Tout en s’attaquant à la politique actuelle de l’Etat d’Israël, Shlomo Sand revient sur ce qui pourrait constituer une identité juive laïque.

* Nonfiction.fr vous propose deux regards complémentaires sur le dernier essai de Shlomo Sand, Comment j’ai cessé d’être juif, l’un par Benjamin Caraco, l’autre par Jérôme Segal.

 

Le dernier livre de Shlomo Sand, Comment j’ai cessé d’être juif, s'ouvre sur un constat paradoxal : les juifs sont redevenus aujourd’hui une entité monolithique telle que définie à la fois par “leur” Etat et par leurs adversaires. Toutefois, c’est avant tout le premier élément, la politique raciste d’Israël, qui a conduit Sand à rédiger cet essai, comme il l’exprime vigoureusement : “De plus en plus, j’ai comme l’impression que, sous certains aspects, Hitler est sorti vainqueur de la Seconde Guerre mondiale.   Si la seconde moitié du XXe siècle est celle de la fin de l’antisémitisme, “la conception des juifs comme peuple-race dont les qualités mystérieuses se transmettent par des voies obscures connaît encore de beaux jours.”   Pour Sand, ce déterminisme s’expliquerait principalement par le traitement infligé par Israël à ses citoyens non-juifs.  

La question centrale que pose Sand est finalement la suivante : peut-on être un "juif non-juif" ? Est-ce que cela a encore un sens de se déclarer juif quand on n’est plus religieux et qu’un Etat propose de vous accepter au nom de votre race ? Comme il le rappelle, les identités religieuses et nationales ont exigé de leurs porteurs l’exclusivité. Au tournant des deux précédents siècles, l’identité nationale a supplanté l’identité religieuse, tout en reprenant les vieilles recettes de la précédente. Qu’est-ce alors qu’une identité juive laïque, sachant que l’identité israélienne a tenté de convertir l’identité religieuse en une identité nationale ?  

La réponse de Sand est tout aussi simple que brutale : cette identité juive laïque est inexistante. Longtemps, ceux qui se sont prévalu de cette dernière l’ont fait car ils étaient situés dans une position doublement marginale, de par leur origine et de par leur rejet de cette dernière   . Cette posture axée sur la rupture n’est plus tenable pour la génération suivante, puisque la culture religieuse avec lequel l’affrontement a lieu n’est plus. La culture juive laïque peut encore se fonder, en derniers recours, sur l’origine, mais au quotidien, difficile de trouver des points communs entre un juif laïc français et un juif laïc américain.   En bref, selon Sand, les juifs laïcs ont en partage un passé mort, un présent inexistant et aussi peu d’avenir en perspective : comment alors revendiquer une identité commune dans de telles conditions ?

Le portrait qu’il brosse de la société israëlienne n’est guère plus reluisant. L’expression du révolutionnaire Mirabeau décrivant la société d’Ancien Régime française comme une “cascade de mépris” pourrait tout aussi bien s’appliquer à Israël qui, parallèlement à une négation de la culture yiddish, a conduit les juifs issus du Moyen-Orient à être les plus hostiles aux arabes alors qu’ils en étaient culturellement les plus proches, afin de s’en distinguer. Parallèlement, l’Etat a contribué à une sélection mémorielle qui a fait des juifs les seules victimes de la barbarie nazie, les six ou cinq millions éclipsant un nombre égal de victimes tziganes, homosexuelles, slaves, etc. Paradoxalement, la “volonté d’Hitler d’exclure les juifs de l’humanité “normale” a trouvé une forme de confirmation perverse dans la politique mémorielle adoptée par Israël et ses partisans, sur l’ensemble du monde occidental”   . Ce ne sont pas les bourreaux qui sont perçus comme uniques dans leur mise en oeuvre de l’horreur, mais leurs victimes : les juifs, à l’exclusion des autres.

Enfin, il deviendrait de plus en plus difficile pour les juifs laïcs d’invoquer une éthique juive particulière, sachant que l’Ancien Testament se construit sur une morale intracommunautaire difficilement conciliable avec une morale humaniste et universaliste. Il faut chercher du côté du christianisme pour trouver de telles développements, et cet héritage de l’Ancien Testament se retrouve dans la politique contemporaine d’Israël, où “être “juif”, c’est avant tout ne pas être arabe.”   On aboutirait ainsi à un nouvel apartheid ayant un mal croissant à justifier les critères de l’exclusion qui le structure. En conclusion, dans un élan que n’aurait peut-être pas renié Groucho Marx   , Shlomo Sand invite les juifs à quitter le club exclusif du judaïsme au fondement creux, ou du moins, qui s’assimile aujourd’hui à un soutien à un Etat peu recommandable en termes démocratiques. Toutefois, en dépit du pessimissme de son diagnostic, l’auteur ne veut pas déspérer, et il continuera à écrire pour essayer de faire changer les choses : “J’ose croire que si l’humanité a quitté le XXe siècle sans guerre atomique, tout est presque possible, même au Moyen-Orient.”  

A la fin de la lecture de son essai, le lecteur se demandera peut-être si, paradoxalement, Sand n’est pas tout autant déterministe que l’Etat d’Israël quand il écrit qu’on ne peut plus se considérer comme un juif laïc compte tenu de la situation actuelle au Moyen-Orient. Il assimile (ou réduit) le judaïsme à Israël, ce que ses dirigeants cherchent à imposer, alors que ce n’est pas le cas de tous les juifs. Le “diasporisme” du Philip Roth fictionnel d’Operation Shylock est-il uniquement le fruit de l’imagination d’un romancier new-yorkais ? Il est vrai que la question de la définition du juif laïc ou non-juif est problématique. Mais c’est cette continuelle interrogation qui caractérise en partie ces individus qui, détachés de la pratique religieuse quotidienne, continuent à penser leur existence en fonction d’une origine arbitraire. Encore une fois, la fiction en témoigne : l’un des derniers romans du britannique Howard Jacobson, La Question Finkler, est une exploration inlassable de cette question. Cette auto-définition du juif n’est pas à sous-estimer, alors que Sand l’assimile à une mode caractéristique de notre époque où l’identité se construit sur la revendication et la célébration des différences.

Toutefois, à la fin de la lecture de cet essai courageux, il semble difficile de ne pas se rallier à son argumentaire. Si sentimentalement l’on souhaiterait donner tort à Shlomo Sand, il semblerait que la raison ne peut malheureusement que se ranger à ses conclusions guère enthousiasmantes. Son prochain livre s’appelera-t-il la Fin (programmée) du peuple juif ?

 

* Lire aussi sur nonfiction.fr : 
- La recension de l'ouvrage Comment j'ai cessé d'être juif. Un regard israélien de Shlomo Sand, par Jérôme Segal