S’il est un monde filmique qui a accompagné sinon conditionné les évolutions technologiques qu’ont connu les industries culturelles, c’est bien celui du porno. Véritable killer application lors de la commercialisation des premiers magnétoscopes au milieu des années 1970, produit d’appel, en France, pour le minitel ou les abonnements à la chaîne payante Canal + dans les années 1980 et 1990, le porno a suivi toutes les grandes mutations du marché audiovisuel. Plus récemment, la démultiplication et la diversification des écrans comme l’essor du Web 2.0 depuis le milieu des années 2000 ont invité le déploiement de nouvelles images pornographiques. La dimension collaborative du Web 2.0 a été largement investie par les internautes, restaurant par-là les lettres de noblesse d’antan du "porno amateur", dissoutes au cours des années 1990 dans l’ère du « porno pro », largement WASP, hétéronormé et épilé, diffusé à grand renfort d’éditions DVD par les industries nord-américaines et allemandes. L’imagerie amateur produite aujourd’hui, sans s’exclure d’un système normatif, promeut peut-être une plus grande diversité de modèles : ils sont au cœur desporn studies, dont on ne peut que saluer le développement récent en France, et intéressent de plus en plus les milieux intellectuels et universitaires.
Nous sommes ainsi face à de nouvelles images, mais également face à de nouveaux usages. On observe, en effet, que si l’objectif premier du visionnage d’images pornographiques n’a pas vraiment varié, in fine, au cours des années, les modes de consommation ont, eux, considérablement évolué. Les films ne sont plus consommés, loin s’en faut, de façon collective dans une salle spécialisée ou individuellement devant un téléviseur connecté à un serveur de video-on-demand, un magnétoscope ou un lecteur DVD : ils le sont majoritairement via Internet sur les Smartphones, tablettes et ordinateurs portables, en téléchargement sur Emule ou en streaming sur YouPorn et autres MyPornMotion, et de plus en plus par des femmes. Il ne s’agit plus tant, d’ailleurs, de "films" (au sens canonique tacite de "longs métrages de fiction"), que d’extraits de films, de très courts métrages et de mash-ups (les cumshot compilations mobilisent ainsi à elles seules une bonne partie des bandes passantes des sites porno collaboratifs). Mais alors : dans cette diversification des formes filmiques et des pratiques pornophiliques (au sens de Ruwen Ogien, donc sans connotation pathologique), comment penser l’esthétique de l’audiovisuel pornographique ? Peut-on, par exemple, mobiliser les catégories traditionnelles de la description et de l’analyse filmique pour étudier des images pornographiques contemporaines ?
L’axe des 180°, une spatialisation obsolète ?
La plupart des règles du montage classique reposent sur le respect de l’axe des 180°, cette ligne imaginaire que l’on pourrait tracer entre les deux objets ou personnages principaux d’un plan, et que la caméra ne doit pas franchir d’un plan à l’autre sous peine de gêner la spatialisation de l’action par le spectateur et sa perception de l’espace scénique. Certes, l’axe des 180° n’a pas attendu Internet et le porno 2.0 pour être franchi : sans même aller chercher dans l’expérimental, on peut songer à une bonne partie des séquences de combat dans les films de fiction, dans lesquelles la rupture de la règle des 180° permet justement de densifier l’espace de jeu et le dynamisme des acteurs, et donc d’ajouter une tension visuelle aux plans. Mais, dans le porno 2.0, filmé par des amateurs et le plus souvent avec une seule caméra, comment penser l’axe des 180° ? Et, quand bien même l’on considérerait qu’il a toujours sa pertinence (en tant que catégorie permettant à l’analyste de décrire et étudier une séquence pornographique), comment penser un champ-contrechamp dans des séquences qui comportent rarement deux seuls personnages principaux ?
Il est entendu que l’affaire n’est pas spécifique au porno 2.0 : elle concerne tant les scènes de foule dans Ben-Hur que les partouzes du porno amateur d’aujourd’hui, puisque l’axe des 180° pose problème dès lors qu’il y a un certain nombre de comédiens ou que les plans cadrent des actions multiples. Il serait vraisemblablement inexact de réduire à la seule figure du gang-bang le porno amateur, mais force est de constater que ce type de configuration (acteurs multiples, actions multiples) est récurrente dans ce champ de l’audiovisuel. La popularisation récente du bukkake et dugokkun, parangons écraniques modernes de la sexualité de groupe, ne rendent pas l’affaire moins délicate. Plus, la règle des 180° fonde toute une partie du montage classique et ne se limite pas au champ-contrechamp. Ainsi, qu’est-ce qu’un raccord de direction dans un film porno ?
Ce type de raccord impose de lier deux plans dans lesquels un personnage est en mouvement selon un angle de prise de vue situé du même côté de l’axe des 180° : si, dans un premier plan, le personnage quitte le champ par une porte située à la gauche du cadre, il doit entrer par la droite dans le plan qui suivra, sans quoi la perception de l’espace par le spectateur est fortement perturbée. Hérité du cinéma des premiers temps, le raccord de direction reste aujourd’hui une norme efficiente de structuration de l’espace filmique et se voit rarement bafouée, sauf dans des cas particuliers incitant une spatialisation singulière de la part du spectateur. C’est le cas, par exemple, dans les spots publicitaires pour des voitures, où l’on observe un franchissement incessant de l’axe des 180° pour mettre en lumière le rapport de l’objet promu – la voiture – à son environnement et permettre au spectateur de le contempler sous toutes ses soudures. Ce désusage des raccords de direction tient ici aux spécificités de l’objet promu et non à ce que l’on pourrait lire comme un abandon contemporain plus général de cette norme : celle-ci fonde, par exemple, tout le montage du spot publicitaire Dior J’adore tourné par Jean-Jacques Annaud en 2011, dans lequel Charlize Theron "traverse" les plans en se préparant au fur et à mesure pour un défilé imminent. Le raccord de direction est ainsi une norme de montage et une catégorie d’analyse persistante.
Seulement, quand on constate la multiplicité des acteurs et la récurrence des entrées et sorties de champ dans le porno amateur, comment établir "une" direction étalon pour repérer des raccords de direction ? A contrario, les longs plans fixes sur l’action unique d’un couple s’ébattant en fond de champ – qui fleurissent sur les plates-formes pornos collaboratives – ne redéfinissent-ils pas l’idée d’une narration fondée sur le montage ?
De la même façon, peut-on toujours parler de "raccord mouvement" et de "raccord geste", ces figures qui lient deux plans en fonction non plus tant de la direction que du mouvement ou du geste effectué par le personnage ? Le raccord geste est facilement identifiable dès lors que le geste en question est socialement normé : si, dans un premier plan, le personnage ouvre une porte et en franchit le seuil puis la referme dans le plan suivant, l’analyste n’a pas grande difficulté à reconnaître un geste connu et quotidien et donc à évoquer un "raccord geste". Dans le porno 2.0, doit-on alors considérer que les pratiques sexuelles mises en scène sont des successions de "mouvements", de "gestes", autonomisés de facto par l’analyste, rendant ainsi possible la segmentation des séquences en fonction de raccords que l’analyse filmique traditionnelle reconnaît ? Nous évoquerions ainsi des "raccords caresse", des "raccords sodomie" et les raccords dans l’axe prendraient une autre saveur. Par-delà sa trivialité, ce type d’opération s’appuierait inévitablement sur une typologie des pratiques sexuelles qu’il tendrait à réifier.
Caméra subjective et porno gonzo
La caméra subjective a longtemps joui d’un statut à part, sorte de figure filmique ultime du dédoublement identitaire ou de l’appel d’un attachement du spectateur au personnage. Elle introduit Fredric March pour Rouben Mamoulian en 1931 (Dr. Jekyll and Mr. Hyde), traduit l’isolement de Dustin Hoffman chez Mike Nichols en 1967 (The Graduate) et fait aujourd’hui les beaux jours du cinéma d’horreur et d’épouvante, Daniel Myrick et Eduardo Sánchez ayant ouvert la voie avec Blair Witch en 1998. Si le found-footage des années 2000 et 2010 (en tant que sous-genre de l’horror) a démocratisé son usage, une partie concomitante de l’édifice fut construite par le porno gonzo. Dévoiement postmoderne du cinéma-vérité diront les pornophobes, esthétique du "mal fait" diront les techno-déterministes, le porno gonzo est l’incarnation générique de la subjectivité filmique, il est LE genre du "je". Le principe, parce qu’il repose sur l’utilisation exclusive de la caméra subjective, en importe mais en transforme également les fondements. En effet, le porno gonzo peut être interprété, d’une part, comme une radicalisation de la caméra subjective : le spectateur assiste aux scènes pornographiques, sinon y participe, à travers le regard du filmeur, ce participant aux ébats qui porte la caméra (ou, plus généralement, son téléphone portable). En cela, le gonzo est une utilisation certes radicale, mais classique, de la caméra subjective : l’identification du spectateur est plus que favorisée et le maintien de l’anonymat du personnage est garanti (ce qui motivait déjà son usage par le passé : on songe par exemple à Halloween, que réalise John Carpenter en 1978). Mais en radicalisant l’usage de la caméra subjective et en la mobilisant tout au long des films, fussent-ils courts, le porno gonzo la prive d’un contexte. Il autonomise la caméra subjective, l’objectivant presque. De fait, elle perd de sa signification, ou du moins elle perd une partie des aspérités sur lesquelles les spectateurs pourraient fonder leur lecture et leur interprétation de la caméra subjective.
Cette pratique de la subjectivité filmique redessine également les contours de nombreuses catégories de pensée du cinéma, notamment l’échelle des plans. On convient habituellement que, la plupart du temps, seul le milieu de l’échelle des plans est mobilisé : on ne compte, en effet, que peu de plans de grand ensemble ou de très gros plans dans les fictions de facture classique. Le but de la manœuvre étant, comme toujours, d’imiter le plus possible la vision humaine quotidienne pour favoriser l’immersion du spectateur dans le récit et son "désir de fiction" ; il est en effet peu fréquent, dans la vie de tous les jours, de pouvoir contempler un vrai plan de grand ensemble ou un vrai très gros plan, à moins de situations particulières. Dans le porno gonzo, quid de l’échelle des plans ? Le plus large que nous avons pu repérer est un plan moyen et le plus rapproché est quelque chose qui correspondrait, sur l’échelle traditionnelle, au très très très gros plan (les adeptes du gaping savent fort bien manier les focales).
Notre aune est-elle alors simplement à décaler, à recadrer, à adapter à ces nouvelles images, ou bien à repenser fondamentalement ? Considérant également le quasi-systématisme des plans en plongée dans le porno gonzo et la quasi-absence de contre-plongées, les angles traditionnels de prise de vue sont eux aussi questionnés. La surreprésentation des plans en plongée pourrait s’expliquer assez naturellement : nous dirions alors qu’une majeure partie des pratiques sexuelles implique de regarder vers le bas plus que vers le haut ; la gravité n’y serait alors pas étrangère. Ce serait oublier que ceci n’est vrai, dans une représentation mainstream du rapport sexuel, que pour les hommes. Et justement : c’est parce que ce sont les hommes qui tiennent les caméras dans le porno gonzo, alors que des personnages féminins auraient très bien pu s’en charger, que les films sont presque entièrement cadrés en plongée. Au-delà de l’analyse filmique, il y a là moult leviers pour des lectures gender et queer du porno gonzo.
Du hors-cadre au hors-champ : diégèse et porno
L’une des notions clés de l’analyse filmique dont la pertinence nous semble la plus bousculée à la rencontre du porno 2.0 est celle de diégèse. Entendue comme "l’univers spatio-temporel désigné par le récit" par Gérard Genette, la diégèse est le monde du film. Cette acception rend la fiction dépendante de la diégèse : pour qu’il y ait fiction (fictionnalisation, dirait Roger Odin, auquel nous empruntons ici une toute petite partie du modèle sémio-pragmatique), il faut que le spectateur ou la spectatrice construise, à partir des éléments fournis par le récit (quoique…), un univers spatio-temporel propre. Alors, dans un porno, y’a-t-il une diégèse ? Oui, assurément. Le spectateur peut construire un monde fictif à partir des éléments présents dans les films pornographiques : on songe au caractère archétypal des personnages (la secrétaire, le patron, l’étudiante, la Milf, etc.) ou aux décors identifiables (le bureau, la salle de bain, la salle de classe). Ceci vaut dans le cadre du porno "de papa", où les séquences hard sont précautionneusement encadrées par des saynètes récréatives permettant au spectateur d’identifier et de construire les personnages comme appartenant à un même monde ; l’acte sexuel en deviendrait presque le McGuffin tant le dispositif invite à la fictionnalisation, à la création d’un univers fantasmatique chez le spectateur.
Si la notion de diégèse paraît opportune dans le cadre du porno vintage des années 1980 et 1990, elle est sérieusement remise en cause dans le porno 2.0 (et, plus largement, dans toute une frange de la production porno non-mainstream, "d’auteur", que nous n’évoquons pas ici). Cela ne tient pas tant au fait que le porno 2.0 amoindrit les possibilités de fictionnalisation de la part des spectateurs (ce qui nous semble à démontrer), qu’au fait qu’il entretient le flou autour d’une frontière déterminée par la notion de diégèse : celle qui distingue le hors-cadre du hors-champ. Le hors-champ désigne la prolongation imaginaire du champ (déterminé par le cadrage), qu’opère mentalement le spectateur. C’est ce que la caméra ne montre pas mais qui appartient au monde du film : le reste du décor, les personnages que l’on entend mais ne voit pas, etc. Le hors-champ appartient donc à la diégèse, à la différence du hors-cadre, qui désigne l’espace de production, soit le placement des caméras sur le tournage, l’équipe technique, les projecteurs, etc. Dans une fiction classique, et toujours pour favoriser l’immersion dans la diégèse, on essaie de faire oublier ce hors-cadre au spectateur : les perches de l’ingénieur du son ne sont pas les bienvenues, pas plus que le reflet des cadreurs dans un miroir en fond de champ ou un rail de travelling qui traînerait au sol. Mais, ces dernières années, on a vu se multiplier les révélations non-accidentelles du hors-cadre. D’une part, elles procèdent de ce nous évoquions plus tôt, à savoir l’esthétique du "mal fait" : le but de ce type de filmage, laissant apparaître des éléments de l’espace de production, est de susciter la qualification d’ "authentique" de la part du spectateur. Il doit construire le film comme un document "réel", "documentaire", donc "vrai". Ceci explique la prégnance de cette esthétique du bancal dans les spots publicitaires, dans le domaine de la parapharmacie en particulier. Les publicités pour dentifrices sont ici exemplaires : le cadre est penché, tout est très mal filmé, mais, justement, ça "fait vrai". D’autre part, ces mises à jour du dispositif filmique se révèlent également très fréquentes dans le cadre des émissions de télé-réalité, ou celles lorgnant vers cette forme télévisuelle. C’est le cas, par exemple, dans M6 D&Co, lorsque Valérie Damidot recouvre au pinceau l’objectif de la caméra en adressant un regard complice au spectateur. Outre le fait qu’elle mâche le travail des monteurs de M6 en proposant des marqueurs pour faciliter les raccords, la présentatrice tend à amoindrir la différence entre hors-cadre et hors-champ, révélant le dispositif de production et perturbant, ainsi, la fictionnalisation par le spectateur : soit il est bloqué dans cette opération de construction mentale (et inconsciente, entendons-nous bien), soit il fait intégrer la diégèse au hors-cadre et l’exercice devient alors franchement compliqué.
Pragmatiquement, la difficulté à élaborer une diégèse ne pose aucun problème, puisque le caractère fictionnel n’est pas requis la plupart du temps par les spectateurs et spectatrices de telles formes audiovisuelles ; ceci vaut que l’on adopte le concept d’"horizon d’attente" de Hans Robert Jauss, celui de "contrat de lecture" d’Éliséo Véron ou celui de "promesse des genres" proposé par François Jost. Le problème se pose néanmoins dès lors que l’on souhaite, dans le cadre d’une analyse filmique, convoquer les notions de diégèse, de hors-cadre et de hors-champ. Alors, le cas de la télé-réalité, comme celui du porno 2.0, interroge les chercheurs : dans ces deux formes, la frontière entre hors-champ et hors-cadre est poreuse et perméable. Les interactions entre les deux sont incessantes dans le porno 2.0 : le perchiste participe aux ébats, qui sont filmés par un premier cadreur, puis un deuxième parce que le premier est occupé à autre chose, pendant que l’une des actrices sort du champ, puis le traverse pour se servir un verre d’eau avant de poursuivre le tournage. Ici, tout est champ : espace de production et espace de jeu ne font qu’un ; la dimension métafilmique est, en cela, particulièrement intéressante à étudier dans le porno amateur. S’il est, en revanche, une dichotomie catégorielle qui semble résister à l’épreuve des nouvelles images (et des nouveaux usages), c’est la distinction que propose Noël Burch entre le hors-champ concret (qui a déjà constitué un champ, c’est-à-dire que le spectateur a déjà vu) et le hors-champ imaginaire (que le spectateur doit entièrement imaginer à partir des éléments du champ). Elle permet, adaptée au porno 2.0, de penser les rapports entre monstration et frustration qui sous-tendent en partie, à notre sens, l’esthétique de l’audiovisuel pornographique.
Pour une sociologie esthétique de la réception pornophilique
On voit bien au travers de ces quelques exemples et pistes de réflexion comme le porno 2.0, et avec lui les nouvelles formes de pratiques cinématographiques amateurs, appellent à discuter les catégories traditionnelles d’analyse, largement chahutées par la démocratisation technique et technologique du dispositif filmique, qu’il soit de production comme de diffusion. C’est un vaste chantier intellectuel qui s’offre à nous, que plusieurs chercheurs ont déjà commencé à défricher. Cette entreprise n’est pas sans friser un certain légitimisme, mais nous croyons que l’objet ne perdra pas à être pensé à l’aune des catégories légitimes des études cinématographiques, si tant est que celles-ci acceptent de se laisser appréhender comme catégories d’analyse et non comme formes ontologiques. Dans cette voie, il nous semble qu’une analyse filmique qui fonderait ses catégories sur les interprétations des spectateurs et non plus sur les objets - ceux-ci n’ayant de consistance qu’en tant que construits par ceux-là - serait particulièrement opportune. Une sociologie esthétique de la réception pornophilique ouvrirait ainsi des pistes stimulantes : elle nourrirait la connaissance du terrain audiovisuel encore marginal qu’est le porno, à l’heure où celui-ci constitue, en terme d’usage et quoi qu’en disent les moralistes, une pratique cinéphilique de premier ordre
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