Près de 132 ans après sa naissance, la “Bibliothèque de la Pléiade” publie deux tomes de romans, nouvelles et récits nouvellement traduits de Stefan Zweig. Le célèbre écrivain autrichien rejoint dans cette prestigieuse collection des Éditions Gallimard ses contemporains de langue allemande Franz Kafka, entré dès 1976, et Rainer Maria Rilke, apparu en 1993.

Comme pour de nombreux autres auteurs, cette publication a attendu que son œuvre entre dans le domaine public, ce qui est le cas depuis le 1er janvier dernier. Ce nouveau statut n’a pas manqué d’attiser bon nombre de convoitises, Stefan Zweig étant resté après sa mort l’auteur de l’une des œuvres les mieux vendues en France.

Néanmoins, cette “entrée en Pléiade” ne répond pas fondamentalement à ces éléments circonstanciels. Il semble difficile de contester la pertinence de ce choix, le prestige et le succès de l’auteur ayant le plus souvent été accompagnés d’une reconnaissance respectueuse de ses pairs et de la critique. Les écrits de Zweig semblent aujourd’hui constituer un témoignage aussi littéraire qu’historique. Le Monde d’hier, ultime ouvrage et testament fataliste de l’auteur, vient tragiquement parachever une vie animée par trois passions : l’écriture, l’engagement et les femmes.

L’excellente préface de Jean-Pierre Lefebvre, dans le premier tome, permet de comprendre à quel point ces éléments constituent les grandes aspirations de la vie de ce juif autrichien, né assez tôt pour connaître la grandeur de l’empire austro-hongrois, et trop tôt pour éviter de subir le traumatisme de sa chute. Sa détermination à écrire, d’abord, est vivace dès l’enfance, et se traduit en choix douloureux lorsqu’il dut, par exemple, s’opposer frontalement à son père. Ce dernier voyait en lui le digne successeur d’une prospère affaire familiale, mais les premiers succès d’estime du jeune Stefan achevèrent de le convaincre de la justesse de ce choix. Cet amour de la plume demeure vrai tout au long de son existence : il multiplie les projets, écrit sans cesse et ne manque jamais une occasion de traduire les poètes qu’il admire, qu’il s’agisse de Verlaine, Rimbaud ou Keats.

Stefan Zweig est un homme engagé. Loin du tumulte et de la puissance des idées de son temps, il trouve en Romain Rolland, l’un de ses plus grands amis, un admirable alter ego dans sa défense d’un pacifisme européen qu’il doit avant tout à l’expérience tragique, suicidaire, de la Première Guerre mondiale. Cet aspect est décisif car il innerve son œuvre sans la recouvrir tout à fait. Cet amour de la paix est également le fruit d’un amour qui lui précède, celui de l’Europe et de son unité culturelle. C’est d’ailleurs ce terreau nostalgique qui contribue à provoquer en lui cet élan de curiosité et d’affection pour les autres nations du continent. Comprenant très tôt que la Grande Guerre provoquera un déclin net de cette partie du monde qu’il fait sienne, les événements des années 1930 et la Seconde Guerre mondiale viennent achever de briser ses rêves. Sa judéité, que ses coreligionnaires sionistes jugent parfois inachevée, n’intervient finalement que relativement dans son action politique. Son refus de l’idée même d’un État juif est d’ailleurs souvent considéré comme une marque de naïveté, voire de faiblesse, par certains de ses pairs.

Zweig n’a pas manqué de porter un intérêt tout particulier à la gente féminine, ne se lassant jamais de la découvrir toujours plus dans son extrême diversité. Très proche de Sigmund Freud dont l’œuvre le passionne, il est un séducteur invétéré. Il faut voir là une très importante volonté d’être aimé. Cette poursuite de l’affection fait de lui, comme il l’écrit dans sa correspondance, un excellent “entremetteur social”, forme d’activité sans laquelle il avoue profondément s’ennuyer. L’auteur de La Confusion des sentiments demeure marqué par cette recherche.

Les avènements du national-socialisme allemand et de l’hitlérisme ne peuvent être perçus par lui que comme une profonde déclaration de haine. Colère imbécile dirigée contre tout ce qu’il est, contre tout ce en quoi il croit profondément, dont l’on peut se demander si elle ne contribua pas à son effondrement personnel. Quelques jours avant son suicide, Stefan Zweig rend visite à un autre monument de la littérature du XXe siècle, Georges Bernanos. Exilé comme lui au Brésil, désespéré par la mort de ce “monde d’hier”, il vient chercher chez cet intransigeant catholique la flamme d’une espérance dont il a perdu jusqu’au souvenir. Geraldo França de Lima se souvient d’un Bernanos chancelant, en pleurs et appuyé sur ses cannes lorsqu’il apprit le décès de l’écrivain autrichien. Étrange fin pour cet homme que la fortune et le succès n’ont jamais véritablement quitté. Pourtant, ce vernis ne pouvait pas suffisamment masquer le déchirement ressenti par un amoureux de l’Europe, de sa grandeur, de son unité, à la vue d’un tel spectacle.

Soixante-dix ans après la disparition de Stefan Zweig, il est naturel et souhaitable que son œuvre soit mise à l’honneur. S’il laisse l’image d’un homme à bout d’espoir et de joie, il lègue un corpus d’écrits magistral. Son style courtois, presque chevaleresque, laisse entrevoir une personnalité soucieuse de la bonne entente, entre les mots comme entre les hommes. Il reste le porte-étendard involontaire d’une politesse européenne qui vivait, comme lui, ses dernières heures. À l’heure où les plus farouches contempteurs de l’idée d’Europe tirent allègrement profit des insuffisances d’une institution censée la représenter, le dernier geste de Stefan Zweig offre un peu plus à réfléchir. Comme une invitation ultime et désespérée à lire une œuvre exceptionnelle, témoignage d’un temps où l’unité de l’Europe était un héritage avant de devenir un rêve
 

Stefan Zweig, Romans, nouvelles, récits
Édition établie sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre
Gallimard, coll. “Bibliothèque de la Pléiade”
2 vol., 3136 p.