Il y a près d’un an disparaissait Joseph Ki-Zerbo, savant et politique burkinabè, dont deux textes retracent aujourd’hui le parcours.

Pour beaucoup, le Burkina Faso, ancienne Haute-Volta, n’a pas eu son Léopold Sédar Senghor, son Cheikh Anta Diop ou son Ahmadou Hampâté Bâ. Ce petit État ouest-africain aurait ainsi été condamné à rester dans l’ombre de l’histoire. Deux récentes publications viennent contredire cette idée reçue. En effet, la biographie de Florian Pajot ainsi que l’article de Salim Abdelmadjid paru récemment dans la revue Esprit   sont tous deux une belle occasion de rappeler le brillant parcours du savant et du politique qu’a été Joseph Ki-Zerbo, de sa naissance dans un milieu modeste et rural en 1922, à son décès survenu le 4 décembre 2006. 


Un parcours académique hors norme

Évoquer la vie et le parcours de Joseph Ki-Zerbo revient naturellement à essayer de saisir la spécificité du personnage par rapport à ses contemporains. Et comme le remarque Florian Pajot, la trajectoire de l’homme a de quoi surprendre. Né dans le cercle de Toma (Haute-Volta), Ki-Zerbo, littéralement "l’éclaireur", est d’origine samo, une petite ethnie réputée "indomptable". Son père, paysan, est le premier Voltaïque converti à la religion catholique. Ceci explique certainement la scolarisation de son fils chez les Pères Blancs, qui se disputaient cette "mission civilisatrice" avec les établissements laïcs de l’administration coloniale. Effectivement, les missionnaires ont formé une grande partie de ceux que l’on appelle alors les "évolués", ces Africains qui se distinguent des autres par leur formation à "l'école des Blancs" et qui adoptent en partie le mode de vie de ces derniers.

Le jeune Joseph semble suivre très tôt cette voie. Á onze ans en effet, il reçoit un enseignement primaire qui le conduit à passer le prestigieux certificat d’études. Au début des années 1940, il gagne Dakar, siège du gouvernement général de l’Afrique occidentale française (AOF), où il parvient, tout en cumulant de nombreux petits emplois, à obtenir le brevet élémentaire.

L’ouvrage de Florian Pajot n’insiste hélas pas assez sur ce point, mais il faut rappeler que ce début de parcours est déjà assez exceptionnel. C’est qu’à Ouagadougou, la première école, tenue par les Pères Blancs, n’a ouvert ses portes qu’en 1901. Et le territoire qui devient en 1919 la Haute-Volta s’est toujours distingué par un des plus faibles taux de scolarisation de l’AOF. Il suffit de signaler à cet égard qu’encore en 1948, 2,3% de la population seulement s’est retrouvée sur les bancs de l’école primaire   .

La suite du parcours scolaire de Ki-Zerbo devient donc toujours plus exceptionnelle à mesure que les années passent. En 1949, celui-ci obtient son baccalauréat à Bamako (capitale de l’actuel Mali), puis intègre la prestigieuse Sorbonne où il étudie l’histoire. La licence en poche en 1952, il intègre la même année l’Institut d’Études politiques de Paris. En 1956, il devient le premier Africain agrégé d’histoire. C’est au cours de ses études supérieures que se forge son projet de revalorisation de l’histoire africaine, ce qui revient à forcer un véritable "barrage des mythes" dans la mesure où, à la suite d’Hegel, de nombreux chercheurs estiment alors que l’Afrique ne possède pas d’histoire propre, si ce n’est celle du "contact colonial"   .


Penser, c’est s’engager

Si son parcours de formation est à ce point exemplaire, c’est que la métropole craint que son "œuvre éducatrice" ne se retourne un jour contre elle. Précisément, comme le souligne Florian Pajot, penser, étudier – particulièrement l’histoire – c’est déjà s’engager lorsque l’on est "sujet" de l’empire colonial. La suite du parcours de Ki-Zerbo est là pour le rappeler. Fidèle au christianisme et sensible au discours anticolonialiste, il contribue à la création d’Afrique nouvelle en 1947, un périodique qui conjugue ces deux tendances. Puis, inspiré par les chantres de la négritude   , il consacre son diplôme supérieur à l’histoire de La Pénétration française dans les territoires de la Haute-Volta en 1952. Mu par un "complexe d’égalité" comme il le dira plus tard, Ki-Zerbo entend décoloniser l’histoire, discipline qui se prête au renversement des valeurs et à l’affirmation de la fierté d’être "nègre", thèmes chers à Césaire.

Fortement influencé par Frantz Fanon, Ki-Zerbo milite également pour l’indépendance des colonies dans la revue Tam-Tam. Après avoir pris position en faveur des Vietnamiens pendant la guerre d’Indochine, il y publie un article remarqué en 1954, "On demande des nationalistes", un titre ne souffrant d’aucune ambiguïté !  

C’est que dans l’effervescence de l’après-guerre, l’ouverture progressive du continent africain à l’ère du syndicalisme et des partis politiques permet à l’étudiant d’intégrer le milieu associatif et militant de France. Séduit par le socialisme sans jamais renier sa foi chrétienne, Ki-Zerbo fonde au début des années 1950 l’Union des Étudiants catholiques africains avant de rejoindre la Fédération des Étudiants d’Afrique noire en France. De tendance marxiste, la FEANF dispose de tribunes d’expression comme le journal L’Étudiant d’Afrique Noire, fondé en 1954. Sans rien sacrifier à son indépendance d’esprit, Ki-Zerbo restait néanmoins convaincu que "Le marxisme démasquait les réalités camouflées et décodait les discours aliénants d’alibi".  

On comprend que Ki-Zerbo n’ait pas tardé à s’investir dans l’arène politique à l’heure où  ce que l’on ose alors plus appeler "l'Empire colonial" français  s’engage, a minima, sur la voie de l’autonomie. Ki-Zerbo est alors fortement marqué par l’homme qui conduit le Ghana à l’indépendance en 1957 : Kwamé N’Krumah. Inspiré par ce dernier, il  fonde en 1958 son propre parti politique, le Mouvement pour la Libération nationale de l’Afrique, puis soutient l’indépendance de la Guinée de Sékou Touré.

La Haute-Volta obtient à son tour l’indépendance en août 1960, mais subit le régime peu démocratique du président Maurice Yaméogo. Ki-Zerbo devient alors un acteur de l’opposition à ce régime, qui tombe en 1966. Celui qui gagne le sobriquet de "Professeur" se destine ainsi durablement à la lutte en faveur de la démocratie et de l’unité africaine. Ki-Zerbo, influent dans le milieu syndical de gauche, poursuit le combat sans relâche et anime tour à tour l’Union progressiste voltaïque, puis le Front populaire voltaïque.

Inquiété par le régime sankariste en raison de sa défiance à l’égard de la Révolution (1983-1987), de retour d’exil en 1992, il poursuit sa lutte aux couleurs de la Convention nationale des Patriotes progressistes devenu en 1993 le Parti pour la Démocratie et le Progrès. Comme le remarque sans complaisance Florian Pajot, Ki-Zerbo, malgré sa détermination, ne parvient pas à constituer une force d’opposition suffisamment forte pour empêcher la mise en place d’une démocratie purement formelle telle qu’elle est souhaitée par l’actuel président Blaise Compaoré. Cette impuissance amène d’ailleurs nos deux auteurs à s’interroger, dans le sillage de Max Weber   , sur la difficulté qu’il y a pour l’intellectuel à mener de front sa carrière scientifique et son engagement politique sans jamais devoir sacrifier l’un au profit de l’autre.


Une œuvre culturelle pour la postérité

D’après S. Abdelmadjid, nul doute que Ki-Zerbo ait été à la fois "un grand historien et un grand homme politique"   . C’est qu’indiscutablement, ces deux aspects de la vie de l’intellectuel sont parfaitement complémentaires. Tout en affinant ses réflexions sur la méthodologie appliquée à l’histoire africaine, notamment à travers sa contribution à la rédaction de l’encyclopédique Histoire de l’Afrique sous l’égide de l’UNESCO, Ki-Zerbo publie de nombreux ouvrages ou articles qui contribuent, à l’image des travaux de Cheikh Anta Diop, à hisser l’Afrique au rang de civilisation, et à établir son apport à la civilisation universelle. C’est bien le sens de sa monumentale Histoire de l’Afrique noire (1972), première synthèse sur le sujet rédigée par un Africain.

Son regard décomplexé sur l’histoire du continent, sa volonté de "maintenir la sympathie africaine et la rigueur scientifique"   , ont constitué, dans l’esprit du chercheur, un préalable indispensable à l’action politique en Afrique. Car comme l’écrit Fernand Braudel dans la préface de l’Histoire de l’Afrique noire, "pour espérer, pour aller de l’avant, il faut savoir aussi d’où l’on vient".

Tout en cédant à quelques excès inhérents à la littérature de résistance qui se développe dans les années 1960-1970, Ki-Zerbo livre un message d’espérance qui se fonde sur la conviction selon laquelle l’avenir politique du continent africain repose sur sa capacité à s’unir. Ainsi, la dimension panafricaine de l’œuvre de Ki-Zerbo est évidente ; elle se fonde sur la mise en lumière des liens culturels unissant l’Afrique et qui auraient été mis à mal par l’occupation européenne. Parvenu au soir de sa vie, Ki-Zerbo invitait encore ses prochains à élaborer un "projet d’ensemble", répondant à ces deux questions existentielles : "qui sommes-nous" et "où voulons-nous aller ?"  

Si la biographie de F. Pajot gagnerait à d'avantage rendre compte du contexte politique et social du Burkina Faso, ainsi qu’à adopter une approche plus prosopographique, permettant de mieux saisir ce qui fait la spécificité du personnage, il n’en demeure pas moins une base utile de travail et de réflexion sur la notion d’intellectuel en contexte(s) africain(s). Nous ne pouvons qu’espérer la publication d’autres recherches, plus approfondies, qui viendront enrichir nos connaissances sur les élites ouest-africaines.



Pour aller plus loin :

- Une vidéo sur la vie, l’œuvre et le message laissés par l’historien.


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