Une enquête stimulante sur l’émergence de la littérature afro-française et sur les constructions identitaires à l’œuvre dans les contextes coloniaux et postcoloniaux.

Avec Noirs d’encre, Dominic Thomas, professeur à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA), publie la traduction adaptée de son ouvrage Black France. Colonialism, Immigration and Transnationalism, paru aux États-Unis en 2007. L’expression “Black France” n’a pas été conservée dans le titre français, probablement parce qu’elle était déjà prise par un autre ouvrage, auquel l’auteur a d’ailleurs participé, La France noire. Présences et migrations des Afriques, des Amériques et de l’océan Indien en France   .

Toutefois, le sous-titre, Colonialisme, immigration et identité au cœur de la littérature afro-française désigne clairement l’objet de l’étude : plus que la notion de “France noire”, celle de “littérature afro-française” convient peut-être d’ailleurs davantage à une enquête qui s’intéresse aux manifestations et aux résurgences de l’idéologie coloniale, ainsi qu’aux constructions identitaires dans des textes littéraires publiés entre la première moitié du XXe siècle et le début du XXIe siècle. Il ne s’agit ici ni de littérature francophone, ni de littérature française, mais d’un objet qui se situe entre la France, l’Afrique, les Antilles et le monde noir-américain, dans une relation d’échange mais aussi de tension entre les différents pôles, et que le syntagme “littérature afro-française” permet de nommer en en soulignant la dimension hybride.

L’étude de Dominic Thomas relève à la fois des postcolonial studies et des black studies, deux démarches accueillies en général avec méfiance dans les universités françaises. Son premier mérite est donc de montrer tout l’intérêt de ces approches, qui ne se limitent pas aux caricatures culturalistes ou relativistes (pour ne pas dire déterministes) auxquelles on les réduit trop souvent. L’ouvrage, qui refuse l’idée de césure complète entre l’époque coloniale et l’ère des indépendances, montre comment les formes de domination se maintiennent tout en se transformant parfois. Le parallèle entre l’esclavage domestique tel qu’il est décrit dans une nouvelle comme La Noire de… (1962) d’Ousmane Sembène et un témoignage comme Une esclave moderne (2000) d’Henriette Akofa est significatif, d’autant qu’il suggère également que l’expérience de cette dernière a pu être récupérée en France à des fins politiques afin de stigmatiser les communautés noires, puisque c’est par des employeurs issus de la diaspora noire que la jeune femme a été exploitée, ce qui n’a pas manqué d’être souligné par nombre de ses défenseurs.

Dominic Thomas montre aussi comment les fictions afro-françaises, de L’Aventure ambiguë (1961) de Cheikh Hamidou Kane à Bleu-Blanc-Rouge (1998) d’Alain Mabanckou, tentent de subvertir le mythe selon lequel le fait de séjourner en France permettrait de s’enrichir et d’acquérir un prestige social impossible à obtenir en Afrique. Non seulement les conditions de vie en Europe ne sont pas conformes aux espérances de ceux qui tentent le voyage, mais en plus le retour dans le pays d’origine est souvent source de frustration ou d’incompréhension, ce qui conduit certains personnages à essayer de préserver à tout prix l’illusion de leur succès en faisant de leur expérience en France un récit inexact, voire mensonger, mais correspondant point par point aux attentes de leur famille ou de leurs proches restés sur place.

D’une manière générale, Noirs d’encre ne se contente pas de dénoncer les formes passées ou contemporaines d’oppression, mais souligne la complexité des échanges entre les différents auteurs étudiés (les pages sur les emprunts d’Ousmane Sembène à Richard Wright sont à cet égard intéressantes) et met en évidence les constructions identitaires à l’œuvre dans leurs textes. La dimension transnationale de l’analyse constitue un réel atout, dans la mesure où elle permet d’appréhender des problématiques qu’il serait réducteur d’envisager à une échelle strictement locale ou nationale, tout comme, d’ailleurs, dans le cadre exclusif de la relation entre la France et ses anciennes colonies, puisque des questions comme celles de l’“identité noire globale” et de l’influence des communautés afro-américaines sur les œuvres afro-françaises jouent parfois un rôle important dans les phénomènes décrits. Comme le dit l’auteur lui-même, “Noirs d’encre examine comment les littératures du monde noir – africaines et afro-américaines – ont contribué à l’émergence d’une littérature contemporaine afro-française”. Attentif aux notions de localisation et de médiation, qui permettent de prendre en compte la spécificité des contextes de production et de réception des œuvres tout en évitant l’écueil des interprétations culturalistes ou déterministes, Dominic Thomas s’attache donc à montrer les tentatives de résistance (à la fois littéraire et politique) à une oppression multiforme dont l’origine se situe dans le racisme issu de l’idéologie coloniale.

L’ouvrage, pour y parvenir, se fonde sur une utilisation pertinente des textes littéraires en tant que sources historiques. On ne peut que louer une telle approche et regretter qu’elle soit encore trop souvent marginale au sein des travaux de recherche menés dans les départements de lettres des universités françaises. Les œuvres littéraires, en effet, ne sont pas des documents comme les autres, car elles mettent en scène une véritable vision du monde ; elles ne se contentent pas d’apporter ou de consigner des informations sur tel ou tel sujet, mais, à travers les réactions, les pensées et le comportement des personnages, offrent un accès privilégié aux représentations, aux systèmes de valeurs et aux règles sociales existant à une époque donnée. Comme le remarquent Nicolas Bancel et Pascal Blanchard dans leur postface, “l’une des originalités de l’ouvrage de Dominic Thomas est de nous faire pénétrer au cœur des cultures négro-africaines en France, de les faire vivre devant nous […]. Mais cette attention aux diasporas noires en France se prolonge d’une approche sur les modifications des cultures urbaines et juvéniles en Afrique noire francophone même”. Pour l’histoire culturelle, l’histoire des représentations et aussi, dans une certaine mesure, l’histoire politique, les textes littéraires constituent des documents de première valeur, souvent sous-exploités, mais dont Noirs d’encre montre bien l’intérêt heuristique.

Malgré ses qualités, cependant, le livre de Dominic Thomas n’échappe pas toujours à un certain manichéisme. L’histoire coloniale et postcoloniale des relations entre la France et l’Afrique, mais aussi entre la France et les minorités issues des diasporas africaines présentes sur son sol, est envisagée sous le signe exclusif de la domination. Cette perspective, bien entendu, ne saurait être sérieusement remise en cause ; néanmoins, on aurait aimé que ce cadre un peu monolithique fasse parfois place à une lecture plus subtile.

Par exemple, peut-on vraiment affirmer que, dans le “larynx colonial”, “il n’y avait aucune corrélation entre l’expérience vécue et ce qui était prononcé” ? S’il ne fait aucun doute que les discours coloniaux – aussi bien littéraires que politiques et scientifiques – ont construit une image déformée des sociétés africaines dans le but de justifier la “mission civilisatrice” et de défendre la suprématie française, peut-être serait-il tout de même judicieux de ne pas considérer l’ensemble de la production intellectuelle coloniale comme un bloc absolument homogène, mais au contraire d’examiner la variété des discours concernés pour faire ressortir leurs nuances ainsi que leur degré plus ou moins grand d’autonomie par rapport aux récupérations politiques et idéologiques dont ils ont pu faire l’objet.

Inversement, les discours produits par des Africains sur l’Afrique ne possèdent pas toujours nécessairement le potentiel de rupture qu’on leur prête volontiers : même s’il diagnostique une véritable crise identitaire et constitue de ce fait une critique de la politique assimilatrice menée par la France auprès d’une partie des élites africaines, un roman comme L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane emprunte beaucoup à des modes de pensée issus de la littérature coloniale, en particulier lorsqu’il oppose un Occident rationnel à une Afrique placée sous le signe du mysticisme.

Ce manichéisme se retrouve dans la critique du féminisme occidental, implicitement accusé d’étouffer la voix des femmes africaines sous des valeurs prétendument universelles et de se révéler contre-productif, voire de favoriser le maintien de l’hégémonie française : “[…] L’enjeu est, pour les Africains comme pour les communautés de la diaspora, de déterminer si la motivation qui se cache derrière l’engagement féministe n’est pas simplement le maintien de l’hégémonie française, assimilatrice et récupératrice par la diffusion de discours négatifs sur les pratiques socioculturelles africaines.” À ce féminisme, Dominic Thomas, citant Obioma Nmaemeka, oppose un “négo-féminisme” ou “féminisme de la négociation” qui serait plus à même, selon lui, d’apporter des réponses à des questions comme celle de l’excision en tenant compte de la localisation spécifique des femmes concernées.

Il est difficile de souscrire entièrement à cette argumentation. D’abord, l’idée d’un “féminisme de la négociation” opposé au féminisme occidental ne tient pas compte du fait que le combat féministe, en France comme ailleurs, repose sur des négociations à la fois longues et complexes, non seulement avec les autorités et les structures dites patriarcales, qui ne sont pas identiques dans tous les pays, mais aussi entre les groupes féministes eux-mêmes, qui ne sont pas nécessairement d’accord sur les objectifs à atteindre et les méthodes à employer.

Ensuite, l’idée d’une spécificité africaine qui se traduirait par une tendance à la négociation rappelle certains stéréotypes d’origine coloniale sur la parole et la palabre. Enfin, discréditer le féminisme occidental sous prétexte qu’il heurterait des conceptions socioculturelles et conduirait à une radicalisation des éléments les plus conservateurs n’est pas sans rappeler les raisonnements réactionnaires que l’on a eu l’occasion d’entendre en France ces derniers temps au sujet du mariage pour tous, selon lesquels la revendication de droits pour les homosexuels serait contre-productive, car elle exacerberait le mécontentement des franges les plus traditionalistes de la population et stimulerait par conséquent l’homophobie.

Dans le quatrième chapitre de Noirs d’encre, consacré aux questions du féminisme et, plus particulièrement, de l’excision, Dominic Thomas, à travers l’analyse du roman Rebelle (1998) de l’Ivoirienne Fatou Keïta, montre bien la complexité des positions en présence. Il affirme également de manière tout à fait convaincante que l’excision, afin d’être combattue efficacement, doit être comprise pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une pratique dotée d’une signification précise, un rite de passage faisant sens dans les sociétés où il est pratiqué, et non un acte de barbarie gratuit. Cependant, si l’on convient volontiers que l’action féministe doit éviter toute forme de condescendance raciste, il n’est pas impossible non plus de penser que le rejet de la rhétorique universaliste employée par certains groupes féministes occidentaux fait le jeu d’un ordre social oppressif fondé sur l’inégalité entre les hommes et les femmes.

Ces quelques réserves (qui, il faut en être conscient, sont elles aussi localisées) n’enlèvent toutefois rien à l’intérêt de Noirs d’encre, dont la démarche stimulante ouvre des champs de réflexion importants aussi bien pour les études littéraires dans leur ensemble que pour les études historiques s’intéressant au colonialisme et à ses prolongements dans le monde contemporain, ainsi qu’aux phénomènes de construction identitaire en contexte postcolonial. Six ans après sa parution aux États-Unis, la traduction de cet ouvrage en français est donc particulièrement bienvenue

 

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