Un "pari biographique" gagné en misant sur les vertus et en déjouant les pièges de l'histoire immédiate. 

Après le colloque organisé à Pantin les 19 et 20 mai 2010 sur Le programme commun de la gauche, 1963-1978   viennent de paraître aux éditions L'Harmattan les actes d'un colloque qui s'est tenu à Paris les 28 et 29 mai 2010 sur la carrière politique de Pierre Bérégovoy. Les quelques 240 pages publiées rassemblent les communications des principaux spécialistes de l'histoire du socialisme français, toutes générations confondues. Les maîtres d’œuvres de cet ouvrage, Noëlline Castagnez et Gilles Morin, rappellent à juste titre que cette biographie est unique en son genre. Parmi toutes les biographies, de plus ou moins bonne qualité, qui inondent les rayons des librairies, rares sont en effet celles qui mobilisent des équipes universitaires s'intéressant à un ministre socialiste   et à un Premier ministre de la Ve République   . Même si l'édition et la télévision ont consacré à Pierre Bérégovoy plusieurs livres ou films   , le collectif réuni autour de Noëlline Castagnez et de Gilles Morin est le premier, seulement vingt ans après la mort de l'intéressé, à s'attaquer à la biographie historique d'un Premier Ministre socialiste de la Ve République, qui fut aussi le premier à s'affirmer social-démocrate et le dernier Premier Ministre socialiste de François Mitterrand, alors que le premier, Pierre Mauroy, vient de s'éteindre.

Comme l'indique clairement son titre, l'ouvrage se penche donc sur l'itinéraire d'homme politique de Pierre Bérégovoy, nécessairement chronologique et divisé en trois parties : les premiers engagements, l'ascension et l'homme d'Etat, avec un triple leitmotiv : se détacher des étiquettes lui collant à la peau – liées à ses origines populaires, sa culture politique et son cheminement – et des exploitations politico-médiatiques liées à sa fin tragique – encore récemment dans "l'Affaire Cahuzac" – pour dépasser le prisme mémoriel déformant, et in fine redonner de la complexité à une carrière politique qui ne fut jamais linéaire, sans être incohérente.

C'est en effet l'intérêt premier de cette vie, moins analysée dans sa dimension d'exemplarité supposée que comme caractéristique de son temps. Ainsi, Michel Dreyfus montre que le syndicalisme réformiste du syndicat FO fut un des milieux qui l’ont façonné, comme bon nombre de dirigeants de la SFIO sous la IVe République. S'il est en effet un "apparatchik fédéral" de Seine-Maritime (Antoine Rensonnet), il n'a jamais appartenu au cénacle des notables socialistes, échouant à s'implanter localement à plusieurs reprises, sa première tentative électorale remontant à 1956 et sa première victoire à 1983   (Fabien Conord) ! Claude Bartolone rappelle d'ailleurs dans la préface que Pierre Bérégovoy a peu siégé au Palais Bourbon, de 1986 à 1988, puis à peine deux mois en 1993, suite à son élection en mars, alors que le PS a connu une véritable déroute   et que "l'Affaire Bérégovoy" a débuté. mais ce fut bien le Premier ministre qui supporta le poids de la défaite (Jean Garrigues).

Plusieurs chapitres démontrent aussi que l'itinéraire de "Béré" fut marqué par les mêmes "événements dateurs" que l'ensemble de sa génération : la CED, la Guerre froide, la Guerre d'Algérie, etc. Son parcours d'éternel minoritaire, évoqué notamment par Frédéric Fogacci et Gilles Morin, est également caractéristique de bon nombre de militants de la deuxième gauche qui se rallièrent au PS.  Ce poulain de Pierre Mendès France arrivé en Mitterrandie sur le tard (Gilles Le Béguec) s'était affilié dès 1967 à la Fédération de la gauche démocrate et socialiste créée à l’initiative de Miterrand pour réunir les forces politiques de la gauche non communiste. L'itinéraire de Pierre Bérégovoy épouse ainsi toutes les vicissitudes de la gauche non-communiste durant près d'un demi-siècle et participe à toutes ses divisions-recompositions entre 1958 et 1971, années de transition dans sa longue carrière au cours desquelles il devient une figure nationale de la gauche, au PSA puis au PSU, où il appartient à la frange mendésiste (Gilles Morin). Son club, Socialisme moderne, fut ensuite intégré à l'UCRG d'Alain Savary, qu'il soutient au NPS, avant de se rallier, comme ce dernier, à François Mitterrand pour s'affirmer rapidement comme un des piliers du PS, se révélant dans la campagne présidentielle de 1981 (Jean Vigreux), puis s'affirmant comme un "homme de dossiers" (Laurent Jalabert), un "politique-expert" des questions économiques et sociales (Mathieu Fulla), s'impliquant une fois au pouvoir dans les grands desseins européens mitterrandiens, incarnant la rigueur économique et la politique du "franc fort" qui a permis l'Union économique et monétaire, et se faisant l'avocat du Traité de Maastricht (Christine Manigand).

Noëlline Castagnez dépasse pour sa part l'image de redoutable négociateur du secrétaire national du PS – chargé des relations avec les autres partis, notamment le PCF dans le cadre de l'articulation du Programme commun dans les années 1970 : étudiant son rapport au communisme, elle démontre qu'il fut à la fois toujours proche des communistes et des cégétistes (la couverture de l'ouvrage le montre aux côtés d'Henri Krasucki, en 1981), anticommuniste au cœur de la Guerre froide comme d'autres membres de la SFIO, mais finalement plus pragmatique qu'instinctif. Mathieu Fulla nuance quant à lui le concept d'anti-sabra   et l'image d'autodidacte égaré dans un Parti socialiste dont les cadres étaient issus des grandes écoles : il n'est pas un "ovni dans ce cénacle étroit   ." De même, Christian Chevandier s'interroge sur les origines ouvrières de Pierre Bérégovoy et nous livre une éclatante démonstration qui écorne le mythe de l'ouvrier, fils d'un immigré russe, parvenu dans les hautes sphères du pouvoir. Certes, cette ascension est exceptionnelle par le degré de responsabilité (secrétaire général de l'Elysée, Ministre de l'Economie, Premier Ministre), mais ce type d'ascension sociale et politique a été courant pour cette génération issue de la guerre et de la Résistance.

Le chapitre que consacre Jean Garrigues à "l'Affaire Bérégovoy" conclut cette biographie historique polyphonique. Sil se contente délibérément de synthétiser les faits, l'historien procède avec brio à une mise en perspective avec d'autres affaires (Roger Salengro, Robert Boulin) et une mise en contexte : la fin de règne de François Mitterrand, marquée par les affaires politico-financières, la préparation des législatives de 1993, un an après une défaite aux élections régionales, à la suite desquelles Pierre Bérégovoy fut nommé Premier Ministre après être resté aux portes de Matignon à trois reprises, notamment victime en 1988 et 1991 des calculs politiciens du Président de la République, soucieux de maintenir les équilibres internes au PS (François Lafon). Il s'attache aussi à cerner le scandale comme "révélateur des tensions de notre vie politique" pour en identifier les mécanismes : la rumeur et l'intervention des contre-pouvoirs (médiatique et judiciaire), la récupération par la presse de droite comme de gauche puis par les hommes politiques eux-mêmes.

Tout au plus, on ne peut que regretter l’absence de retranscription de la parole des grands témoins invités au colloque   . Mais, au final, cet ouvrage constitue une véritable réflexion épistémologique sur la biographie historique. Ce goût pour les itinéraires participe grandement au renouvellement de l'histoire politique, manifeste depuis plusieurs années, et y participera longtemps tant les pistes à explorer sont encore nombreuses