Une étude de l’art de Rimbaud qui montre comment le devenir de cette œuvre et son trésor poétique et spirituel ont été progressivement confiés à la prose.

Alexandrins binaires, césures et enjambées, groupes syntaxiques et autres composent en premier lieu les éléments analysés de l’organisation prosodique et sémantique de la poésie d’Arthur Rimbaud. Le lecteur chevronné des écrits de ce poète aura sans doute déjà lu la première édition de cet ouvrage (2002), construit à partir d’une lecture des poèmes de Rimbaud qui prend en compte la réception des vers et l’évolution, ultérieure aux œuvres du poète, de la poésie (par différence, notamment, avec une lecture plus strictement historique du travail de cet auteur). Le lecteur moins assidu des productions critiques autour de Rimbaud pourra reprendre avec bonheur la lecture de cette nouvelle édition, s’il veut se consacrer, pour un moment, à la mise en évidence des opérations de la langue rimbaldienne et du sanglot de tout enfer renversant tout ordre.

D’ailleurs, pour un lecteur du XXe siècle, l’œuvre de Rimbaud est achevée, et il la lit comme un corpus orienté, pour des raisons à la fois cognitives et historiques. L’horizon d’attente qui règle l’appréciation des formes s’est profondément modifié et les textes de Rimbaud ont contribué à ce déplacement : ils se sont en quelque sorte rapprochés de nous.

Globalement, la position de l’auteur contribue à unifier la poésie de Rimbaud. Il souligne d’emblée deux points : le premier est qu’il lui paraît préférable de conserver une approche ouverte du corpus rimbaldien. Il s’oppose par conséquent à l’idée d’une division globale entre “premiers” et “derniers” vers, sur laquelle se fonderait une hiérarchie de valeur. D’autre part, l’étude des formes ne doit pas être subordonnée à la poétique de l’auteur.

Simultanément, cette position implique que les poèmes dits “zutiques” ne soient pas renvoyés en annexe de l’œuvre. Il faut les intégrer au corpus, à l’encontre de ce qu’avait imposé en son temps l’édition Antoine Adam de la Pléiade (à consulter simultanément à la lecture de cet ouvrage). En réaction au refoulement du Rimbaud mauvais genre, souligne de surcroît l’auteur, on peut être tenté de mettre l’accent sur ce qu’il a de subversif, au risque d’accorder une importance hors de proportion à Un cœur sous une soutane.

Jetant sur la poésie du XIXe siècle un regard plus large, l’auteur insiste sur le fait que les éléments constitutifs de la poésie versifiée (mètre, rime, strophe, formatage graphique) évoluent dans le cadre d’un système à l’intérieur duquel ils jouissent d’une certaine autonomie. Cette autonomie correspond à un phénomène banal dans la poésie du siècle. Selon les poètes ou les phases de leur œuvre, c’est tantôt le vers, tantôt la rime ou la variation strophique qui viennent au premier plan, et font l’objet d’innovations. Il n’en reste pas moins vrai que, chez Rimbaud, l’intérêt porté plus tard aux formes des chansons élargit presque brutalement le champ d’intervention du poète. Et l’auteur de conclure : “On peut penser que chez Rimbaud, se développe alors une conscience analytique du système, qui lui permet de travailler les éléments indépendamment les uns des autres.” Et l’auteur de citer et d’analyser Bannières de mai, ce poème en octosyllabes réguliers mais presque dérimé.

Il faut évoquer aussi le rapport de Rimbaud au travail de Victor Hugo. L’auteur examine par exemple L’Homme juste en référant à La Légende des siècles. C’est pour mieux creuser l’écart entre les deux auteurs, ou pour faire mieux sa place à la déconstruction de l’alexandrin romantique. Mais subtilement, puisque l’auteur montre que, plutôt qu’une “avancée” métrique de Rimbaud dans ce poème, visant simplement à ébranler le système, il faut regarder les vers cités comme “une manière de remontrer à Hugo ce que ferait un révolutionnaire conséquent avec son propre programme”. Et Rimbaud de faire se succéder dans le poème un pastiche de Hugo et un échantillon de son propre style : un vers à double enjambement, décentré par une tension sur la césure.

On pourrait même s’étonner parfois de voir certains chefs-d’œuvre de Rimbaud composés dans la forme vieillotte et étriquée des poètes antérieurs. Toutefois, la strophe souvent adoptée cadre avec certains aspects de l’esthétique parnassienne que Rimbaud détruit ou sublime d’une même inspiration.

Pour permettre une vue plus large sur l’ensemble de l’ouvrage, il convient de se pencher sur la table des matières. Elle distingue trois parties, décomposées en chapitres. La première partie est consacrée à la poésie versifiée. Elle examine le vers, la rime et le sonnet. La deuxième partie s’attache au poème en prose. Elle rassemble des considérations sur les Illuminations, sur la disposition du poème et sur la grammaire de la poésie. La troisième partie se concentre sur la prose (Une saison en enfer). Elle s’ouvre sur l’examen de Mon sort dépend de ce livre, et se poursuit pas l’analyse de la narration chez Rimbaud, et de la “main à plume”. Index et bibliographie complètent cet ensemble, en ouvrant sur de nouvelles recherches.

Chaque fois que l’auteur aborde un nouveau chapitre, il montre ce que l’on a trop souvent négligé chez Rimbaud. Par exemple, la rime. Elle a souffert à la fois du déplacement de la perspective critique qui a privilégié la violence faite aux formes et de l’hégémonie symbolique du vers sur un domaine dont il est à la fois la partie et le tout. Dans sa formule même, montre l’auteur, la célèbre expression “crise de vers” oublie la rime. Or Rimbaud est un rimeur remarquable, si l’on suit de près les démonstrations qui nous sont présentées. Sa poésie se structure, dans une assez large mesure, à partir de la rime, et s’affiche aussi à travers elle. Et nous pouvons être certains que Rimbaud avait conscience de son rôle et de ses enjeux. Il faut effectivement un ouvrage aussi complet pour que le lecteur intéressé par la poésie de Rimbaud se rende compte de chacun de ces niveaux de lecture possible de l’œuvre.

Pour faire comprendre les exercices rimbaldiens, l’auteur présente le contexte intellectuel dans lequel ils s’inscrivent. Notamment concernant les rimes. Contre le classicisme si lent à mourir, les romantiques avaient réhabilité la variété des formes, la tolérance en matière de vocabulaire, la liberté des agencements rythmiques et l’éclat de la rime. La rime riche, claquant au vent de l’entrevers, est une des bannières nouvelles de la poésie, son gilet rouge (allusion à l’habit romantique).

Le débat sur la poésie est centré depuis Baudelaire et Banville sur la rime, alors que Victor Hugo l’avait centré sur l’enjambement. Mais déjà Sainte-Beuve avait proclamé la rime “unique harmonie du vers”. Dès lors, donc, la rime riche constitue un enjeu idéologique. “La rime est une esclave” avait proclamé Boileau en son temps (XVIIe siècle). La poétique classique exige qu’elle soit subordonnée à la rationalité de la pensée. Il en résulte un degré faible d’exigence en matière de densité phonique et d’effet sémantique. Rechercher la rime riche, pour Rimbaud, notamment, conduit à faire de la rime le “ seul générateur du vers” (Wilhem Ténint), ce qui déplace le point focal de l’invention poétique en le transférant du discours vers le mot, si l’on considère la hiérarchie des unités.

Encore faut-il interpréter ces gestes rimbaldiens. Et l’auteur de se lancer dans une telle analyse. Notamment à propos de la forme sonnet. Rimbaud et Baudelaire utilisent en effet la même forme, mais ils ne portent pas sur elle le même regard. Plus que par un écart de génération, la différence s’explique par la proximité ou non avec le milieu des artistes. Rimbaud est marginal par sa grande jeunesse, par sa vie provinciale et par la culture de sa famille. Il vient à la poésie par l’école. Depuis un tel point de vue, les enjeux qui ont pu se porter sur le sonnet sont repérables, mais devaient paraître futiles. En s’installant d’emblée dans la forme que Baudelaire avait conquise, Rimbaud, en quelque sorte, enjambe le problème du sonnet. Rimbaud sait qu’il va contre les conventions, mais il y voit une affirmation de sa “liberté libre” plutôt qu’une dissonance douloureuse à la manière de Baudelaire.

Enfin, l’auteur souligne dès que nécessaire ses choix en matière poétique. Il y a les poèmes les plus médiocres de Rimbaud, et ceux qui sont des chefs-d’œuvre à ses yeux. Par exemple, Oraison du soir, qui correspond pour lui à une mise en scène de ce que Michel Leiris appelle le “sacré de la vie quotidienne” (même remarque, d’ailleurs, dans l’édition de la Pléiade). La sacralisation des fonctions naturelles dans leur rôle d’échange cosmique, l’homologie établie entre ingestion, excrétion et les mouvements de l’âme, comportent une dimension sacrilège et profanatrice. Comment se dire ange, puis dieu, sans bafouer le dogme chrétien dont on reprend les formules. Ce poème, loin d’être sarcastique, explique l’auteur, ou simplement provocateur, est par son rythme et sa tonalité une sorte d’album de “curiosa”. Ce n’est pas un exercice potachique, comme beaucoup le croient. Et quelque chose de plus important encore que les poèmes bohémiens qui reposent sur une fiction nostalgique de l’enfant-poète.

L’auteur s’attache ensuite aux Illuminations, tout en rappelant que cet ouvrage de Rimbaud fait l’objet d’une bibliographie considérable. Pour autant, il ne suit pas le chemin tout tracé de ses prédécesseurs, puisqu’il se consacre à l’étude du genre et de la forme, non sans retenir comme tout le monde que cet ouvrage décline un aspect moderne : son ironie, sa manière de narguer le lecteur, mais aussi de se contredire, ou de ne pas tenir ce qu’il promet. L’originalité de la position de l’auteur est celle-ci : il admet comme tous l’idée d’un processus de fragmentation qui travaillerait le texte, mais il ne donne pas au fragment un statut générique ou quasi-générique. Évidemment, toute lecture de l’ouvrage se heurte d’abord à deux questions : s’agit-il d’un recueil destiné par Rimbaud à la publication ? Et : l’auteur a-t-il participé à l’agencement du recueil ? La réponse à ces questions est impossible à donner dans l’état actuel de la recherche.

Question encore : ce titre, Illuminations ? Il fait signe vers la vision, l’effet sur le lecteur, entre hyperesthétise et aveuglement. Mais il joue aussi avec la mystique. Quand il ne suggère pas un rapport à la ville (de l’époque, thème finalement commun à beaucoup, et thématisé par Walter Benjamin concernant Baudelaire). Certes, il est possible (voire nécessaire) de comparer Baudelaire et Rimbaud autour de cet ouvrage, comparaison qui peut porter sur l’agencement, sur le thème de la ville (disproportion, spectacles, magie du diorama), de l’artiste étranger qui circule dans le monde moderne. L’homme moderne ne peut être son propre contemporain, il est homme des foules. Rimbaud prolonge et en même temps bouleverse la réflexion de Baudelaire, lui faisant subir les mutations de l’histoire.

Ainsi va l’ouvrage qui passe ensuite en revue la disposition de la page chez Rimbaud, puis la grammaire de la poésie. Cette dernière question renvoyant à la dimension de l’imaginaire social de la langue. Et surtout, cet ouvrage – c’est la partie inédite de cette édition – entreprend une étude précise de Une saison en enfer, avec le savoir accumulé précédemment. Et, pour conclure, l’auteur se lance dans la mise au jour de quatre traits qui lui semblent propres à la prose de Rimbaud : “Elle a son mouvement propre”, “Elle produit d’elle-même son ordre et son désordre”, sa force est contredite par une faiblesse “qui réside dans un penchant à s’expliquer qui l’entraîne dans des justifications sans fin”, “Elle obéit à un ethos sévère qui règle ses rapports aux ressources de la langue”.

Ce qui le conduit à une affirmation qui mérite d’être méditée : si nous n’avons aucune idée de ce que Rimbaud aurait entrepris s’il avait continué sa carrière littéraire après 1875, on peut dire pourtant qu’il avait épuisé les lectures possibles pour ce qui est de la poésie, et sans doute aussi asséché son propre fonds. Comme l’écrit l’auteur : “Quand il quitte l’Europe, sa journée est faite.” Au lecteur de reprendre ce parcours, pour vérifier par lui-même si cette conclusion est pertinente