Il y a quinze ans de cela, une cinéaste française défrayait la chronique en réalisant des films ambitieux, proposant de concilier film d’auteur et pornographie. Ancienne assistante de Pialat et de Fellini, Catherine Breillat apportait un capital symbolique lourd, ancrant sa démarche dans une filiation implicite avec ces grands cinéastes. Il y avait bien sûr eu des précédents – et on pense par exemple à Nagisa Oshima et à son Empire des sens, palme d’or à Cannes en 1976 –, mais avec Un parfait amour (1996) et plus encore Romance (1999), Catherine Breillat s’est inscrite dans une tout autre démarche, en plaçant l’intime au cœur de son travail – alors que l’attrait en France pour les films d’Oshima se mêlait souvent d’orientalisme   .

Romance est sans doute le film de Breillat le plus abouti car entièrement consacré au désir féminin, sans jamais renoncer aux scènes explicites (en France, le film fut interdit aux moins de 16 ans). Utilisant la voix-off avec un texte très travaillé, souvent littéraire (Bataille et Sade sont placés en figures tutélaires), elle engage un des acteurs les plus connus du cinéma X, Rocco Siffredi (qu’elle choisira à nouveau pour Anatomie de l’enfer en 2004). Cela explique la réputation sulfureuse de ce film avant même sa sortie (comme en atteste cet article de Libération). Jouant sur cette ambiguïté, l’affiche originale (censurée aux États-Unis) montre un corps de femme cadré au niveau du pubis, sur lequel repose une main que l’on suppose du même corps, un des doigts outrageusement distant des autres, évoquant une masturbation. Le grand ‘X’ rouge barrant l’affiche à d’ailleurs amené une partie du public à renommer le film "Romance X", ce qui n’est pourtant pas le propos de Breillat.

Romance est en effet un véritable film à thèse : à travers l’histoire de Marie, interprétée par Caroline Ducey, la réalisatrice revendique pour les femmes un droit à la jouissance. L’histoire tient en quelques mots : vivant avec un homme qui a perdu tout désir pour elle (Paul / Sagamore Stévenin), Marie se jette à corps perdu (plutôt à corps offert) dans une odyssée du plaisir sexuel, tour à tour (multiplement) pénétrée par le célèbre (?) sexe de Rocco Siffredi, soumise aux jeux de bondage de Robert (François Berléand), ou encore vivant ses fantasmes les moins avouables (comme de jouir lors d’examens gynécologiques).

Avec cette revendication, une question se pose : Breillat adopte-t-elle un point de vue féministe ? Pas vraiment et c’est aussi ce qui dérange (dans un article paru en février 2000 dans Le Monde Diplomatique, Carlos Pardo assène, sentencieux, que "rarement la misogynie fut si violente". On peut se demander, il est vrai, si un homme qui aurait réalisé le même film n’aurait pas été accusé de machisme. On entend dans la bouche de Marie des phrases telles que : "Une femme n’est pas une femme avant d’être une mère", et dans celle de Robert avec lequel elle s’initie à la soumission : "La seule possibilité d’amour avec les femmes passe par le viol." Dans une scène qui fait écho au film de Laetitia Masson, A vendre (1998), Marie cherche (comme le dit la voix-off) le déshonneur, la déconsidération, et, subissant un viol dans une cage d’escalier, elle ne fait rien d’autre qu’hurler : "Tu me paies !".

Si le film de Laetitia Masson, sorti à la même époque, liait la question de la sexualité à celle de la recherche d’affection (se perdant de plus dans les méandres d’un polar autant invraisemblable que superflu), Breillat se limite à la question du plaisir. Il n’est pas question d’égalité des sexes. A deux reprises Marie annonce à son partenaire, qu’elle s’arroge le droit de le tromper sans que ceci puisse être réciproque. On est loin du féminisme des années 70 et l’on se demande parfois si Breillat n’a pas simplement intériorisé des propos et des attitudes misogynes courantes, se contentant d’inverser ponctuellement les rôles. La question du couple, de sa survie dans la durée, n’est pas abordée. Marie fuit son couple et démissionne provisoirement dans la relation qui la lie à Paul.

Pour autant, Marie n’a rien de La Collectionneuse, le personnage d’Haydée du film éponyme de Rohmer (1966), dont la légèreté de mœurs devenait peu à peu insoutenable aux deux hommes qui cohabitaient avec elle. De son côté, après deux rencontres avec Paolo (Rocco Siffredi), pour lequel elle ne semble éprouver aucun sentiment, elle s’initie au bondage avec le directeur de l’école privée dans laquelle elle enseigne. Découvrant les limites de la jouissance et de la douleur, elle prend goût à se faire dominer. Comme le dit son "maître", il n’est question de séduire que dans le sens étymologique de "amener à soi"(se-aductere) et Marie prend (du) plaisir à sentir son corps attaché, alors même qu’elle reste attachée à Paul, cette fois-ci par ses sentiments. Ainsi, selon un rituel quasi-religieux, empreint de précision et solennité, on assiste aux scènes où Marie se fait dominer.

Breillat a alors fini de déconstruire les différents rôles jusqu’ici consentis aux femmes dans l’histoire du Cinéma. Ni vamp ni femme soumise, fidèle et infidèle sans être collectionneuse, Marie vit pleinement sa sexualité tout en prônant une morale du respect ("C’est le respect qui est la logique des choses", explique doctement Robert). Tout le projet de Breillat à travers ce film résulte d’ailleurs d’une conférence qu’elle a donnée à Téhéran en 1997 lors d’un colloque sur la "Présence de la femme dans le cinéma contemporain". Son intervention (publiée en 1999 aux Editions des Cahiers du Cinéma avec le scénario de Romance s’intitulait "De la femme et la morale au cinéma, de l’exploitation de son aspect physique, de sa place dans le cinéma : comme auteur, comme actrice ou comme sujet".

Le rythme du film permet de relier des scènes apparemment sans rapport au niveau du scénario. Ainsi, la solennité des scènes de bondage se retrouve lorsque Marie, comme par enchantement, devient enceinte de Paul, devenu rapidement le véritable martyr du film. Les prénoms prennent évidemment ici tout leur sens, Paul étant le premier martyr chrétien. Marie choisit à présent d’offrir son corps à la science, s’en remettant aux mains des carabins qui l’auscultent tour à tour (pour son plus grand plaisir). Offrir son corps comme pour s’en débarrasser, éliminer le trivial. L’amour, c’est d’ailleurs dans le film, "le fracas du trivial et du divin". Marie voit le divin dans le don de la vie, l’accouchement comme jouissance extrême. Pulsions de vie et de mort en même temps: c’est Paul qui ne survivra pas à la naissance...

Entre La Maman et la Putain d’Eustache et Romance de Breillat, il y a 25 ans, une génération. Le ton est devenu plus grave (sida oblige, Rocco Siffredi s’arrête en pleine action pour mettre une capote), la dualité entre corps et âme plus marquée, mais pourtant la femme oscille encore entre ces deux images. Eustache mettait en scène une femme libérée, au moins dans le choix de ses relations, Breillat la montre libérée dans l’expression de sa sexualité et pénètre ainsi dans la sphère de l’intime. Que ce soit par le thème même du film, ce droit au plaisir, où par les différentes aventures que vit l’actrice, chaque spectateur est alors renvoyé à ses propres expériences et les réactions vis-à-vis du film en dépendent largement

 

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