Un livre d'une amplitude et d'une densité indéniables qui vise à présenter le judaïsme dans toutes ses dimensions comme un système cohérent et rationnel. Un ouvrage entre sociologie et théologie qui se veut un retour à Maïmonide, en rupture avec les grandes pensées juives du siècle écoulé, et dont la portée réelle s'affinera au fil des discussions que générera  cet essai au-delà même des cercles spécialisés.

C'est un pavé des plus impressionnants que nous livre Shmuel Trigano. Un livre-monde tant par son épaisseur  que par le sujet qu'il englobe et la densité de pensée qui s'y déploie. L'ambition de Trigano dans cet ouvrage est donc de décrire le judaïsme comme un système. Il faut ici tout de suite balayer quelques malentendus : Ce projet ne signifie pas établir une lecture systémique du judaïsme, bien au contraire. Il s'agit véritablement de révéler l'aspect systématique et profondément cohérent de la vie et de la pensée juive par une lecture presque linéaire de la torah, puis d'organiser autour de cette lecture une analyse des caractéristiques et des rapports internes qui régissent le judaïsme jusque dans ses marges.

Il conçoit donc le judaïsme comme un continuum dont la réalité englobe une série de rapports complexes entre textualité, interprétation, éthique et vie mais aussi histoire, société et géographie.Trigano organise donc le mouvement de sa pensée à l'image même de ce qu'il conçoit comme réalité de la vie juive. Son idéal serait de ne consigner que ce qui se révèle au fil de la lecture du texte biblique. Un travail qui se veut  à l'image de celui des  rédacteurs de la Bible, faisant disparaître l'auteur derrière le texte dans la transparence de son architecture et l'évidence de l'éthique qui s'y révèle.

Il faut souligner également qu'une telle démarche s'oppose radicalement à celle des grands penseurs juifs du siècle passé qui se sont situés dans une problématique qui faisait contrepoint aux positions de Bergson dans  Les deux sources de la morale et de la religion  identifiant le judaïsme à un code moral législatif et l'opposant à la " morale ouverte " du christianisme fondée sur l'élan et le sentiment. L'éthique du Visage de Levinas et l'économie historique de la révélation de Rosenzweig participaient d'une volonté d'introduire au sein de la pensée juive une construction éthique fondée davantage sur l'intuition et le rapport à l' altérité. Rien de plus éloigné de la notion de système que cette démarche qui, chez Rosenzweig,s'accompagnait d'une volonté de s 'opposer à ce concept à travers sa rupture définitive avec Hegel.En choisissant de revenir à une approche que l'on peut qualifier de plus " catégorique et impérative ", Shmuel Trigano rapproche au contraire la pensée juive des grands systèmes moraux de type kantien. Un changement de cap qui s'accompagne d'une réflexion sociologique poussée et profondément anti-historique.

Sous le signe de Weber

Trigano procède donc à deux remarques liminaires de grande importance: La première est négative et consiste à se détacher de la méthode historico-critique tout en ne niant pas fondamentalement sa scientificité.
Il s'agit ici de s'inscrire dans une lecture du texte biblique qui fait résonner toute sa symbolique et sa puissance évocatrice. La déconstruction historique opérée par  la méthode critique et génétique d'étude des textes  n'intéresse tout simplement pas l'auteur qui vise en son propos à établir des rapports signifiants à partir de la seule symbolique du texte, se situant en cela dans une démarche qui n'est pas sans évoquer celle de Samson Raphaël Hirsch. La question historique de l'élaboration du récit toraïque n'en épuiserait ainsi pas le propos ni n'en édulcorerait l'interprétation qui constitue une donnée fondamentale de l'identité juive. Elle est , en tout cas ici mise entre parenthèses.

La deuxième remarque est cette fois positive: Elle vise à rattacher la méthode employée à la lignée de Max Weber. Cette évocation se place sous deux aspects. D'une part Trigano fait référence à la méthode descriptive de Max Weber qui consiste à cerner l'Idéal-type d'un phénomène social. Derrière cette méthode il s'agit en effet de réduire l'écart entre compréhension et explication, et à travers la compréhension du phénomène étudié,on vise à définir un modèle cohérent rationnellement qui ne serait pas une essence invariante mais un schéma explicatif conceptuel scientifiquement valide à un moment donné.

D'autre part, en se réclamant du livre de Weber  Le judaïsme antique , Trigano prend ses distances avec l'histoire comme avec toute analyse strictement fonctionnaliste du judaïsme comme phénomène social et donc avec la sociologie durkheimienne. A travers Weber, il s'agit aussi de re-légitimer la dimension symbolique d'un système social. Ainsi, il est possible de joindre une interprétation de la torah pour elle-même avec ses réceptions sociologiques autant que psychologiques ou anthropologiques.
A cette fin,  l'auteur se laisse guider par l'économie intrinsèque des thématiques les plus importantes du judaïsme où se mêlent les champs théologiques, halakhiques, sociologiques et historiques dont l'entrecroisement finit par agir comme un révélateur photographique du judaïsme comme  idéal-type wéberien.

 

Tyranniser le Logos


Trigano a conçu son ouvrage comme une variation autour d'une racine grecque celle d'ethos et d'ethnos qui constituent des noms de chapitre. Il utilise des termes voisins les uns des autres en grec pour cerner les données fondamentales du judaïsme( ethos, ethnos, ethique et  ethnikos). Cette analyse nous montre que Trigano adopte une lecture linéaire et structurelle, à l'image de la torah,  vue finalement comme  un système inséré au sein d'un grand récit qui en est le support et la matrice.
Elle nous révèle surtout la profondeur de l'ambition de son auteur. En effet, ce choix du grec est tout sauf innocent : de manière implicite il vise à effectuer le renversement symbolique des rapports entre Athènes et Jérusalem.

Au recouvrement réalisé par le Logos grec qu'organisait le christianisme et qui est symbolisé par l'ouverture de l'Evangile selon Saint Jean selon laquelle le Logos, et donc la parole ou Discours,  est au commencement  de l'Etre, répond ici  la subversion du grec, langue du logos, par une méthode profondément liée à la langue hébraïque. Elle vise à rapprocher des mots de racine identique ou proche pour faire sens en dépit des différences sémantiques entre les termes. Méthode profondément opposée au Logos grec et à toute logique formelle.

Il s'agit de créer à travers un rapprochement de mots comme deux silex à la signification éloignée une sorte de frottement conceptuel d'où jaillira une idée nouvelle. Ici, il s'agit de replacer le texte, l'écrit, et à travers lui la torah écrite, la mikra,  au centre de la réflexion et de frayer à la primauté du texte un chemin au milieu de la domination du logos.

 Cette démarche qui est profondément métaphysique et assez guerrière n'est pas sans résonance avec la pensée de Derrida puisée à la même source, celle de la volonté de réhabiliter le texte et l'écriture contre la pensée et la parole. Le texte," parokhet" en hébreu, peut également être traduit par le mot "voile". Dans le texte biblique, Il désigne précisément le voile qui recouvre le kadosh hakadochim, le Saint des Saints, la demeure divine dans le Temple. Le texte est donc à la fois signe de la présence divine et de son retrait,de son impossible contemplation et du maintien de sa présence. Il porte toute l'ambiguïté d'une notion sur laquelle Trigano va fonder une grande partie de son analyse qui est celle du cachement.Thématique du Dieu caché qui excède d'ailleurs le cadre du judaïsme, comme le soulignait Lucien Goldmann à propos de Pascal, mais qui révèle également la nature du texte biblique comme signe du retrait et donc comme Trace. On retombe ici à nouveau dans une thématique derridienne implicite.

C'est ce cachement organisé par la centralité du texte dans la religion juive qui permet à Trigano de reprendre le continuum du récit biblique et d'en extraire un certain nombre de concepts majeurs qui vont dessiner les frontières du système du judaïsme et en définir les relations internes. Le cachement est conçu non comme un donné liminaire mais comme un processus préparatoire à la révélation. Les rites reprennent d'ailleurs cette dualité dévoilement/cachement comme en témoigne la sortie de la torah de derrière le Aron Ha kodesh lors de l'office du shabbat au matin.

En définissant le judaïsme comme système, Trigano est également obligé de le repenser sous un mode proche de la sociologie de Niklas Luhmann, comme en rapport avec un environnement extérieur dont la nature serait susceptible d'entraîner des modalités d'adaptation inhérente à l'architecture propre du système. C'est ainsi que la réflexion sur ses marges
à travers Paul, Spinoza et Marx en est un moment important.

La dualité comme figure biblique et l'exigence éthique de la révélation.


L'éthique constitue le premier chapitre d'importance du livre et le thème de la dualité y prend une place prépondérante. Elle semble aux yeux de Trigano relever d'une thématique majeure du récit de la genèse. Ainsi, elle s'expose par exemple par la nomination de Dieu tantôt par le tétragramme YHVH tantôt par le terme Elohim. C'est ici un très bon échantillon du mode d'appréhension anhistorique adopté par l'auteur qui, à aucun moment, ne s'interroge sur la question des sources historiques et des fameux débats posant que le récit de la Genèse serait la sédimentation de deux récits rédigés par un auteur dit " élohiste " et un autre " yahviste ". Pour Trigano, il s'agit de donner sens à cette double nomination quelles que soient les circonstances historiques de la rédaction du texte, un sens qui n'est pas contenu par l'histoire.C'est donc dans un système clos à l'histoire, synchronique, que va porter la réflexion interprétative.

De ce dualisme onomastique des noms divins, Trigano va tirer une réflexion générale sur les dualités mises en jeu par la torah et par la pratique juive. Suivant en cela le récit de la Genèse, l'auteur rappelle que la création est conçue comme un retrait divin, une déperdition d'être génératrice d'un second être comparable à la génération d'un enfant, évidement de
la plénitude divine qui rejoint symboliquement celui de la mère.

Il y a donc correspondance voire déclinaison entre le récit fondamental de la création et l'enfantement mais aussi avec des rites afférents. La brit mila, participerait de cette figure de l'évidement qui se fait doublement et séparation. Et Trigano de revenir également sur l'épisode de la révélation sinaïtique comme révélation et cachement, puisque le face à face entre Moïse et YHVH (non plus Elohim) se déroule à travers la transmission du texte. D'où la valeur de ce récit de l' Exode, comme paradigme. Il y aurait entre création, révélation, circoncision et génération un schéma invariant de monstration-cachement, de dévoilement et de recouvrement qui se retrouve symbolisé par le cachement de la vue et du visage lors du Chemah Israël dans la liturgie juive, à la fois mimesis de la rencontre mosaïque sur le Sinaï et reconnaissance de l'impossibilité du face à face entre YHVH et l'homme.

Autre doublement, celui qui survient entre loi écrite et orale. La possibilité du commentaire et la valeur donnée à celui ci dans l 'économie générale du judaïsme, participent de cette figure du double qui est en fait une apologie de la complémentarité entre l'humain et le divin.Aller précisément rechercher ce qui est caché dans ce qui se révèle avec le plus d'évidence, autrement dit le texte permet de poursuivre un dialogue qui serait métaphoriquement une translation du rôle de l'homme au sein du monde. La mécanique midrachique serait alors annonciatrice de l'éthique du tikkun haolam (réparation du monde).

L'homme est alors conçu comme co-créateur du monde comme il est conçu comme co-créateur du texte. Le monde juif orthodoxe considère que le commentaire talmudique a été également donné à Moïse sur le Sinaï, même s'il est  établi que les écrits talmudiques et midrachiques sont naturellement historiquement postérieurs. Ils sont cependant considérés comme ayant même valeur de révélation. A travers cette figure du double, c'est le rapport entre l'homme et YHVH qui est l'objet de la révélation. On comprend alors que pour le judaïsme, comme le disait Abraham Heschel, " Dieu est à la recherche de l 'homme " et que cette persistance de la figure du double est une méditation systématique sur la condition métaphysique de l'homme et son rapport aux rituels et aux mitsvot par lequel la destinée humaine s'apparente à un drame métaphysique dans lequel il est censé jouer un rôle qui dépasse sa conscience historique. Thèse très présente dans la mystique juive par ailleurs, le Zohar voyant dans les récits bibliques l'odyssée d'une humanité cherchant à recouvrer son état premier.


La séparation et l'espace du politique : Le peuple d' Israël comme ethnos

L'omniprésence du sens semble être la finalité du judaïsme, trouver du sens et créer du sens y compris dans des actes d'une certaine banalité, est un médium important de la transmission . Cette figure de la dualité revient là encore à travers un processus différent du doublement quoique lié à ce dernier, qui est celui de la séparation. Par exemple, Trigano revient sur la symbolique de l'alliance et de la circoncision pour montrer que ce doublement est aussi séparation d'une partie avec la totalité.On retrouve là encore dans la poursuite du motif du doublement le motif de la séparation d'une partie avec le tout, séparation signifiante. L'univers est séparation de Dieu d'avec lui-même, le rituel du motsi qui consiste à préléeer le soir du shabbat un morceau de la hallah (pain tressé) mis à part  avant de procéder à la distribution s'inscrit dans ce processus symbolique.


De cet élément de séparation, Trigano interroge la notion de peuple, si importante et particulière dans le judaïsme.Trigano va montrer qu'au sein du peuple lui-même, la structuration s'effectue par la séparation et la part réservataire laissée à YHVH selon un schéma invariant.Poursuivant sa démarche de lecture de la torah, Il s'arrête particulièrement à l'opération de dénombrement qui ouvre le livre des nombres (bamidbar , dans le désert en hébreu) et décrit le positionnement des 12 tribus autour de la tente d'assignation, le mishkan.

Ce positionnement qui répond à une logique systématique très forte (quatre lieux comprenant trois tribus) forme une sorte de quadrature s'organisant autour d'un espace vide auquel chacun des quatre ensembles va conférer un quart pour former un nouveau sous-ensemble. La " tribu manquante ", la quatrième tribu de chacun des sous-ensembles, va constituer un nouvel ensemble séparé au sein du peuple: celui des lévites. Nouvel ensemble sanctifié et retranché au sein d'un peuple qui est conçu lui-même comme séparé et retranché parmi les nations reproduisant en son sein la structure de séparation de l'alliance comme figure fractale.

L'espace ainsi conçu possède donc lui aussi une double spécificité de se révéler comme vide et présence par l'intermédiaire de la centralité du mishkan qui est à la fois demeure et signe de l' absence de YHVH, reproduisant l'une des périphrases par lesquelles on définit la divinité en hébreu : Makom , c'est- à- dire le lieu. Un lieu, toutefois sans particularité sans aspérité, un espace vide à l'égal du désert dans lequel prend place cette scène inaugurale qui constitue l'acte fondateur d' Israël en tant que peuple.L'instauration du Politique au sein d' Israël est donc conçu comme une nouvelle déclinaison de cette présence-absence dont la première partie nous avait révélé la valeur éthique et métaphysique.


La " circoncision " politique de Moïse


Le mécanisme de séparation se poursuit à travers une véritable recommandation de séparation des pouvoirs qui serait au coeur d'une pensée politique biblique. Retour momentané vers l'Exode avant d'aborder les austères contrées du Lévitique, et célèbre passage où Yitro, le beau-père de Moïse, procède à une critique de la gouvernance mosaïque. Moïse est demeuré à la fois exécutif et juge. Outre l'épuisement des journées passées à rendre justice auprès des hébreux, les décisions sont parfois contradictoires avec son action " gouvernementale ". Comment Moïse pourrait-il rendre justice à ceux qui se plaignent des conséquences de son action  " exécutive " ? il est politiquement encore incirconcis.

Yitro lui fait donc remarquer la contradiction née de son action et lui recommande de créer des Tribunaux et des juges.
La Loi n'a pas encore été révélée, mais l'instauration de tribunaux et de juges semble préalable à cette révélation qui va survenir immédiatement après dans le récit biblique. La séparation est ici génératrice d'un surgissement au sein de l'être, qui va se traduire dans l'extension éthique du Politique. Cette extension éthique de l'instauration d'une catégorie sanctuarisée se matérialise donc dans la législation du Lévitique (vayikra) qui définit à la fois des règles rituelles, éthiques et politiques.

Soulignons une fois encore que, dans cette partie, Trigano organise une nouvelle confrontation entre Athènes et Jérusalem, Athènes étant considérée traditionnellement comme l'unique source du Politique par la pensée occidentale et se voyant sur cet aspect, concurrencée par Jérusalem, auquel le magistère éthique ne suffit plus.Trigano aborde donc une mise en question frontale de la division traditionnelle entre les deux magistères. En soulignant la nature d'espace vide du Politique à l'instar de ce que Claude Lefort avait pu dire de la Démocratie athénienne, il essaye de produire un modèle politique issu de la torah qui constituerait une réponse aux prétentions grecques.

Ici, l'espace vide n'est  délibérément pas un espace neutre comme l'espace public athénien demeuré insaturé par le sacré et pouvant faire l'objet de participation ou d'abstention de la part des citoyens.La dimension " révélée " et narrée du récit biblique qui constitue le support de l'instauration de l'espace vide du politique selon les hébreux est au contraire le produit d'une tension entre des réactions centrifuges liées à l'instauration de cet espace  par la Transcendance à travers le texte, et des tendances centripètes liées au retrait de ce Fondement sacré du Politique hors du monde. La naissance du Politique reproduit le tsimtsoum de la création du monde: une présence-absence, un retrait visible dans la trace textuelle.

Une aporie est mise à jour qui fait ainsi du Politique, non pas tant la quête d' une cité idéale comme chez Platon ou le prolongement d'un état naturel comme chez Aristote, mais plutôt une alliance éthique qui reproduit l'espace du retrait divin. Le Politique serait donc le lieu d'une mimésis de la création et porterait en lui une imprescriptible dimension ontologique qui s'étendrait jusqu'au droit lui-même par l'intermédiaire de la halakha.Trigano se situe donc aux antipodes des penseurs qui estiment nécessaires la déliaison entre ontologie et politique comme Hannah Arendt, plaidant au contraire pour une vision  "juive" du Politique fondée sur une ontologie spécifique.


L'ethos, rencontre de l'éthique et du politique


Entre valeurs et comportements se situe le domaine de l'ethos. L'ethos, c'est un peu le dépassement de l'opposition entre la valeur et l'acte, c'est ce qui permet de concilier la dimension sociale et la dimension  individuelle de la vie sociale. Dans le judaïsme, la personne n'est pas scindée en une intériorité siège de la volonté et du libre-arbitre et une extériorité où résideraient ses déterminations sociales et biologiques, par exemple.

Au contraire du christianisme, qui fonde cette dualité sur l'Incarnation du Dieu devenu Homme, l'anthropologie fondamentale du judaïsme s'appuie sur le Chemah Israël et la prééminence absolue du Dieu Un. La corporéité n'est donc pas dualité, le rite et l'acte sont donc agissant sur l'intériorité autant que témoins de celle-ci. C'est aussi ce que veut dire le double sens du mot "avoda" qui désigne le travail et le culte. La langue hébraïque n'effectue pas la même séparation que la langue grecque qui distingue la production (poiesis) d'un objet de l'usage qui en est fait (Praxis), elle répertorie sous le vocable d'avoda l'ensemble des processus de création incluant l'usage d'où certaines interdictions shabbatiques dans l'orthodoxie (porter, couper, etc.).

Ainsi, l'acte entretient avec la création un voisinage puisque le terme création est lié à une racine qui repose sur l'extériorité (bara), l'acte étant l'extériorisation d'un soi indivisible et le lieu de la manifestation de la corporéité. L'importance des actes, des abstentions et des rites est alors fondamentale. Cette position replace le corps dans une position de  centralité anthropologique d'autant que le récit de la création place ce dernier en premier dans le processus : la Adama, la glèbe dont est faite le premier homme, accueille le nefesh hahayim par évidement et non comme une substance différenciée. La question de Spinoza " Que peut un corps ? " est une question fondamentale du judaïsme ou plutôt un constat fondamental de l'extraordinaire rôle du corps en tant que symbole.

Dès lors la question des prescriptions, des  actions, des mitsvot en général relève d'une méta-éthique fondée elle aussi sur la séparation d'avec le monde et par l'accomplissement d'actes fondés sur une polarisation entre pur et impur, permis et interdit, comme dans les lois alimentaires de la cacherout qui rentrent dans le cadre des dispositions  dites h'oukim qui ne servent qu'à mettre en scène la séparation, à la ritualiser pour elle-même. A la distinction entre kasher et non-kasher succède la distinction bassari (repas carnés) et halavi (repas lactés) par exemple. Les régles de la shita impliquent une séparation du nerf sciatique et le fait de vider l'animal de son sang. On perçoit donc un réseau structuré de séparations et de distinctions qui ne font que reproduire le processus de doublement et de cachement fondateurs de l'identité juive et qui semblent se répondre en un réseau complexe de rapports dérivés qui excluent ou incluent des objets et des relations à la manière d'une grammaire très complexe.


Atheismus in Judentum


Cet ethos qui joue sur la double signification du mot grec est donc non seulement du côté de l'habitus sociologique mais aussi de l'ethos au sens d' "état d'esprit " C'est là le passage le plus polémique du livre  et qui suscitera certainement le plus de débats. En faisant des quatre figures( Paul, Spinoza, Freud,Marx) de ce qu'il nomme le " juif-non juif "les "fourriers de la haine antisémite "Trigano s'inscrit dans une tendance très moderne à re-considérer l' histoire de l'antisémitisme sous l'angle d'une responsabilité morale et spirituelle de grands penseurs  du passé (dont nombre d'entre eux juifs eux-mêmes) qui auraient défini un cadre de modernité contradictoire avec l' ethos juif tout en reprenant certains schémas de pensée de ce dernier. En outre, cette opinion s'exprime en lien avec une critique de l'universalisme des Lumières qui serait un universalisme  nivelant toutes les identités particulières sous un masque égalitaire.

L'idée est assez classiquement connue concernant Paul de Tarse, elle connait un certain regain concernant Marx, mais Trigano innove en englobant Spinoza, père spirituel de "l'antisémitisme démocratique " notion hautement piégée et très ambigüe. Cette idée est profondément liée à une méthode qui refuse l'histoire tout en se voulant finalement une philosophie de l'histoire qui ne dit pas son nom, puisqu'elle implique une forme de montée vers un universalisme différencié qui serait une étape ultime d'une prise de conscience universelle libératrice des identités particulières. L' Universalisme issu des Lumières serait un universalisme occidental chrétien laïcisé et dominateur, derrière son apparent égalitarisme, il imposerait un modèle unique dont le programme serait tout entier contenu dans la phrase de Paul "  Il n'y a ni juif ni grec ". Ainsi parler d'universalisme serait nécessairement, rappelait Jean-Claude Milner, habiter un site grec et chrétien.


Cet universalisme serait une étape à dépasser pour glisser vers une nouvelle phase qui s'inscrit, sans le dire, dans une vision finalement eschatologique, au sein de laquelle la reconnaissance du particulier au sein de l' niversel est une étape politique et pré-théologique dans la prise de conscience de la mission particulière d' Israël au sein des Nations. C'est au sein de ce logiciel que se situe la critique qu'effectue Trigano de ces cas-limites de juifs qui représentent finalement la manière dont le judaïsme en tant que  système interagit avec son environnement externe et sécrèterait son propre recouvrement.

 


Quelle résonance ? 

Une fois reposé le livre on reste quelque peu étourdi de ce tourbillon de réflexion, tant les sujets abordés et la cohérence de pensée qui les englobent sont vastes. Et il est difficile de distinguer dans cette impression ce qui relève de l'admiration devant la somme de savoir déployé ou devant la force du propos en lui-même. Il est cependant difficile encore de savoir quelle sera la pérennité de cet ouvrage qui va devoir sédimenter sans doute longtemps son message et susciter bien des interprétations.
D'un côté, on ne saura y retrouver l'ouverture et la générosité de pensée d'un Lévinas ou de Rosenzweig dans le rapport à l' Autre; de l'autre côté, l'aspect systématique et biblique très développé n'en fait pas pour autant un livre théologique au sens strict, du fait d'un appareil critique volontairement discret. Sa dimension descriptive, qui en fait la force et l'étendue, l'empêche aussi sans doute d'être complètement novateur, puisqu'il se veut  avant toute chose une méthode et un guide.
Le positionnement de l'ouvrage au croisement de tant de démarches pourra ainsi se révéler autant un avantage qu'un inconvénient. Gageons sans doute qu'il représente une sorte d'amorce, grâce à laquelle vont pouvoir se développer des thématiques nouvelles et polémiques car Shmuel Trigano n'est pas réputé pour être un homme de consensus.
Son livre est parfois une véritable déclaration de guerre contre Athènes dont il cherche sans cesse et sur plusieurs fronts à renverser les positions face à Jérusalem.


On peut par conséquent imaginer que sa volonté de mettre de côté l'histoire, de valoriser la dimension politique du récit biblique ainsi que sa contestation métaphysique de l'apport grec trouveront d'ardents débatteurs autant contradicteurs que soutiens, dans, et au-delà du monde juif. Le fait de penser une religion comme système cohérent  interrogera certainement ceux qui pensent que la cohérence du système réside autant dans la lecture qui en est faite que dans ses caractéristiques propres. D'autres penseront sans doute que le risque d'une telle systématisation réside dans une certaine stérilisation du judaïsme qui n'est plus vu comme un point de vue existentiel sur le monde ( Levinas, Rosenzweig mais aussi Buber) mais comme un rationalisme religieux.

Parions aussi qu'au-delà du formidable et remarquable hommage à la cohérence d'un ensemble culturel, religieux et social qu'est le judaïsme, la volonté de son auteur est également de fonder sa réflexion propre dans le champ du Sacré. Peut être est-ce aussi une manière de prolonger des débats plus profanes et reconnaissons que Shmuel Trigano parvient à y enraciner ses positions parfois très tranchées.

Ce livre témoigne aussi d'une certitude, au-delà de sa qualité propre certes indiscutable :notre époque est décidément, et sans doute malheureusement, celle du retour du théologico-politique, y compris sous des formes très séduisantes qui n'en demeurent pas moins lourdes d'interrogations non résolues et d'ambiguïtés non levées.