Le sociologue Philippe Corcuff offre son diagnostic sur l'état intellectuel de la gauche.

Le sociologue lyonnais Philippe Corcuff, maître de conférence à l'IEP de Lyon, est connu pour son œuvre au croisement de la sociologie, inspirée de Pierre Bourdieu, et de la philosophie politique. En parallèle de son activité universitaire, il s'est engagé politiquement à gauche, successivement au Parti Socialiste des années 1970 au début des années 1990, brièvement au Mouvement des Citoyens, puis chez les Verts dans les années 1990 avant de rejoindre dans la décennie 2000 la LCR, devenue NPA en 2009, jusqu'en 2013. Son rôle de directeur de la collection "Petite encyclopédie critique" aux éditions Textuel lui permet de réaliser la synthèse de ces deux activités, comme il l'illustre dans son dernier essai La gauche est-elle en état de mort cérébrale ? publié à l'automne dernier.

Dans ce pamphlet, comme il le nomme lui-même, Corcuff part de la victoire électorale de la gauche aux dernières électorales comme l'arbre cachant l'absence de forêt (ie. d'idées). La "décomposition intellectuelle"   de la gauche n'est toutefois pas la conséquence d'une absence totale d'idées : elles sont présentes, mais confuses et peu organisées. La gauche aurait décroché à la fois avec le "travail intellectuel" qui lui aurait permis de réinterroger à nouveaux frais des "idées assoupies", et avec les pensées critiques. S'il souhaite débusquer les mécanismes de ce manque de substance intellectuelle sur le mode de la dénonciation, Corcuff envisage surtout son essai comme un point de départ à un renouvellement intellectuel de la gauche ou plutôt des gauches. Pour lui, cet aggiornamento doit s'inscrire dans la perspective de l'émancipation reprenant en cela des idées développées par le philosophe Jacques Rancière.

La non-pensée de(s) gauche(s)

Il n'existe bien sûr pas une seule gauche en dépit du titre un peu racoleur de l'ouvrage. Corcuff parle de la gauche gouvernementale comme de la "gauche hollandaise" dont les deux principaux maux responsables de sa désintellectualisation sont la "non-pensée technocratique", notamment inculquée à l'ENA, et son corollaire la professionnalisation de la vie politique. Cette gauche pense pratique, problème par problème : "On se penche sur un bout de tuyauterie des machineries sociales sans avoir des vues d'ensemble de ces machineries et des logiques qui les contraignent […] Progressivement, une intelligence-perroquet, bornée et répétitive, domine les élites de la gauche institutionnalisée. […] les idées se réduisent au mieux à des ressources dans une logique de carrière."   Si la gauche de la gauche semble mieux faire à ses yeux, sa contre-expertise telle qu'engendrée par ATTAC ou la fondation Copernic finit par ressembler à l'expertise dénoncée, tout comme les critiques du néolibéralisme tendance Le Monde Diplomatique finissent par devenir des stéréotypes manichéens rassemblés sous le terme de "critique".

Les freins à la pensée

Des symptômes, Corcuff passe dans un second temps aux causes. L'une des premières maladies qui toucherait la gauche, bien qu'il reconnaisse qu'elle transcende les clivages, n'est autre que la croyance en des théories du complot comme force explicative des événements au détriment de l'analyse issue des sciences sociales reposant sur une "perplexité raisonnée".   Il dénonce aussi le recours trop fréquent aux "essentialismes" réducteurs qui conduisent à un manichéisme sans recul. Logiquement, une telle analyse binaire produit des solutions envisageant un état d'harmonie utopique  où les contradictions seraient enfin dépassées alors qu'en suivant Proudhon, une meilleure société aboutirait (déjà) à une "équilibration des contraires".  

Cette logique binaire se retrouve encore une fois dans la tension entre la nostalgie pour un grand tout explicatif et l'éclatement dans tous les sens de la postmodernité qui semble caractériser la pensée de gauche. Corcuff reproche aussi à la gauche son manque d'inventivité, d'expérimentation qui caractérisait sa branche coopérative et "mutuelliste" avant la Première Guerre mondiale, cherchant à inventer de nouveaux modes de vie ici et maintenant. Enfin, il en appelle à une reconquête de la notion d'individu par la gauche, cette dernière l'assimilant trop souvent au néolibéralisme dans son combat pour le collectif dont elle se fait la championne.

Les impensées de la gauche

Outre les notions mal pensées, Corcuff met en avant les "impensées" de la gauche : la nature humaine, la tension entre "présentisme"   , déterminé par une logique de l'urgence, et la nostalgie du "C'était mieux avant."  Pour Corcuff, il faudrait "s'efforcer de retrouver des racines du passé et une ouverture à l'avenir à travers une nouvelle alliance de l'action présente avec le passé et le futur."   L'économisme ou religion de la croissance est encore monnaie courante à la fois chez les socialistes tout comme chez certains écologistes. D'autres dérives mériteraient d'être mises en avant dans l'agenda intellectuel de la gauche : la professionnalisation de la politique qui va à l'encontre de la démocratie, le respect non-réfléchi pour des idéaux républicains datés (nation, laïcité) et la diabolisation systématique des médias alliée à une idée peu flatteuse de ses consommateurs, incapables de sortir de sa tutelle et devant être émancipés...

En guise de conclusion de ses quatre-vingts pages, Corcuff reconnaît d'emblée les limites de l'exercice auquel il vient de se livrer mais suggère toutefois une piste afin de réanimer la gauche : la mise en place d'un espace interactif et hybride sachant donner toute leur place à deux forces antagonistes mais complémentaires : la "logique démocratique" de l'émancipation défendue par Jacques Rancière et la "logique hiérarchique" du savoir universitaire tel que pratiquée par Pierre Bourdieu.

Cet essai peut être finalement appréhendé comme une synthèse de l'engagement politique et intellectuel de Corcuff, mais aussi comme celui de son activité d'éditeur puisque l'on a parfois l'impression de lire dans les notes de bas de page un catalogue de la collection que l'auteur anime chez Textuel, en complément d'une énumération de ses œuvres complètes, son dernier opus Où est passée la critique sociale ?   clôturant sa démonstration. Finalement, s'il semble envisageable de s'accorder sur un certain nombre d'éléments du diagnostic de Corcuff, le lecteur restera sûrement sur sa faim bien qu'il ait été prévénu dès l'introduction qu'il ne fallait pas attendre de remède miracle de la part de l'auteur.

 

* Lire aussi sur nonfiction.fr :

Jacques Julliard, Les gauches françaises, Flammarion, 2012 par Benjamin Caraco.

Jean-Claude Michéa, Les mystères de la gauche, coll. « Climats », Flammarion, 2013 par Benjamin Caraco.

Enzo Traverso, Où sont passés les intellectuels ?, Textuel, 2013 par Damien Augias.