Le film biographique – ou "biopic" selon l’anglicisme qui semble s’imposer aujourd’hui – est un genre cinématographique en vogue. Après le Lincoln étonnament peu controversé de Steven Spielberg et le Camille Claudel 1915 de Bruno Dumont (sorti le 13 mars), il y eut encore, dans un tout autre genre, 11.6. de Philippe Godeau, sur une convoyeur braqueur (le 3 avril), et la cuvée 2013 se poursuit avec le film Hannah Arendt, de Margarethe von Trotta. Le biopic est une fiction dont l’enjeu est de coller au plus près de la vie d’un personnage historique. Or, dès lors que ce personnage est une philosophe dont seuls les écrits permettent de saisir l’importance, la réalisation d’un film sur ce personnage pose une véritable question de méthode : il s’agit, ni plus ni moins, de traduire des idées en sons et en images tout en captivant le spectateur pendant près de deux heures.


La réalisatrice septuagénaire, qui avait fait forte impression dès ses débuts en adaptant avec Volker Schlöndorff le roman d’Heinrich Böll, L’Honneur perdu de Katharina Blum, a effectué un choix déterminant : se concentrer sur la période du début des années 1960, lorsque la philosophe est exilée à New York et se retrouve confrontée au procès Eichmann. Le film débute avec l’arrestation d’Eichmann en mai 1960 et se termine quatre ans plus tard, après la sortie d’un des ouvrages essentiels d’Arendt (et de la philosophie politique du XXe siècle), Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal (1963). Dans un entretien au quotidien Der Standard, la réalisatrice a expliqué qu’elle comptait au départ relater toute la vie d’Hannah Arendt mais qu’elle s’est rapidement rendu compte que "cela aurait empêché de montrer sa pensée et ses pensées, ce qu’il y a en fait de fascinant chez Arendt". Cette idée se retrouve dans le titre original du film (en allemand), Hannah Arendt – sa pensée changea le monde.


Si ses travaux sur les Origines du totalitarisme (1951) lui avaient déjà servi de viatique dans le monde intellectuel, c’est bien en couvrant le procès Eichmann qu’Hannah Arendt se fait connaître du grand public. Elle propose alors de considérer le criminel nazi Eichmann, non comme un "monstre" déséquilibré et sadique, motivé par la haine, mais plutôt comme un simple bureaucrate carriériste, scrupuleux et soumis à l’autorité – dont la participation à l’extermination des Juifs d’Europe s’expliquerait essentiellement par le fait qu’il était dénué du degré minimal de conscience autonome qui lui aurait permis de s’y soustraire. La réalisatrice a fait le choix d’utiliser les célèbres séquences d’archives du procès et s’en explique : "Je voulais qu’en tant que spectateur on parvienne au même résultat qu’Arendt. Cela ne marche que si l’on considère la vraie personne d’Eichmann, on voit alors la médiocrité de cet homme mais aussi que ce n’était pas un démon". Dans ses articles, la philosophe évoque la "banalité du mal" et s’interroge ouvertement sur le rôle des Judenräte, ces organisations juives, créées à la demande des nazis, destinées à faciliter la "gestion" puis l’extermination des populations juives. On comprend aisément combien les articles d’Arendt ont pu choquer… et demeurent aujourd’hui encore controversés. Elle fut accusée à l’époque d’être "une juive se haïssant elle-même" (self-hating Jew) et cette accusation résonne encore dans d’autres débats (Stéphane Hessel en fut par exemple victime, même si en l’occurrence c’est son père qui était juif).


La plupart des spectateurs découvriront dans le film une Hannah Arendt très vive, douée pour les réparties, et qui, en raison de sa dépendance à la cigarette, suit les débats sur les écrans de la salle de presse afin de pouvoir fumer et taper en même temps à la machine. Cette mise en scène, avec la philosophe à l’extérieur de la salle d’audience, permet à la réalisatrice d’utiliser à loisir les films d’archives sur l’écran de la salle de presse. Admirablement campé par Barbara Sukowa qui avait déjà interprété le rôle-titre du film Rosa Luxemburg (1986), de la même réalisatrice, le personnage d’Hannah Arendt nous donne aussi un aperçu de ses pensées intimes. Allongée sur un sofa en cherchant les formulations qui conviendront le mieux pour décrire le "spécialiste" ou "le criminel moderne" (pour reprendre les termes du titre du film documentaire réalisé par Eyal Sivan et Rony Brauman en 1999), on revit avec elle des scènes du passé, notamment - les connaisseurs les attendront - celles concernant sa relation ambiguë, avant-guerre, avec son mentor, le philosophe Martin Heidegger (qui se compromettra ensuite avec le nazisme).


Contrairement à d’autres films biographiques (comme Le cas Wilhelm Reich, d’Antonin Svoboda, avec Klaus Maria Brandauer, sorti en début d’année dans les pays germanophones), le film de von Trotta respecte scrupuleusement les langues parlées par les figures historiques qu’il met en scène : Hannah parle allemand avec son mari Heinrich Blücher (un autodidacte qu’elle avait épousé lors de son exil en France, en 1940), ou encore avec le philosophe Hans Jonas (qui fait partie des intellectuels allemands installés à New York) ou encore avec Kurt Blumenfeld, son ami et contact essentiel, sur place à Jérusalem, pendant le procès Eichmann. Par contre, lorsqu’elle donne cours à la New School ou lorsqu’elle s’entretient avec la rédaction du New Yorker qui lui confie le reportage, on l’entend parler anglais avec un accent allemand parfait.


Il s’agit donc bien d’un film à ne pas rater, pour lequel la version originale s’impose, mais aussi d’un véritable manifeste pour l’apport des intellectuels d’envergure dans la couverture de procès dont les enjeux éthiques et philosophiques s’avèrent décisifs pour la civilisation contemporaine