Une mise au point de Jean-Claude Michéa sur l'état de la gauche actuelle.

Alors que le Parti socialiste s’apprête bientôt à fêter sa première année au pouvoir, que les politiques libérales, à la fois économiques et culturelles, qu’il met en oeuvre sont contestées à gauche comme à droite, le dernier opus de Jean-Claude Michéa, Les Mystères de la gauche   , tombe à point nommé. Cet essai a pour origine une réponse à une lettre de Florian Gulli, professeur de philosophie et militant du Front de gauche, qui souhaite "réhabiliter" le concept de gauche que Michéa aurait délaissé dans ses écrits où il dénonce le capitalisme et, plus généralement, la civilisation libérale. Michéa profite de sa réplique pour analyser le clivage droite/gauche, tel qu’il "fonctionne depuis l’affaire Dreyfus", et sa pertinence actuelle dans le cadre "du libéralisme réellement existant et de sa logique déshumanisante, inégalitaire et écologiquement prédatrice."  

Un compromis néfaste

Pour cela, il adopte d’emblée le point de vue de Castoriadis, pour qui le clivage gauche-droite est dépassé puisqu’il ne permet plus de dégager des lignes de partage pertinentes autour des problèmes contemporains. En conséquence, Michéa estime qu’il faudrait abandonner le terme de gauche qui n’est plus assez rassembleur pour l’ensemble des classes depuis que la gauche a embrassé le progrès pour le progrès. Il rappelle par ailleurs que des penseurs comme Marx et Engels ne se sont jamais définis comme à gauche, tout comme les répressions les plus féroces visant la classe ouvrière furent l’œuvre de gouvernements de gauche : celle du général républicain Cavaignac en juin1848, suivie par celle menée par Adolphe Thiers lors de la Commune.

Ce n’est que le gouvernement de "défense républicaine", formé à l’occasion de l’affaire Dreyfus, qui est à l’origine de la situation actuelle de la gauche française, reposant sur une alliance entre la gauche libérale et bourgeoise et mouvement socialiste et ouvrier : "C’est ce compromis – vécu, au départ, comme purement provisoire – qui constitue non seulement le véritable acte de naissance de la gauche moderne mais également, par la force des choses, l’un des points d’accélération majeurs de ce long processus historique qui allait peu à peu conduire à dissoudre la spécificité originelle du socialisme ouvrier et populaire dans ce qu’on appellerait désormais le "camp du Progrès"."   Cette alliance de circonstances se place alors sous l’égide de la philosophie des Lumières.

La conversion progressive de la gauche française au libéralisme, qui entraîne par ricochet le "socialisme ouvrier et populaire", n’est pas un accident de l’histoire pour Michéa mais un "aboutissement logique", comme il l’a bien développé précédemment dans L’empire du moindre mal : essai sur la civilisation libérale   Sa conviction repose sur l’impossibilité de séparer le libéralisme culturel de son pendant économique, le joug du marché finissant par devenir l’étalon suprême renforcé en cela par la destruction des valeurs et traditions historiques comme l’illustre bien la logique du droit pour le droit sur laquelle il revient.

Outre l’illusion d’une séparation entre ces deux libéralismes, qui ne sont pour lui que les deux revers de la même médaille, Michéa s’en prend aux lectures simplistes du marxisme qui voudraient qu’un développement accéléré du capitalisme permette d’arriver plus rapidement à une société socialiste. Cet espoir est démenti quotidiennement par la société contemporaine, de même que l’une des prémisses de cette idée, la croissance illimitée, bute bel et bien sur le caractère fini de l’environnement. Creusant cette mystification de la gauche, Michéa en tire plusieurs conclusions. Tout d’abord, cette adulation de l’industrie conduit au rejet des classes moyennes méprisées par les partis de gauche, qui sont alors déportées vers la droite.
Finalement, ce parti pris industriel conduit à l’abandon progressif des analyses marxistes par la gauche : la valeur d’échange finit par tuer la valeur d’usage et d’une société produisant des produits utiles et durables l’on passe à la société de la consommation et de "l’obsolescence programmée". Cette liquidation du projet socialiste passe aussi par le refus de tout enracinement, de toute tradition et de tout conservatisme raisonné, assimilés à des pulsions réactionnaires. Le projet socialiste est alors vidé de son contenu communautaire, la défense des libertés prenant le pas sur le reste. Enfin, ce libéralisme adopté par la gauche ne peut se concevoir qu’en termes de rupture avec toutes les traditions établies comme l’œuvre d’un Karl Polanyi l’a bien démontré.  

Pour un retour au projet socialiste

Michéa propose donc de revenir au fondement du projet socialiste : une fusion de l’héritage des Lumières avec la critique la plus cohérente du monde libéral et industriel. Si le XXe siècle a refusé de facto ce paradoxe, il conviendrait désormais de reprendre cette réflexion, en pensant avec la gauche contre la gauche. Cette dernière exalterait aujourd’hui une liberté abstraite fondée uniquement sur une propriété privée détenue par des individus isolés.

Reprenant des thèmes qui lui sont chers, Michéa souligne l’importance de la notion de communauté, d’une société fondée sur le don comme source du lien social et non plus sur sa substitution par le lien marchand. Finalement, c’est le concept orwellien de "common decency" qui revient encore une fois sous la plume de Michéa. Il ne sous-estime pas les difficultés pratiques et concrètes d’un tel programme pour la gauche, aujourd’hui réduite à suivre des politiques qui auraient pu être mises en place par la droite, paradoxalement avec bien moins de succès.

Pour commencer, la gauche se devrait de cesser d’attaquer les valeurs morales des gens ordinaires afin de les faire sortir de l’instrumentalisation de partis de droite ou d’extrême-droite, qui ont abandonné depuis longtemps le conservatisme. Un tel retour pourrait être un point de départ pour un projet réellement socialiste. Toutefois, pour Michéa : "En vérité, la seule chose qui importe, c’est de parvenir à s’entendre, une fois pour toutes, sur une critique de la logique capitaliste qui soit enfin philosophiquement cohérente."   Surtout, cette réflexion prioritaire aurait à être énoncée dans un langage compréhensible par toutes les classes.

Le dernier livre de Jean-Claude Michéa ne surprendra aucunement les lecteurs familiers de son œuvre. Pour les novices, il pourra se lire comme une introduction à des thèmes qui sont chers à l'auteur : la notion de "common decency" reprise de l'écrivain britannique George Orwell, la démonstration de la liaison insécable entre libéralisme économique et culturel, etc. Son style ne varie pas : Michéa écrit toujours aussi clairement, sans aucun jargon, même si ses phrases sont parfois très longues et son système de renvois – ses "scolies" – un peu déroutant. Ces scolies sont toutefois autant de précisions et de développements pertinents de sa pensée. Un peu à la manière d'un Gramsci, Michéa revient sur un nombre limité de concepts qu'il fouille et illustre abondamment.

Comme dans ses précédents ouvrages, l'intérêt de la lecture des écrits de Michéa est double. C'est d'abord une invitation à penser sans œillères idéologiques : à juger une pensée selon ses seules mérites et non en fonction d'une quelconque appartenance politique, ce qui peut être déconcertant et explique souvent qu'on le qualifie de philosophe "inclassable". Plus fondamentalement, Michéa nous encourage constamment à nous interroger sur cette common decency permettant l'avènement d'une société décente et conviviale. En effet, si changement il doit y avoir, il ne peut être impulsé uniquement d'en haut. Il doit aussi provenir d'une remise en question individuelle partant de questions simples (est-ce que cela me rend plus ou moins humain ?), qui ne relèvent plus nécessairement de l'évidence à notre époque