Poé/tri est une série d’entretiens inédits avec des poètes du monde entier, proposée par Frank Smith. C’est une zone d’échanges qui voudrait capter l’intensité des déclics poétiques contemporains dans la variété de leur chimie autant que de leur plasticité.
Benoît Casas est l’auteur de cinq livres : L’Amant de Sophie (Prétexte, 2003), Diagonale (Nous, 2007), il était temps (Wharf/Nous, 2010), Envoi (avec Luc Bénazet, Héros-Limite, 2012) et L’ordre du jour (Seuil, coll. “Fiction & Cie”, 2013).

Frank Smith – Vous avez exploré dans plusieurs de vos livres différentes formes textuelles. Où se situerait pour vous la poésie-différence ?

Benoît Casas – poésie-différence, oui : j’aime votre formule.
je suis de ceux qui soutiennent à la fois que la poésie existe
et que l’affirmation du nom de poésie est importante.
ce qui veut dire en conséquence que la poésie n’est pas la prose.
et dans le même temps qu’elle n’est pas une part de la littérature
qu’elle n’a pas à se dissoudre dans du plus large ou de l’indistinct.
voilà pour les précisions séparatrices.
passons à celles qui compliquent un peu la donne.
la poésie (contemporaine) est une pensée en extension de ses limites
(en cela elle s’inscrit dans le geste moderne)
et donc peut devenir poésie ce qui ne l’était pas auparavant.
ce qui veut dire aussi : la poésie n’a pas non plus à être identique à elle-même
elle doit en passer toujours par un travail de démarcation interne (impératif d’invention).
elle est nourrie de son histoire et traversée par du tout autre
elle doit frayer avec ce qui n’est pas elle.
je ne fais pas du vers ou du poème autonome
les unités centrales de localisation de cette poésie-différence.
plus déterminante me paraît être la question de la découpe.
celle de l’interruption. et de la reprise.
la question de l’inscription spatiale du texte
– de la pensée-rythme qu’elle induit –
et de la mise en voix qu’elle peut pointer
est donc centrale.

L’ordre du jour, qui a paru ce printemps, est un journal tenu une année civile durant, dans le cadre d’une résidence à la librairie Le Comptoir des mots (Paris, XXe arrondissement). Un récit des jours sans histoire s’y aligne dans des phrases coupées et rythmées sans majuscule ni virgule… L’absence de ponctuation dans ce texte permet-elle de se confronter plus directement à ce que les mots veulent dire ? Une façon de voir “ce qu’on a pourtant/devant les yeux”, de “fixer/avec les/yeux” ?

oui. je vous suis pleinement sur la question de la confrontation directe.
mais je ne crois pas tant à un vouloir dire qu’à une volonté d’électrisation des mots
de mise en tension et de rapports de forces. d’équilibre des forces.
j’écris avec les yeux. avec les mots que j’ai sous les yeux. les mots des livres.
je les regarde longuement. il y a les livres donc : la page blanche n’existe pas.
je n’ai aucun mot en tête. et suis sans imagination. incapable d’histoire.
ne sais pas ce qu’est un personnage. j’en suis réduit au littéral.
pas de majuscule (principe d’égalité de l’inscription des lettres)
ni de virgule. la virgule est un ralentisseur (je veux que cela aille vite
que la frappe soit directe). elle permet l’incise la phrase longue la complication
(alors que je vise à une sorte d’efficacité jaillie).
le point et le saut me suffisent.

Un “je” est le sujet principal du livre. Quel est-il ce “je” qui, dès le premier jour, “donne vie à ma solitude” ? En quoi son caractère pluriel ne cesse-t-il pas d’être “innombrable” ?

le je de ce livre décide de ce qui aura été écrit, de ce qui du temps reste
(pas le temps à venir mais la modification-survivance en mots
de quelques points de ce qui aura eu lieu).
le je est celui qui décide de ce qui de ses jours vaut encre et papier plutôt que rien
sachant que – rudesse de la contrainte oblige – il ne pourra pointer
que ce qui a déjà été noté-daté par un autre que lui avant lui.
le je est donc une force d’articulation. il désigne l’opérateur du montage.
le livre est ce qui témoigne alors en chacune de ses phrases ou vers
d’une exigence de coïncidence locale et d’une compression des temps.
c’est ce qui fait que si le je désigne bien dans le livre celui qui dit je
le je en question n’y est pas pour autant la caractérisation d’une personne
mais le simple point d’aimantation des phrases.

La singularité de ce journal tient en ce qu’il est élaboré selon un protocole précis : chaque élément de langage est prélevé au sein d’un ensemble et d’une épaisseur de lectures vagabondes, écrites à la date où il a été réemployé. Est-ce que L’ordre du jour constituerait en quelque sorte en une “autobiographie de tout le monde” ? Ou, du moins, du monde qui entoure l’auteur du livre ?

c’est un journal générique. le journal d’une année générale.
le journal de quelqu’un qui n’est fait que de ce qu’il voit vit rencontre
(le verbe être y est donc inutile tout comme le mot Dieu).
les phrases qui le constituent elles viennent de partout.
et cet assemblage d’éléments captés ne se justifie que si quelque commun s’y atteste.
parce qu’une vie ne vaut finalement que par ce qui en elle y est en partage.

Créer des “rapports/entre les mots” est le travail du poète. Appliquée à l’injonction des jours qui se suivent, en quoi cette tâche consiste-t-elle d’abord en une construction politique du monde ?

je nommerai plutôt éthique (entendue au sens de Wittgenstein :
“l’investigation de ce qui a une valeur ou compte réellement”)
ce qui relève d’une tâche appliquée à l’injonction des jours.
que faire ? n’est pas qu’une question d’urgence contextuelle
c’est la question même qui se pose chaque jour.
mais ce que vous nommez “construction politique du monde”
me semble pouvoir désigner le travail du montage :
travail des coexistences et successions.
des insistances. des glissements et des ruptures de sens.
principe d’égalisation des énoncés
(égalisation qui vise à une intensification).

Le réel du jour, entre hier et demain, c’est aussi le temps qu’il y fait aujourd’hui (caisse de résonance du ciel et de la lumière)…

je suis devenu d’une porosité épouvantable au temps qu’il fait.
j’aime je respire l’Italie et sa brutalité solaire d’été véritable.
je dirais volontiers – comme Pasolini – que je compte ma vie en étés non en années.
mais je vis en Normandie et c’est la pluie et son retour qui rythme les jours.
je vis l’hiver comme un exil interminable. parfois sauvé par la lecture le travail.

S’astreindre à l’écriture quotidienne, c’est faire face à l’émiettement et à la dissémination ? Comment faire l’épreuve du choix à travers ce qui compose la masse d’un environnement littéraire (épisodes philosophiques, notes climatiques, brèves de voyages, remarques politiques, fragments amoureux) ? Comment, alors, éprouver continûment les mots dans les mots ?

l’écriture quotidienne est une discipline. c’est une méthode d’efficacité.
comment faire que quelque chose arrive ? aucun mystère :
se rendre disponible et s’immerger dans le travail.
le choix est permanent : c’est un travail par couches.
opérations de conjonctions et d’insertions.
puis suppressions. ajustements. et à nouveau. en boucle.
mais le plus souvent ou à la fois c’est la matière qui s’impose
trouve sa place et impressionne. ne laisse pas le choix.

En quoi cette consignation des jours dans les phrases des autres induit-elle une sous-langue où finirait par percer la vérité ? Par s’affirmer le oui d’un peuple à venir ?

Il me semble que si de cette pratique de montage-collage mosaïque
émerge quelque vérité c’est qu’elle produit ce qu’on peut bien nommer une subjectivation.
le processus impersonnel travaille paradoxalement :
le sujet supposément absent des phrases (puisqu’elles ne sont pas de lui)
s’y constitue au fil des jours. un agencement le configure. le trajet d’une vie s’y précise.
j’aime votre formule : “le oui d’un peuple à venir”.
vous pointez là ce qui relève de la politique.
la politique m’importe. la politique tout court :
pas la question du politique
(cette philosophie dite politique qui ne vise qu’à empêcher tout surgissement).
encore moins la politique politicienne
(qui n’est finalement que l’agenda de l’oligarchie
le jour le jour mondialisé des militants de l’économie
(dont l’autre face est servitude pas toujours volontaire))
la politique tout court c’est l’exigence d’égalité
et l’organisation politique à cette fin.
le mot de révolution est à reprendre.
certains parleront de naïveté.
mais il est arrivé dans l’histoire que de l’impossible advienne.
près de nous printemps arabe. aujourd’hui la Turquie le Brésil :
ici où là des peuples se réveillent.
j’ai donc cet espoir : que la politique revienne à l’ordre du jour.

Maintenant que l’expérience des variations du jour et de la nuit a été éprouvée et menée à son terme, que peut un corps d’écriture intense de poésie selon vous ?

il peut bien plus que ce qu’il pense.
il peut savoir ce qu’il ne savait pas.
il peut produire des effets sur quelques-uns.
il peut faire qu’un livre soit un petit peu plus qu’un livre.

État présent de votre esprit ?

le présent je ne sais pas trop ce que je sais
(à part la ponctualité de la sensation).
et esprit je vois encore moins ce que cela désigne.
ce que j’aimerais : que tout existe à la fois



* Lire aussi sur nonfiction.fr :
Poé/tri 1 – Récupérer/couper/monter. Entretien avec Jean-Jacques Viton
Poé/tri 2 – L’antipoésie. Entretien avec Vanessa Place
Poé/tri 3 – Augmentation/Extension. Entretien avec Alessandro De Francesco
Poé/tri 4 – La poésie =. Entretien avec Stéphane Bouquet