Lettres d'un amour impossible entre deux écrivains : Hervé Guibert et Eugène Savitzkaya.
La correspondance d’un écrivain s’énonce doublement. Adressée à son interlocuteur épistolaire, elle se destine aussi à un futur lectorat. Peut-être Hervé Guibert en avait-il conscience ? Car c’est lui qui domine cette correspondance, dans le rôle de l’amoureux transi et insatisfait.
Si le roman n’est pas loin, c’est que ces lettres d’amour, écrites et envoyées par H.G. à E.S., sont marquées par la même transformation que subissent les faits biographiques quand ils sont écrits, quel que soit le type de mise en narration (autofiction, autobiographie, journal, roman). Les frontières sont minces entre ces différents genres dès lors que le “je” occupe une place souveraine.
Du reste, le ton des lettres d’Hervé est le même que celui du reste de l’œuvre ; impudique et délicat à la fois, pas loin d’une “écriture courante”, pour emprunter un terme de Marguerite Duras, qui désignait par là un style oralisé, un phrasé apparemment négligé, une fausse nonchalance en fait sertie de préciosités stylistiques.
Car la stylisation est bien présente, aussi, dans ces échanges souvent brefs, presque lapidaires, environnés de non-dits, adressés dans la tension d’un échange in absentia. Aucune pesanteur, aucune digression : la chronique quotidienne est réduite à l’essentiel. Même les dialogues d’écrivain à écrivain – auxquels on pouvait s’attendre – sont absents. Guibert et Savitzkaya s’échangent leurs livres, certes, les lisent et les trouvent beaux. C’est tout. Ils ne les commentent pas davantage. Pudeur ? Détachement ? Simplicité, peut-être…
Très vite, Guibert communique à Savitzkaya son désir et son amour. Mais celui-ci reste sur ses gardes, envoie des lettres brèves et fermées. Cela n’arrête pas l’intensité de son correspondant. Un rapprochement s’opère. Il ne durera guère. Cette correspondance déploie un discours amoureux qui s’énonce en des termes parfois doux, enfantins, régressifs, parfois crûment sexuels.
Cette correspondance est un traité sur l’asymétrie des sentiments. Elle pourrait être lue à côté de certains épistoliers mystiques, tant le destinataire, l’Autre, semble se dérober, représentant non plus simplement un homme, mais l’incarnation même du désir, de l’amour, de tout ce qui nous dépasse et auquel on a pu donner un peu rapidement les noms de Dieu ou de l’Inconscient. Ce n’est pas si simple. Avant le transcendant, il y a l’existence, il y a la relation de deux hommes, qui, seule, peut fonder une véritable éthique.