Chantal Brière donne la parole à Victor Hugo dans un journal intime fictif et nous fait visiter la célèbre demeure du grand écrivain à Guernesey.

La collection “De l’intérieur” des éditions Belin, lancée au printemps dernier, récidive cette année avec deux ouvrages   , consacrés pour l’un à Marcel Proust et à la maison familiale d’Illiers-Combray   , pour l’autre à Victor Hugo et à sa demeure de Guernesey.

Dans la continuité de la collection “Maisons d’écrivain” de l’éditeur Christian Pirot, qui sollicitait déjà des écrivains pour raconter le génie de ces lieux singuliers, la collection dirigée par Nicole Czechowski et Françoise Grard   invite le lecteur à découvrir les maisons de grands auteurs du panthéon littéraire au fil d’un récit associant approche biographique, évocation de l’œuvre littéraire et visite du site.

À l’exception du témoignage personnel de la fille de Jean Giono, Sylvie, les éditions Belin ont confié à trois enseignants chercheurs et auteurs – qui se sont intéressés de près, dans leurs travaux universitaires et littéraires, à l’écrivain choisi – le soin de nous guider dans ces maisons-mondes. Chacun à leur façon, ils nous convient à les suivre sur la pente de la rêverie. Dans l’ouvrage de Chantal Brière sur Hauteville House, refuge de l’auteur des Châtiments pendant l’exil et havre de paix éloigné des tracas parisiens après la chute du Second Empire, cette invitation revêt la forme d’une fiction. Notre guide ne sera autre que Victor Hugo lui-même…

Auteure d’une thèse   remarquable sur le roman architectural dans l’œuvre de Victor Hugo, Chantal Brière revisite le genre de la biographie et du guide, à l’instar d’Ella Bellaert à Nohant.

La forme littéraire à laquelle elle recourt, le journal intime, nous plonge au cœur de la maison, au détour des mille et un petits recoins que le décorateur d’Hauteville House, par besoin autant que par plaisir, prit soin d’aménager pendant ces longues années d’exil et de solitude. Le choix de cette forme ne présente pas seulement l’avantage de faire visiter au lecteur cet étonnant “poème autographe”   avec l’auteur de Notre-Dame de Paris.

En effet, l’éclairage qu’apporte “Hugo” sur tel ou tel élément décoratif confère à l’ensemble un intérêt supplémentaire grâce à l’effort d’analyse du décor symbolique et métaphorique au regard de l’existence de l’écrivain et de son œuvre littéraire. Ainsi, par exemple, des inscriptions   apposées sur les murs et les chambranles des portes qui témoignent du tropisme de l’admirateur du Musée des monuments français d’Alexandre Lenoir pour ces stigmates du temps, et de sa volonté d’ancrer fermement son œuvre littéraire et sa vie dans un ensemble de préceptes, d’adages et de principes inébranlables.

Cette fiction n’est cependant pas cousue de fil blanc. Le journal suit en effet la trame des “carnets” de Guernesey et de la correspondance de l’auteur avec son entourage, à partir de citations en italique, extraites de ces témoignages de première main. Le journal s’apparente dès lors à une forme de réécriture condensée des textes paralittéraires et littéraires de l’auteur et de ses proches. Déconcertante de prime abord dans la mesure où ce genre d’autobiographie fictive et posthume revêt souvent un aspect un peu macabre et factice, cette démarche s’avère convaincante tant le récit fait preuve de précision et de rigueur dans l’emploi des sources évoquées.

La force synthétique du journal conduit, quant à elle, à approcher avec discernement et à-propos les thématiques clés liant l’existence du poète à sa demeure : circonstances de l’exil, vie familiale et quotidienne, amours discrètes avec Juliette (la voisine de Hauteville Fairy), longues heures passées dans le look-out (belvédère) à écrire… Nul doute que ce Victor Hugo-là surprendra plus d’un lecteur ! À cet égard, l’empathie dont Chantal Brière fait preuve dévoile peut-être son jeu par endroits, mais n’ôte rien au plaisir de la lecture et à la pertinence des informations. On pourrait regretter ponctuellement une pesanteur un peu savante lorsque la densité des informations biographiques en vient à perturber l’équilibre de la fiction.

Point fort de ce petit livre   , l’attachement de l’auteure à souligner le profond enracinement de la poétique architecturale de l’œuvre de Hugo dans l’aménagement méticuleux de la maison de Guernesey. Car si les données biographiques   évoquées font partie des incontournables de la légende hugolienne et des attentes des visiteurs-lecteurs, l’investissement corps et âme de Hugo dans Hauteville House est sans doute moins connu du grand public.

Chantal Brière parvient à faire le tour de la question comme elle parvient à faire le tour des lieux : avec une efficacité réelle et un sens du détail évocateur qui ne l’empêche pas de laisser parfois son lecteur se perdre avec délice dans les bizarres recoins de la maison. Comme si le récit intime devait remplir un rôle cathartique du point de vue de Hugo, et comme si pénétrer la maison permettait, du point de vue du visiteur-lecteur, de révéler la part d’ombre et les failles de l’“homme-océan”.

Le choix de l’année 1872, sur laquelle s’ouvre le récit sous les heureux auspices d’un bel été, ne parvient à masquer l’angoisse et la douleur qui obscurcissent l’existence du “maître”. Veuf, ayant perdu amis proches et enfants, Hugo voit sa fille Adèle sombrer dans la folie et son fils François-Victor dans la maladie. Le journal souligne ainsi par métonymie le lien étroit unissant l’homme dont la force est déjà bien entamée par les malheurs et les combats titanesques dans lesquels il s’est engagé, à sa “masure vieillissante”   , dans laquelle il se réfugie, seul, l’hiver venu. Au gré des saisons et du récit de l’ascèse quotidienne de l’auteur prolifique, la lecture du journal entraîne le lecteur dans une douce mélancolie, dont le charme tient sans doute tout autant à la touchante pudeur du ton adopté qu’à la digne lucidité d’un homme fragilisé par les épreuves.



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