peut ensuite, et ce n’est plus kantien, nous conduire vers une philosophie de la vie. En tout cas, le beau ne peut se désintéresser du vrai, comme le vrai ne peut être laissé en dehors du beau, sinon à payer cette séparation du prix d’un double dilettantisme. Ou, ainsi que le commente Annamaria Continu : "Guyau se distingue encore en refusant de considérer la science comme rivale de la création artistique. Plutôt que prévoir la fin de l'art dépassé par l'avènement de la technique il annonce au contraire que c'est la science qui permettra à l'art de se renouveler et de renouveler les consciences. Et le beau évoluera selon les outils de libération de l'époque car il est la porte qui ouvre sur la vie non entravée".

L’exposé de cette dernière nous porterait au-delà d’une chronique Arts et Sciences, mais le lecteur peut s’y intéresser à partir de ses deux points d’appui : la vie d’une côté et la sociologie de l’autre

 

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