Un sociologue part en guerre contre le postmodernisme, bien après la bataille, et pour célébrer un monde disparu.
L'auteur de ce compte-rendu ayant rédigé, au début des années 1990, un ouvrage portant sur la constitution de l'antagonisme entre le moderne et le postmoderne, publié aux Editions L'Harmattan et accompagné d'une longue bibliographie déjà établie à l'époque, a un peu de mal à croire qu'en 2012, la question puisse rebondir en termes de "nouvelle idéologie", concernant notamment le seul postmodernisme ou la postmodernité. Évidemment, tout dépend de la durée sous laquelle nous acceptions de penser le "nouveau" ! Sans doute aussi, l'auteur voulait-il mieux renseigner les nouvelles générations, accédant au monde de l'université, sur ce que leur offre ce monde dans lequel elles s'aventurent. Notre remarque liminaire n'empêche donc pas d'approcher l'ouvrage de Shmuel Trigano avec un esprit accueillant. Toutefois, elle relativise son propos, alors que la querelle autour du postmoderne est désormais très éloignée du temps présent, ainsi que le montre par ailleurs l'ouvrage de Henry Rousso, dont nous avons rendu compte ici-même récemment.
Shmuel Trigano est sociologue, spécialiste de la tradition hébraïque et du judaïsme contemporain. Il a fondé les revues Pardès et Controverses. Il enseigne à l'université de Paris-Ouest Nanterre. Aussi construit-il son ouvrage à la manière du sociologue qu'il est, en déployant une architecture qui part des "cadres mentaux" pour aboutir à l'analyse des modes de fonctionnement de cette idéologie et de la base sociale qui lui donne corps.
L'ouvrage s'ouvre sur un jeu de définition un peu simplifié, mais efficace quant au propos portant sur l'idéologie. S'agissant de cette notion, ici reprise et retravaillée, il y a un certain trait d'humour, de la part de l'auteur, à la déplacer par rapport aux réflexions antérieures, notamment marxistes, afin de se laisser toute latitude pour finir par traiter le postmodernisme comme une "mutation du marxisme" . Autrement dit, il ne se réclame guère des auteurs les plus fréquentés sur ce plan, mais plutôt de Karl Mannheim, réputé fondateur de la "sociologie de la connaissance" (c'est d'ailleurs une expression de cet auteur) et dont on sait que l'ouvrage central, Idéologie et utopie (1929), a fait l'objet d'une republication récente, nonobstant le fait qu'il soit disponible sur Internet par téléchargement. L'auteur de l'ouvrage présenté ici étend l'hypothèse de Mannheim au maximum de ses possibilités, en définissant le postmodernisme comme une "idéologie totale", c'est-à-dire, celle de « toute une époque, d'une configuration historique saisie à son niveau macrosociologique et se déployant dans tous les domaines ». Parfois même, il est à deux doigts de nous parler d'un complot postmoderne, là où, écrit-il, il y a « un phénomène d'Ecole partisan » (ajoutons, pour corriger une faute de goût en vue de la réédition de l'ouvrage, que le nom de l'historien britannique Benedict Anderson ne s'écrit pas Andersen, p. 84).
Mais ensuite, il s'agit moins d'étudier la postmodernité ou la pensée postmoderne (au demeurant, on peut distinguer les deux registres) que d'instruire un procès qui ne ménage aucune distinction. Autant dire, par exemple, que la pensée de Jacques Derrida, celle de Jean-François Lyotard, et d'autres encore, sont réduites aux lieux communs rencontrés effectivement dans notre société ou chez nos commentateurs patentés. On rappellera sur ce plan, pour l'avoir démontré avec beaucoup d'autres, que le postmoderne défini par Lyotard n'a pas d'autre rapport que le mot avec le relativisme, le mélange, le confus dont on fait le cœur du postmoderne, tel que décrit par l'auteur ainsi que par les commentateurs médiatiques. Curieusement d'ailleurs, l'auteur, maîtrisant fort bien la différence entre grand récit et petit récit, n'hésite cependant pas à brouiller les cartes autour de ces termes, notamment p. 71.
S'ouvrant donc sur un arrêt à charge contre la déconstruction derridienne, l'ouvrage se poursuit par la mise en question de la notion de "post-humain", évoquant effectivement une condition humaine investie par la technique, notamment cybernétique, à travers l'articulation de prothèses artificielles et de fonctions corporelles. Mais c'est pour mieux inspirer au lecteur l'idée selon laquelle l'abolition postmoderne de la notion de sens et de celle d'essence constitue le drame majeur de l'époque.
Selon la même orientation, traiter l'idée foucaldienne de la "mort de l'homme" (assez mal nommée, il faut bien le dire, par les commentateurs de l'époque), d'évangile de la postmodernité manque un peu de retenue, sauf, justement "idéologique".
Ayant ainsi fixé les "cadres mentaux" de la postmodernité, l'auteur en reconstruit la "physique", disons les cadres institutionnels et matériels. Cette fois, il s'agit de s'attaquer à la révolution des télécommunications. L'intronisation d'une nouvelle temporalité dans ce monde, l'émergence du sentiment d'un éternel présent, la fin des territoires, la caducité de la nation,... autant de thèmes un peu rapidement expédiés, et surtout tassés dans cette physique, alors qu'on aurait pu discerner des plans différents. Au détriment par ailleurs d'une réflexion plus sereine, puisqu'il est aisé de constater, avec les géographes contemporains (Jacques Lévy, Michel Lussault), que les territoires ne disparaissent pas, ils sont déplacés, ce qui n'est pas la même chose. Sauf à considérer, comme l'auteur, que territoire équivaut à nation, et qu'il s'agit par là de parler plutôt de la mondialisation telle qu'il la ressent ?
Au passage, il n'est pas certain que le catalogue ainsi dressé dessine vraiment une nouvelle idéologie. On a rapidement l'impression que le territoire mental parcouru - de Derrida à Peter Sloterdijk - correspond plus exactement à la cartographie des désespoirs de l'auteur. Les pages réservées à la notion d'identité le prouveront aisément au lecteur, puisque l'auteur y enchaîne l'idée que le postmoderne dénie l'identité, y compris chez les individus. Mais ce qui n'est pas pris en charge, c'est le double jeu par lequel ce refus de l'idée d'identité correspond à des résistances intenses et pertinentes à la politique identitaire, et par lequel la pluralité investit les figures individuelles en leur donnant plus de ressort.
L'homme multitude ne trouve aucune grâce aux yeux de l'auteur, qui en fait une sorte d'entité inverse symétrique de celle d'"Empire" telle qu'il la lit chez Antonio Negri (lui-même s'appuyant sur Spinoza, ce qui n'est pas analysé ici). Et au point suprême du raisonnement, la conclusion devient celle-ci : "L'humanité prend la place de la nation démocratique comme cadre de la cité, au point que la citoyenneté doit être reconnue à qui la demande. C'est ce que revendique l'activisme pour les « sans » (papiers, logements, etc.), en vertu d'un critère de citoyenneté par "défaut", à l'image d'une identité énuclée". On pourrait reprendre chaque moment de la phrase en se demandant non seulement pourquoi et comment "nation" et "démocratie" fusionnent ainsi sans précision, mais aussi pourquoi les "sans" seraient automatiquement des "étrangers", et en quoi perdre son domicile consisterait à perdre sa nationalité ? On a des remarques semblables émaillant le texte, lesquelles laissent planer une certaine ambiguïté sur leur sens, comme la note de la page 58 portant sur les bureaux de vote des double-nationaux sur le territoire français lors de votes à l'étranger.
Bref, de dénonciation en dénonciation, répétons-le, il faut lire d'abord dans cet ouvrage le présupposé qu'il dessine et décline d'un monde que l'auteur retient, au bord de sa disparition. Et ce monde ancien, mais jamais défini, uniquement suggéré, est d'autant plus prégnant que l'auteur ne propose explicitement rien de conséquent pour nous aider à nous extraire de cette idéologie postmoderne. Pire même, il finit pas traiter le postmodernisme comme un modernisme tardif ou caricatural, au point que « le projet moderne devient une caricature de lui-même car, à l'origine, il ne se fondait pas sur l'idée qu'il suffit d'énoncer un discours, de construire un narratif pour être et agir ». Du coup, la dénonciation emportant le moderne et le postmoderne, on en voit guère jusqu'où il faudrait remonter pour trouver un monde satisfaisant.
Paradoxalement, la conclusion nous propose effectivement de restaurer le Sujet (entièrement moderne, rappelons-le), de le réhabiliter, comme si le Sujet auquel nous sommes renvoyés n'avait pas été moteur dans les désastres des deux derniers siècles, si l'on en croit les modernes eux-mêmes (et la dialectique de la raison). Depuis, ce pauvre Sujet a certes été dénoncé, déplacé. Le voilà réhabilité. Entre temps, il aurait disparu. Comme si le monde de la pensée était la réalité même dont on pouvait se dispenser de tenir compte.
En un mot, la lecture de cet ouvrage constitue une excellente thérapie pour ceux qui se sentent fragilisés par leur époque. Quant à savoir vers quoi tendre, c'est encore une autre question. L'auteur nous laisse sur notre faim : "Dans les époques transitoires comme la nôtre, il faut souvent désapprendre à penser dans les cadres mentaux reçus pour comprendre une réalité en train de se constituer et pour laquelle il n'existe pas encore de critères intellectuels adéquats et efficaces" . Manifestement