Deux ouvrages récents qui constituent l’actuelle "polygraphie tarantinienne" et permettent de prolonger la réflexion sur le cinéaste.

La sortie triomphale (tant publique que critique) de Django Unchained a été propice à l’édition de livres consacrés à Quentin Tarantino. Alors que Vrin propose un petit essai de Célia Sauvage qui interroge la réception des films (Critiquer Quentin Tarantino est-il raisonnable ?), Capricci s’est associé une nouvelle fois aux Prairies Ordinaires afin d’offrir un opuscule consacré à un cinéaste et à une filmographie déchaînés. Filant explicitement cette métaphore libératoire, le projet mené par Emmanuel Burdeau et Nicolas Vieillescazes (Quentin Tarantino, un cinéma déchaîné) entend lever les derniers doutes quant à la possibilité, pour la critique traditionnelle, de s’approprier une œuvre qui, du fait du statut de "petit malin" qui colle à son auteur, lui auraient échappée. D’évidence, leur ambition est de battre le fer tant qu’il est froid, de résister à l’euphorie, d’éloigner ce cinéma des sempiternelles accusations que l’on porte contre lui, et de constater, enfin, que le cinéma de Tarantino a changé, et qu’en conséquence, il impose à ses commentateurs un égal changement de point de vue. Même si l’opération a commencé en 2007 avec Death Proof (Boulevard de la mort), notamment aux Cahiers du cinéma (dont on ne peut nier l’apport des anciens collaborateurs à cette relecture), l’enthousiasme suscité en 2009 par Inglourious Basterds a définitivement déplacé l’attitude et le ton d’une critique a priori peu encline à tresser des lauriers au cinéaste.

(Sur ce point, on note que le discours du livre est, vis-à-vis de la critique cinématographique, englobant et sans nuances. Ainsi, l’ensemble de la profession (et des cinéphiles) aurait, depuis les débuts de Tarantino cinéaste, affiché à son égard de la condescendance. Les cinéphiles et les critiques qui ont depuis longtemps posé les fondations de cette "prise au sérieux" apprécieront cette tabula rasa exagérée… On rappelle au passage que même les Cahiers du cinéma ont été, dès Reservoir Dogs (1992) et par l’intermédiaire de Jacques Morice, plus ambigus sur le sujet : "Il est déjà promis à un bel avenir de cinéaste", écrivait alors le critique   .)

En tous les cas, l’ouvrage dirigé par Burdeau et Vieillescazes manifeste que les récents Inglourious Basterds et Django Unchained servent de gage à une entente dorénavant cordiale entre le cinéma de Tarantino et la critique française. À l’instar d’un David Fincher qui aurait opéré depuis Zodiac, une "mue", Tarantino semble définitivement passé du statut d’icône cinéphilo-pop-ado attardé, à celui de cinéaste "mature", prenant en charge, dans l’ordre, la Parole (qui n’est plus verbiage mais signification), l’Histoire (la grande, mettant les pulp fictions au rencard), le Politique ("Il n’y a que cela […] chez Tarantino" énonce N. Vieillescazes, p. 9). Le tout sous la cape d’un Justicier usant d’une Vengeance toute personnelle auprès de la veuve et de l’orphelin (Kill Bill), des Juifs d’Europe (Inglorious Bastards) et des Afro-américains (Django Unchained), et enfin vis-à-vis des déshérités en celluloïd de l’Histoire du cinéma (le cinéma bis, à l’honneur dans Kill Bill et Death Proof, par exemple). Le récupérateur de cadavres – rappelons que Tarantino le "postmoderne" émerge en tant que cinéaste au début des années 1990, soit après une décennie 1980 qui a pu être décrite comme celle de la "mort du cinéma" – devient dès lors le géniteur d’un « art de recommencement à neuf et non de la reprise » (dixit la quatrième de couverture). A croire que le cinéaste avait un temps d’avance sur la critique française lorsqu’il tourna, en 1995, un épisode de la série Urgences intitulé "Maternité" (S01, ep24)…

Le livre Quentin Tarantino, un cinéma déchaîné présente lui-même plusieurs aspects formels qui renseignent sur la direction prônée par le collectif. D’abord, les films (de cinéma, uniquement…) n’occupent pas le même espace, que ce soit en matière d’iconographie (puisque l’ouvrage comporte seulement deux visuels noir et blanc : Django pour la couverture et Inglourious Basterds à l’intérieur) ou d’écriture. Le décompte des textes obtient le résultat suivant : Inglourious Basterds et Kill Bill sont analysés dans deux articles ; Django, Death Proof, Jackie Brown et Pulp Fiction ont droit à leur autonomie. Mis au rebut, Reservoir Dogs n’est pas gracié, n’obtenant ni article ni considération. Ce parti-pris peut être salué, puisqu’après tout le livre ne revendique jamais un travail exhaustif, mais on peut juger que cela contredit partiellement la tentative de fronde, "cette invitation à parler de Tarantino différemment", en valorisant autre chose que ce qui le fut déjà récemment.

Sans nul doute, le discours du livre aurait gagné à proposer une introduction plus globale, une visée qui aurait déterminé les positions du livre. Ici, à maintes égards et sans que cela soit préjudiciable, l’ouvrage s’apparente à un numéro de la revue Trafic ; parallèle prolongé par l’insertion du texte de Pascal Bonitzer, initialement paru dans la célèbre revue à la couverture kraft. Nous trouvons ici le même goût de l’écriture, ciselée, dynamique, libre – même dans ses provocations. A titre d’exemple, le texte introductif de Nicolas Vieillescazes referme son deuxième paragraphe sur cette affirmation : "les deux premiers films de Quentin Tarantino sont superficiels, clinquants, bref ratés." Il y a là de quoi refroidir le lecteur, galvanisé au contraire par ces deux opus, qui venait chercher là un réconfort au vu du relatif désert bibliographique qui entoure le cinéaste en France ! Par ailleurs, un index et une bibliographie générale auraient également permis de situer son œuvre plus précisément.

A n’en pas douter, ce livre est singulier. Il n’affronte pas une obscure nébuleuse critique mais, sans les mentionner, des textes et des ouvrages sortis à l’emporte-pièce depuis la starification de Tarantino, de ceux qui multiplient les portraits racoleurs en couverture, les photogrammes éprouvés et, lorsqu’il reste de la place, osant une analyse biographique bien terne (sont visés ici les livres parus sur Tarantino dans les années 1990 en premier lieu). Rien de cela ici. Rien non plus, ou si peu, sur les références, les citations, les procédés de reprise à l’intérieur des films, et encore moins de traces de l’univers de Tarantino (comme acteur, scénariste, producteur exécutif, réalisateur de sketches, d’épisodes de séries…). Exit donc le clinquant, la surenchère, l’étalement, le formalisme, place à l’austérité et à la modestie. La mégalomanie du cinéaste est ici réduite, au profit d’études resserrées, closes sur elles-mêmes, dont la succession rend mal compte de la prolifération de ses activités. Les analyses proposées y gagnent en retour. Dans un autre compte-rendu de l'ouvrage, Sidy Sakho remarquait très justement que : "Plutôt qu'à un brouhaha, c'est ainsi à un cadavre exquis que nous avons affaire, chaque texte, plutôt que de relayer, semblant reprendre l'autre à son insu."

Une autre singularité du livre est d’associer l’œuvre de Tarantino à des thématiques voire à des cinéastes dont l’univers n’a a priori pas grand-chose à voir avec le sien. Ainsi, au fil des pages, Tarantino est clairement identifié comme un cinéaste moderne (et non plus : "post-…"), dont l’un des traits serait le brouillage permanent de ses qualités. En somme, le cinéaste produit des films qui trompent, et qui demandent par conséquent un temps d’évaluation opposé à celui de la jouissance immédiate – consumériste – apposé au post-modernisme cinématographique. Tarantino serait un Mabuse qui, joueur, serait devenu diabolique… Néanmoins, la limite de cette logique est essentiellement de s’appuyer sur des discours souvent formulés depuis vingt ans, qui renvoient inévitablement au bégaiement de la critique à son encontre, et la mise en place progressive de grilles de lecture bien identifiables. Plusieurs études américaines ont déjà entrepris, justement, un déplacement des lectures envisageables (à titre d’exemple : Quentin Tarantino and Philosophy) et nous attendons toujours, en France, des propositions similaires.

En 2012, la parution, plus discrète, d’une étude analytique signée Philippe Ortoli (collaborateur de la revue Positif) et intitulée Le Musée imaginaire de Quentin Tarantino remédie à cette forme d’enfermement. Son travail expose à première vue un projet d’une autre envergure : 534 pages d’une écriture fine et resserrée, complétée d’un index des films cités (dont on pourra chipoter l’absence de référencement des pages) et d’une bibliographie conséquente – ensemble dont on peut regretter qu’il n’inclue pas un jeu de photogrammes. Cette carence est néanmoins compensée ici par une indéniable science de la description.

L’organisation du discours est ici ouvertement universitaire, et les postulats de l’auteur se démarquent assez nettement des thèses dispensées dans le livre de Capricci – à commencer par la prise en compte qu’il effectue de l’ensemble de la production tarantinesque. A partir de la notion de "musée imaginaire" proposée par Malraux (un musée abstrait dans lequel les œuvres les plus diverses converseraient les unes avec les autres), l’auteur construit une position argumentée qui affirme, au-delà des apparences, la force et la cohérence d’un univers cinématographique structuré par des plans récurrents et par la prégnance du modèle fictionnel de la quête initiatique.

Des commentateurs peu avisés pourraient moquer ce cinéma par la reprise ironique de la formule de Lavoisier : "rien ne se perd, rien ne se crée, tout se décompose". Ortoli s’oppose à cette doxa, déboulonnant patiemment les présupposés : Tarantino n’est ni un cinéaste de l’aléatoire, ni un cinéaste du patchwork, ni un cinéaste de la logorrhée, ni même un cinéaste fun (c'est-à-dire inconsistant)… Le propos général de la démonstration est d’affirmer la cohérence génialement maniaque de ses récits, qui ressemblent fort, pour reprendre un terme de Laurent Jullier (un auteur pourtant guère épargné dans le livre), à des « leçons de vie ». Les arguments d’Ortoli prennent leur source dans une réhabilitation méticuleuse du formalisme du cinéaste, et par le soulignement, au sein de son œuvre, des notions d’artifice et de Mensonge, qui sont pourtant bien à même de révéler certaines vérités sur l’existence, et dont la première et paradoxale conséquence est le respect témoigné au spectateur : "C’est là où, pour nous, Kill Bill volume 1 est beaucoup plus respectueux du spectateur qu’Entre les murs puisque le premier ne cesse de préciser que son univers de référence est codifié par le cinéma, alors que le second met tout en œuvre pour nous persuader que le (tout petit) monde dans lequel il nous immisce est la réalité socio-psychologique d’un espace professionnel extérieur à ses frontières pelliculées."


De là, Ortoli s’attache à suivre Malraux et Oscar Wilde afin d’ausculter la création cinématographique de Tarantino à partir des écarts opérés sur certains de ses modèles, et de donner à voir la cohérence machiavélique des univers fictionnels où le moindre élément hiérarchise des signes et des sens légitimes, sous l’apparence du fameux « tout-à-l’image ». La mise en évidence de cette construction obsessionnelle entend abolir le statut "post-moderniste" du réalisateur, non plus au profit de son accession au rang de cinéaste moderne (comme dans le livre de Burdeau et Veillescazes), mais plutôt au profit d’une mise en valeur du classicisme (au sens noble du terme) de son œuvre.

Ces ressorts classiques sont mis en lumière par l’analyse immanente des films (chapitre 1 et 2). Pour résumer, Tarantino userait de plans récurrents afin de bâtir un univers dans lequel le récit se structure autour d’une quête (de la poursuite d’un objet, ou de la révélation d’une plénitude personnelle) et de fait, hormis Death Proof, l’ensemble de sa filmographie suit les règles du mélodrame (au sens large). La démonstration d’Ortoli s’engage à distribuer l’ensemble des procédés formels (gros plan fétiches, cartons et écritures, ralenti…), scénaristiques ou citationnels en usage afin d’envisager un monde régi par les codes du cinéma et de voir en quoi les personnages sont amenés à se construire progressivement, en vue de leur quête, une identité fondée sur le respect (ou l’apprentissage) de valeurs : "Le musée imaginaire de Tarantino propose des expositions dont la direction est indissociablement liée à cette logique d’introspection : explorer les contraintes au nom desquelles peut s’exercer l’activité libre et qui apparaissent cristallisées en autant de fragments d’idéaux à poursuivre, mesurer la nature de l’univers de référence qui les a produites, estimer la manière dont les écarts permis à leur égard impliquent leur dépassement et, si oui, au nom de quelles nouvelles règles et de quels nouveaux modèles"   .

Il n’est donc pas anodin que l’auteur emploie les termes de mimicry et d’âgon, empruntés à Roger Caillois, qui constituent le mimétisme (le simulacre) et son dépassement (la compétition), afin d’explorer les liens entre les modèle(s) et leur convergence (le personnage tarantinien). La seconde partie du livre est justement consacrée à la transcendance intra-filmique. L’idée directrice de cette investigation est de contredire l’idée, souvent avancée dans la critique, selon laquelle les personnages des films de Tarantino seraient sans origines, sans profondeur, sans autres caractéristiques qu’iconiques, et de souligner au contraire la façon dont chacun des protagonistes tarantiniens est déterminé par une généalogie précise. Les personnages tarantiniens ne sont ni des clones, ni des imitateurs : ils sont simplement issus d’une famille de personnages qui les façonne. En cela, Ortoli démontre par exemple que la combinaison jaune de la Mariée dans Kill Bill n’est pas la simple évocation de Bruce Lee dans le Jeu de la mort, mais de l’ensemble de sa filmographie, convoquée par un accessoire lié à l’idée même de la résurrection (puisque Bruce Lee, mort durant le tournage en 1973, continue à vivre dans le film, remanié et sorti en 1978).

Enfin, la troisième partie du livre s’attache à un élément rarement mis en évidence : la galaxie Tarantino. Soit la participation du cinéaste aux films des autres comme acteur, producteur, voire dans en tant qu’intervenant dans les bonus de DVD ; sans oublier cette collection "thumb up !", où Tarantino signale, pouce levé, l’intérêt qu’il porte à tel ou tel film. Le propos directeur de cette partie renvoie au titre de l’ouvrage, qui entend cerner autant la filmographie que le positionnement de Tarantino au sein du cinéma contemporain. Pour Ortoli, "l’ambition de Tarantino est à la fois énorme et modeste, énorme parce qu’elle ne consiste rien moins qu’à inscrire le réalisateur dans la mémoire du cinéma, modeste parce que ce dernier ne souhaite que prendre cette place, sans prétention démesurée, c’est-à-dire devenir à son tour le germe d’un processus qui l’actualisera, tout comme lui n’a cessé de contracter au présent les promesses des films passés"   .

Dès lors, il s’agit d’ausculter l’autoreprésentation complexe de Tarantino, dans ses propres films comme dans ceux des autres. Une démarche qui s’initie dès la première séquence de Reservoir Dogs dans lequel son personnage, Mr Brown, expose par les paroles de Like a Virgin un des programmes esthétiques du film, tout en s’attribuant le nom d’un tortionnaire de film noir (Mister Brown joué par Richard Conte dans The Big Combo de Joseph H. Lewis) autant que… d’une merde ("Brown, vous trouvez pas que ça fait un peu chiotte" se plaint-il) – à la fois sado et maso, donc. A l’image de cette mouvance intertextuelle, Le Musée imaginaire de Quentin Tarantino entend in fine retracer puis dessiner le portrait-robot des identités qui, au-delà d’un aspect purement thématique, impliquent l’ensemble du travail tarantinesque (les films eux-mêmes ainsi bien que le personnage Tarantino façonné par le cinéaste lui-même), de sa quête artistique permanente et, par extension, des troubles qu’il suscite. Il n’est donc pas anodin que la démonstration se referme sur Inglourious basterds, film multipliant les jeux de cache-cache identitaires.

Cette dynamique de recherche complexe finit par envelopper la rigueur de la démonstration, qui en retour l’épouse : l’écriture de Philippe Ortoli (maître de conférences et poète), quasi proustienne dans ses détours et ses ornements, peut parfois tendre à obscurcir le propos. La pensée de l’auteur se mérite par endroits, et nécessite une lecture progressive, mais ce serait faire la fine bouche que d’ergoter sur un livre de cinéma tortueux, magistralement écrit (ce qui, faut-il le préciser, n’est pas si fréquent), et dont la démonstration est littéralement intransigeante.

S’il est possible de ne pas partager l’enthousiasme manifeste de l’ensemble de ces ouvrages récents qui constituent l’actuelle "polygraphie tarantinienne" (à laquelle il faudrait ajouter des mémoires et des thèses), force est de constater que si l’œuvre de tous les auteurs d’envergure du cinéma populaire invitait à autant d’écrits (à la relation tortueuse, à l’identité si marquée évitant de surcroît le consensus mou sans mener une guerre fratricide), mis à disposition pour prolonger la réflexion avec tenue et dignité, la cinéphilie ne s’en porterait que mieux